Amazon devient la plus grande capitalisation mondiale. Mais à quel prix social ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Amazon devient la plus grande capitalisation mondiale. Mais à quel prix social ?
©JASON REDMOND / AFP

Stratégie

La stratégie de la vente à perte (livraison gratuite) est elle du libéralisme ou un comportement de prédateur ?

Frédéric Marty

Frédéric Marty

Frédéric Marty est chercheur affilié au Département Innovation et concurrence de l'OFCE. Il également est membre du Groupe de Recherche en Droit, Economie et Gestion (GREDEG) de l'Université de Nice-Sophia Antipolis et du CNRS.

 

Voir la bio »

Atlantico : Via sa plateforme commerciale, Amazon, désormais entreprise privée la plus chère au monde, propose un service à perte et ne gagne pas d'argent. Cette stratégie visant à établir une position monopolistique constitue-elle une success story capitaliste ou, au contraire, une attitude prédatrice dangereuse, notamment pour la libre-concurrence ?

Frédéric Marty : Amazon est devenue au début de cette semaine l’entreprise dont la capitalisation est la plus élevée à la bourse de New York. Cela signifie que les investisseurs considèrent que les dividendes qu’elle sera à terme capable de verser ou les plus de value de cession espérées en cas de vente future de ses titresdépasseront ceux qu’il est possible d’attendre de toute autre compagnie.

Soit les marchés sont irrationnels, ce qui peut être possible en cas de bulle spéculative, soit – et c’est le cas ici – Amazon est d’ores-et-déjà une entreprise rentable…et qui a de fortes chances de l’être de plus en plus.

Longtemps, Amazon est apparu comme une compagnie pour le moins paradoxale. Malgré la confiance des investisseurs et malgré une progression fulgurante et a priori inexorable de ses ventes, ses résultats nets étaient très faibles quand ils n’étaient pas purement et simplement négatifs. Les dividendes par action étaient particulièrement peu élevés et de nombreux analystes s’inquiétaient de la croissance des dépenses opérationnelles, liées aux investissements consentis par l’entreprise pour accompagner sa croissance.

Une plateforme d’intermédiation doit effectivement gagner en premier lieu une course à la taille, condition essentielle pour bénéficier d’économies d’échelle et d’envergure et surtout pour faire jouer des externalités de réseaux entre marchands et clients. En effet, plus la plateforme attire de participants sur chacun de ses versants, plus elle est attractive pour ces derniers. Cependant, il convient de convertir cet effet boule de neige en bénéfices sonnants et trébuchants.

Ce processus peut être long à se réaliser. Par exemple Twitter n’est devenu rentable pour la première fois de son histoire qu’au quatrième trimestre 2017… Les pertes avaient été de 645 millions de dollars en 2013, 578 en 2014, 457 en 2016 et l’ont été encore de 108 millions pour l’ensemble de l’exercice 2017. Si les trois premiers trimestres 2018 sont dans le vert (le revenu net est passé de 78 millions au troisième semestre 2017 à 163 millions au troisième trimestre 2018), il n’en demeure pas moins que ces niveaux sont à mettre en parallèle avec un nombre de 326 millions d’utilisateurs effectifs mensuels de la plateforme. Devenir rentable, malgré la taille de la plateforme n’est donc pas si évident.

Amazon n’échappait pas jusqu’il y a peu à la règle et se distinguait même pas le poids écrasant de ces investissements qui n’avaient rien de virtuels ! En 2017, pour 147 milliards d’euros de revenus, son bénéfice n’était que 2,48 milliards d’euros.

Amazon vient donc d’atteindre son seuil de rentabilité en conciliant l’atteinte d’une masse critique et la possibilité de compenser ses investissements. C’est ce que saluent les marchés financiers et ce qui explique cette valorisation de 797 milliards de dollars sur la bourse de New York, devant Microsoft (789 milliards) et Alphabet, la maison mère de Google (745 milliards).

La course à la taille d’Amazon ne peut pas pour autant être qualifiée de prédatrice. Formellement, une prédation est un investissement en pouvoir de marché. L’entreprise accepte des pertes (ou renonce à un profit) de façon à écarter ses concurrents du marché – même s’ils sont aussi efficaces qu’elle – en vue d’augmenter ses prix à terme pour compenser dans le futur son investissement initial. Toute entreprise en phase d’investissements massifs peut rationnellement accepter de ne pas compenser l’intégralité de ses coûts sur chacun de ses exercices comptables.

La prédation correspond à une stratégie d’élimination de la concurrence dont les critères de qualification en droit de la concurrence sont particulièrement rigoureux. Pour prendre l’exemple de l’Antitrust américain, il est nécessaire de démontrer que l’entreprise tarifie effectivement en-deçà de ses coûts et a une forte probabilité de récupérer ses investissements à l’issue de la phase de prédation (arrêt de la Cour Suprême, Matsushita v Zenith Radio Corp. de 1986).

Amazon ne rentre pas a priori dans ce cas de figure : il n’est pas dans son intérêt d’augmenter le prix des produits sur sa plateforme : les internautes pourraient se détourner d’elle au profit par exemple de concurrents chinois.

Cependant, il convient de s’interroger sur la position de force détenue par la plateforme sur le marché. Celle-ci peut tenir au fonctionnement même des marchés numériques qui convergent naturellement vers des positions d’ultra-dominance. C’est le cas pour Amazon dans le domaine des places de marché, pour Facebook dans celui des réseaux sociaux et pour Google dans celui des moteurs de recherche. Deux questions sont alors posées : ces positions sont-elles irréversibles et sont-elles souhaitables en termes concurrentiels ?

L’irréversibilité est une dimension essentielle. En effet, si le marché est « contestable », tout opérateur, même ultra-dominant qui augmenterait ses prix au détriment des consommateurs ou qui n’innoverait plus serait vite supplanté par de nouveaux entrants. Amazon n’est pas la seule place de marché possible sur Internet. Elle fait donc, en première approximation, face à une menace concurrentielle effective, si marchands et clients venaient à opter pour une autre plateforme. Cette position est-elle pour autant si fragile ? Microsoft n’a pas réellement mis en cause avec Bing la position de Google sur les moteurs de recherche et les difficultés actuelles de Facebook ne proviennent pas de la fuite des utilisateurs vers Google Plus….

En d’autres termes, la concurrence pour Amazon n’est peut plus à un clic…et sa position n’est peut-être plus si contestable. Quelles peuvent en être les raisons ?

Une première tient aux investissements consentis par Amazon lors des dernières années. Peu de concurrents, sinon aucun, peuvent disposer de la même capacité d’investissement et des mêmes coûts et du même niveau de performance en termes logistiques. Un opérateur de moindre taille, pour ne pas parler d’un nouvel entrant, ne pourrait être d’emblée aussi efficace

Une deuxième raison tient à sa taille même. La firme a pu acquérir des données sur les consommateurs qui lui permettent de personnaliser ses offres ou encore de prévoir la demande bien mieux que ne pourrait le faire un concurrent disposant d’un nombre d’utilisateurs moindre. De la même façon, sa taille lui permet de négocier des conditions commerciales particulièrement attractives avec les vendeurs. Nul concurrent dispose d’un pouvoir de négociation équivalent au sien. Peu de marchands peuvent également quitter la table des négociations et prendre le risque de ne plus être vendus sur la plateforme. De la même façon, sa taille lui permet de négocier des conditions tarifaires des plus favorables vis-à-vis des transporteurs. En d’autres termes, sa surface de marché lui assure un pouvoir de négociation face aux autres acteurs de l’écosystème qui lui permet de rester attractif auprès des consommateurs.

Une troisième raison est enfin à souligner. Une plateforme, une fois sa taille critique atteinte, a intérêt à « verrouiller » ses participants en accroissant leurs coûts potentiels de changements de plateforme. Des mécanismes de fidélisation peuvent jouer un tel rôle. Il n’est pas dans l’intérêt d’un abonné à Amazon Prime, de faire ses achats sur plusieurs plateformes.

Que doit-on en conclure en termes concurrentiels ? Il convient ici de distinguer les appréciations que l’on peut faire sur la base de l’Antitrust américain et sur celle de la politique de concurrence de l’Union européenne.

Au niveau américain, malgré l’incontournable contribution de Lina Khan (The Amazon’s Antitrust Paradox) publiée dans le Yale Law Journal en 2017, la position de marché d’Amazon peut apparaître comme difficile à mettre en cause en regard des standards du droit antitrust. Son seul critère est en effet le bien-être du consommateur. On peut considérer que le succès de la stratégie même d’Amazon repose sur la redistribution d’une forte partie de ses gains d’efficience vers ces derniers. Ensuite, le Sherman Act de 1890 ne sanctionne que la monopolization, c’est-à-dire le fait d’acquérir, de préserver ou d’étendre à d’autres marchés une position de monopole sur une autre base que celle des mérites. Il convient donc de savoir à quoi correspond cette notion de « mérites ». La réponse a été donnée en 1966 par la Cour Suprême dans son arrêt Grinnell. Les mérites recouvrent la supériorité de l’offre (i.e. la juste récompense des innovations et des investissements réalisés), le sens des affaires (business acumen) et la chance (historic accident). En d’autres termes, le droit américain n’a pas vocation à mettre en cause la position d’une entreprise sur la seule base d’une dominance fut-elle écrasante.

La situation est potentiellement différente au niveau de l’Union européenne. En effet, le standard mis en œuvre par la Commission n’était pas, du moins à l’origine, celui des mérites mais celui de la concurrence libre et non faussée. La nuance peut avoir quelque importance. En effet, la notion de concurrence libre sous-tend une garantie d’accès au marché pour les entreprises et de liberté de choix pour les consommateurs. Une plateforme qui deviendrait un verrou incontournable d’accès au marché poserait un problème à ce titre. Le droit de l’Union ne sanctionne pas la position dominante en elle-même mais a, depuis les origines, fait peser sur l’opérateur dominant une responsabilité particulière.

L’opérateur dominant doit veiller à préserver, du fait même de sa position, le processus de concurrence.Sur le principe, certaines stratégies, admissibles pour ses concurrents peuvent lui être interdites. Le droit de l’Union ne protège pas que le résultat espéré de la concurrence, i.e. l’efficacité ; il vise également à la défense de la concurrence pour elle-même. Cela l’expose souvent à l’accusation de protéger les concurrents possiblement au détriment des consommateurs mais cela permet surtout d’éviter que la concurrence soit éliminée par la seule utilisation par un opérateur dominant des avantages concurrentiels qu’il détient du fait même de cette dominance et que les concurrents ne pourraient en aucun cas répliquer.

C’est cette différence de « philosophie concurrentielle » qui explique pourquoi la Commission se préoccupe bien plus de la dominance des géants de l’Internet que ses homologues américains. La proposition de règlement européen promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne, publiée en avril dernier, témoigne de cette approche.Si Amazon est devenue un passage obligé pour accéder au marché, un gatekeeper, elle doit de ce fait assumer une responsabilité particulière.

Comment, dès lors, Amazon crée sa richesse ?

Nous avons vu qu’après cette phase d’investissements et de course à la croissance, Amazon devient peu à peu une entreprise rentable.

Les chiffres sont éloquents. Au premier trimestre 2018 son chiffre d’affaires était de 51 milliards de dollars pour un bénéfice de 1,6. Au deuxième trimestre, le chiffre d’affaires était de 52,9 milliards et le bénéfice de 2,5. Enfin au troisième trimestre 2018, le chiffre d’affaires atteignait 56,6 milliards et le bénéfice 2,9. L’évolution du cours de bourse ne fait que traduire cette amélioration spectaculaire.

Cette évolution s’explique par plusieurs facteurs. Certains tiennent à la maîtrise des coûts et sont liés à l’effet de masse : la taille critique est manifestement atteinte pour rentabiliser les investissements consentis. D’autres tiennent au caractère de plus en plus incontournable de la plateforme qui lui permet de négocier efficacement avec les autres parties prenantes. Les effets de fidélisation de la clientèle jouent aussi. Aux Etats-Unis, en juin 2018, on dénombrait déjà 95 millions d’abonnés au service Amazon Prime. Ce nombre a progressé de 32 millions en deux ans. Plus important encore, les données américaines indiquent qu’en moyenne un abonné dépense 1500 dollars annuellement sur la plateforme. Ce chiffre n’était que de 600 dollars deux ans avant.

Cependant, les revenus tirés de l’activité d’intermédiation elle-même ne constituent qu’une partie du chiffre d’affaires d’Amazon… et pas la plus rémunératrice en termes de marges bénéficiaires. En effet, Amazon combine cinq sources de revenus. La première tient aux ventes de détails qu’elles soient réalisées par elle-même (Amazon est aussi un opérateur verticalement intégré) ou par des vendeurs indépendants qui utilisent sa place de marché. La deuxième source de revenus tient aux abonnements souscrits par les utilisateurs au titre du programme Amazon Prime. La troisième source de revenus correspond aux revenus publicitaires. La quatrième à des services rendus aux marchands actifs sur la plateforme. La cinquième à des services rendus à des entreprises tierces.

Ces trois dernières sources de revenus méritent d’autant plus qu’on s’y arrête qu’elles sont au cœur de la rentabilité du modèle économique d’Amazon. En effet, la marge opérationnelle réalisée sur les ventes en ligne est très faible et inférieure à celle que réalise par exemple Walmart dans son réseau physique aux Etats-Unis. Le chiffre d’affaires vient surtout des ventes, la rentabilité de ces activités qui ne sont annexes qu’en apparence.

Commençons par les revenus publicitaires. Amazon ne se rémunère pas seulement à partir des paiements des utilisateurs. Il se rémunère également au travers de leurs données qu’il peut retraiter et valoriser par exemple auprès d’annonceurs publicitaires. Les géants d’Internet tirent tous leurs rentabilités de leurs capacités à collecter, traiter et valoriser de la donnée sur leurs utilisateurs. Cette activité est également destinée aux marchands actifs sur la plateforme à qui Amazon facture des services de data analytics. Ce point fait d’ailleurs écho à quelques-unes des réflexions développées par la Commission européenne dans le cadre de son enquête sectorielle sur le commerce en ligne (2015-2017). La question du contrôle des données liées aux transactions et à l’identification des clients sur les places de marché est pour le moins cruciale. Si les vendeurs indépendants ne peuvent accéder à celles-ci, ils demeurent dépendants de la plateforme. S’ils souhaitent connaître leurs clients, ils doivent rémunérer pour ce service la plateforme elle-même. Dans le même temps, la maîtrise des données est la clé de voûte du modèle économique des intermédiaires numériques et les effets de verrouillage qui peuvent en découler ont des répercussions potentiellement favorables en termes d’efficience en ce qu’ils leur permettent d’atteindre une taille critique.

La dernière source de revenus, celle liée aux services aux entreprises, est la plus intéressante pour notre propos. Son taux de rentabilité a pu être estimé à 25,7% contre 1,15% pour les ventes en ligne pour le premier trimestre 2018 (voir La Tribune du 27 avril 2018). Il s’agit principalement de la branche d’activité AWS : Amazon Web Services. Celle-ci rend des services aux entreprises dans le domaine du stockage et de l’exploitation de données et dans celui de l’ingénierie algorithmique. Dans le domaine du Cloud Computing (l’informatique nuagique ou l’infonuagique pour reprendre les termes québécois), Amazon détient 32 % de parts de marché contre 15% à son premier concurrent, Azure de Microsoft. La donnée est souvent présentée comme le pétrole de notre révolution industrielle. Amazon en contrôle des gisements (via sa place de marché), sait le raffiner via ses capacités en analyses de données et sait comment l’utiliser dans un large éventail d’applications.

Qui plus est AWS fait d’Amazon un acteur de l’économie numérique encore plus essentiel qu’on ne le pense. Il suffit pour s’en persuader d’énumérer une partie de ses clients : Expedia, Vodafone, Siemens, Philips, 3M, Unilever, Yelp, Banque Nationale du Canada, Renault, SNCF, Shazam, AOL,….

Ce caractère composite d’Amazon peut être mis en perspective avec la typologie des plateformes que dresse Nick Srnicek dans son essai Capitalisme des plateformes – l’hégémonie de l’économie numérique, récemment publié en version française. Srnicek distingue cinq types de plateformes. Les premières sont les plateformes publicitaires (Facebook, Twitter, Google) qui valorisent les données collectées sur leurs usagers auprès d’annonceurs. Les deuxièmes sont les plateformes nuagiques qui se rémunèrent au travers de la mise à disposition, sous forme de location, de capacités de stockage de l’information, d’algorithmes de décisions, d’outils de développement ou encore d’outils d’optimisation des processus de production ou de logistique. Les troisièmes types de plateformes sont qualifiés de plateformes industrielles par Nick Srnicek. Elles sont spécialisées sur les produits industriels eux-mêmes, sur leurs services de maintenance associés et sur le traitement des données relatives à leur exploitation (Siemens, Rolls-Royce, GE,…). La quatrième modalité correspond à la délivrance de services en contrepartie d’un abonnement (Netflix, Soptify,…). Enfin la cinquième catégorie de plateformes correspond aux plateformes allégées (lean platforms). Il s’agit ici d’intermédiaires purs comme Airbnb ou Uber. Ce sont des entreprises minimisant leurs actifs. Elles créent de la valeur par leur mécanisme d’appariementen mettant en contact des producteurs de services et des utilisateurs mais aussi par la confiance qu’elles génèrent vis-à-vis de ces derniers (facturation, garanties, avis sur la qualité du services, etc…).

La spécificité d’Amazon tient au fait que son modèle recouvre la quasi-intégralité de ce spectre.

Quelles sont les limites, pour Amazon, de développer un tel modèle ? Quels précédents peuvent faire douter l'entreprise ? Quels acteurs (étatiques, étrangers...) pourraient limiter ce modèle ?

La question de la régulation des entreprises majeures de l’Internet, voire de leur démantèlement, est fréquemment soulevée dans le débat public.

Le démantèlement n’est pas l’issue la plus probable loin s’en faut. Souvenons-nous qu’il avait été évoqué, il y a plus de quinze ans pour Microsoft, que nous oublions maintenant avec des acronymes de type GAFA ou FAANG (Facebook, Apple, Amazon, Netflix, Google) mais qui reste et de façon des plus significatives un des acteurs majeurs de l’économie numérique. Les deux seules expériences majeures de démantèlement d’opérateurs dominants sont à rechercher aux Etats-Unis avec AT&T en 1982 et la Standard Oil de Rockefeller en 1911. Que retenir de ces cas exceptionnels ? Principalement des doutes des économistes quant à leurs effets positifs réels, à leurs coûts induits et à la durée malvenue des procédures nécessaires…

Une régulation spécifique est-elle nécessaire ? C’est une position que l’on retrouve de façon croissante et qui se base sur une contestation de la capacité des politiques de concurrence à résoudre les risques concurrentiels liés à ces positions dominantes. Certains ont pu considérer que des sanctions, pourtant historiquement exceptionnelles, n’étaient pas suffisamment dissuasives ou que les injonctions prononcées dans certains cas n’étaient pas à même de garantir le rétablissement d’une concurrence à égalité des armes. La politique de concurrence ne permettrait pas de corriger les effets d’une position ultra-dominante qui serait irréversible.Elle ne pourrait pas plus prévenir leur constitution ou encore leur consolidation au travers du contrôle préalable des concentrations (les fusions-acquisitions).

Le débat n’est pas tranché loin s’en faut. Il pourrait même être étendu à des dimensions hors du cadre concurrentiel stricto sensu. Le fait d’être un opérateur essentiel (i.e. incontournable) pour l’accès au marché permet de contrôler les prix et les investissements de nombreuses firmes et donc d’assurer une régulation privée du marché qu’il conviendrait peut-être d’interroger. De la même façon, les problématiques d’accès au marché soulèvent des enjeux spécifiques en termes de pluralité des offres qui sont faites aux consommateurs. Cela vaut pour les produits, cela vaut aussi pour les informations. Enfin, la capacité à extraire et à traiter les données quand on est un acteur incontournable pour les clients et pour les firmes pose également maintes questions en termes de consentement, de protection de la vie privée, de maîtrise d’informations stratégiques mais aussi de relations de pouvoir (manipulation des choix des consommateurs ou influence sur les choix d’autres opérateurs). Ces questions peuvent effectivement être vues sous l’angle de la régulation.

A ceci près qu’une régulation pose toujours des problèmes en elle-même. Comment définir son périmètre, son niveau d’exercice (national ou européen)… et ses objectifs mêmes ? Ne risque-t-elle pas d’être capturée par tel ou tel groupe de pression, d’être coûteuse en termes de ressources publiques, d’entraver le développement technique et la concurrence au détriment des consommateurs ?

Il convient donc à ce titre de se demander si les positions de marché de l’heure sont effectivement irréversibles. Sur les vingt dernières années, les opérateurs majeurs de l’Internet ont souvent changé. Les turbulences technologiques et concurrentielles sont bien supérieures à celles que connaissent la quasi-totalité des autres secteurs industriels. Google a été créée en 1998, Facebook en 2004, Instagram en 2010 et Snapchat en 2011…Il serait possible d’objecter que les investissements nécessaires constituent aujourd’hui des barrières à l’entrée bien supérieures à celles qu’elles étaient jadis ou que les données dont bénéficient les acteurs en place constituent un actif essentiel. Il serait même possible de dire que les capacités des firmes dominantes à détecter en temps réel les inflexions de la demande ou les menaces technologiques (notion de prévision immédiate ou de nowcasting) leur permettent d’identifier bien plus précocement et efficacement les risques de disruption que ne pouvaient le faire leurs prédécesseurs il y a de cela quinze ou vingt ans.

Cependant, il convient de prendre en compte le fait qu’une concurrence potentielle demeure et croît chaque jour. C’est au minimum celle des groupes chinois, les BATX, dont les capacités d’investissement, le volume d’affaires détenu et les technologies maîtrisées en font des concurrents d’ores-et-déjà redoutables. Prenons en compte également la concurrence plus vive que jamais entre les GAFAM elles-mêmes. Si chacune des firmes est en situation de dominance forte sur son marché d’origine, elles sont en concurrence sur des marchés somme toute très peu secondaires (l’informatique nuagique et les services aux entreprises) et sur des marchés futurs à court et long terme (Internet des Objets, services liés à l’intelligence artificielles, gestion des smart cities, véhicules autonomes…). C’est tout le sens de l’hypothèse du molygopole forgée par Nicolas Petit (« American Tech Giants are FiercelyCompetitiveMonopolies », ESB, vol 103, décembre, pp.82-87)

Enfin, n’oublions pas que les arbres ne montent pas au ciel. La croissance d’une entreprise porte souvent en elle les ferments de sa perte d’efficacité.

Premièrement, si les plateformes ont bâti leur modèle économique sur l’abaissement des coûts de transaction (i.e. des coûts de recours au marché) au travers de leurs services d’intermédiation, elles peuvent faire face à des coûts de structure croissants. Amazon par exemple n’est pas une entreprise virtuelle. C’est un opérateur verticalement intégré et dont les actifs dans le secteur de la logistique sont particulièrement intensifs en capital et peu redéployables. En d’autres termes, la distinction entre économie réelle et économie numérique est de moins en moins opérationnelle.

Deuxièmement, pour reprendre l’analyse de Nicolas Petit, la position de marché des plateformes est toujours soumise à une pression concurrentielle : celle de la non consommation ou de la non utilisation. Les plateformes doivent sans cesse réinventer leur modèle pour prévenir le risque de désaffection des usagers au profit d’une infrastructure différente. Cela peut passer par l’augmentation des coûts de changements (fidélisation par des contenus non transférables), l’offre de prime de fidélité (en creux l’augmentation des pénalités d’infidélité), des stratégies de réduction de l’interopérabilité ou des stratégies d’éviction, mais aussi et surtout, l’offre sans cesse renouvelée de nouveaux services, de haute qualité et à prix possiblement proches de zéro. Il leur faut en d’autres termes sans arrêt trouver des solutions pour mettre en œuvre des subventions croisées en faveur des utilisateurs. Elles doivent à ce titre garantir un niveau d’engagement sans cesse renouvelé de la part de l’utilisateur Cette problématique est particulièrement vive pour les réseaux sociaux.

Troisièmement, les plateformes sont en concurrence pour s’approprier des ressources rares qu’elles soient financières ou humaines. Cette seconde caractéristique est à souligner. Au côté d’une possible précarisation liée au travail à la demande (le cognitariat pour reprendre les termes de Nick Srnicek) dont l’Amazon Mechanical Turk pourrait fournir un exemple frappant, les firmes de la Tech sont en vive concurrence pour attirer des compétences particulièrement pointues essentielles à la préservation même de leur attractivité future.

Quatrièmement, les firmes de l’Internet doivent sans cesse concilier l’ouverture de leur écosystème à des acteurs tiers et la maîtrise des risques concurrentiels de long terme qui peuvent en découler. Favoriser les complémenteurs (marchands indépendants sur les places de marché, développeurs d’applications dans les écosystèmes mobiles,…) est essentiel. Cependant, la plateforme peut dans certains cas vouloir favoriser ses services propres (les décisions Google de la Commission européenne de 2017 et 2018 en témoignent ainsi que sa préoccupation exprimée en septembre 2018 sur les relations entre Amazon et les vendeurs indépendants sur sa plateforme). Cela peut être essentiel pour éviter qu’un complémenteur puisse à partir d’une niche disrupter son cœur de métier (songeons à Intel et Microsoft vis-à-vis d’IBM dans les années quatre-vingt). Cependant, ces stratégies peuvent conduire à une fragmentation de l’écosystème lui-même et donc à un affaiblissement de la position dominante particulièrement périlleux du fait des effets de réseaux propres à ce secteur.

Les plateformes qui reposent comme Amazon, Google ou Apple sur le développement d’un écosystème coopératif doivent trouver une voie d’équilibre entre le soutien à leurs complémenteurs et le développement de leurs services propres. C’est particulièrement vrai pour un acteur qui est à la fois une entreprise verticalement intégrée et une place de marché. Ses partenaires sont également, sur une part de son activité, ses concurrents.

Ainsi, sans aller jusqu’à dire que les positions dominantes sont toujours précaires, il convient d’insister sur ces risques concurrentiels internes et externes qui font qu’Amazon tout comme les autres GAFAM ne doit pas excessivement tirer profit de la vie paisible du monopole. En termes stratégiques, s’endormir dans les délices de Capoue, conduit souvent à des lendemains qui déchantent….

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !