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Le Salvador a le taux le plus élevé de meurtres de filles et de femmes dans le monde. Plus de la moitié des Salvadoriennes admettent souffrir d'une forme ou d'une autre de violence au cours de leur vie.
Le Salvador a le taux le plus élevé de meurtres de filles et de femmes dans le monde. Plus de la moitié des Salvadoriennes admettent souffrir d'une forme ou d'une autre de violence au cours de leur vie.
©Reuters

THE DAILY BEAST

Au Salvador, les écoliers ont peur d'aller à l'école et les professeurs disent que leur travail devient plus dangereux aujourd'hui que durant la sanglante guerre civile qui a duré dix ans.

Nina Strochlic

Nina Strochlic

Nina Strochlic est journaliste pour The Daily Beast.

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Copyright The Daily Beast - Nina Strochlic

Sophia (tous les prénoms ont été changés) a une cascade de boucles brunes et une "empreinte de l'ange" sur sa lèvre supérieure qui donne à son visage un air heureux quoi qu'elle dise. Même quand, dans une classe vide, l'adolescente de 15 ans égrenne la sinistre liste des solutions nécessaires pour survivre durant le moment le plus dangereux, l'adolescence, quand on grandit au Salvador.

Les problèmes ont commencé quand elle avait 13 ans. Un élève de son école, membre d'un gang, a ordonné à Sophia de passer de la drogue à un autre élève : elle a refusé. Il lui a ensuite demandé de l'argent, puis de sortir avec elle et ses amis. Après l'école, ils l'attendaient à la sortie. Elle s'est plainte au proviseur et a demandé à ses parents de la retirer de cette école. Elle a donc quitté la maison de ses parents et aménagé dans celle de sa grand-mère, plus proche de sa nouvelle école, où elle a été rétrogradée de plusieurs classes. Rentrer chez elle est dangereux : elle ne va donc pas souvent voir sa famille.  

Sophia a l'intention d'être la première de sa famille (dix personnes) à aller à l'université. Elle y étudiera le français ou l'anglais. Mais d'abord, il lui faut surmonter les dangers impliqués par le simple fait d'aller à l'école au Salvador, où les gangs peuvent opérer à l'intérieur de certains établissements. Elle pourrait aussi être chassée de l'école par des menaces et des intimidations, comme des dizaines de milliers d'enfants chaque année. Elle a un plan B : une tante qui vit à Houston, aux Etats-Unis, et qui pourrait l'accueillir si elle entreprend le dangereux voyage illégal depuis le Salvador.

La violence, et particulièrement la violence sexuelle, est l'un des facteurs qui favorisent l'immigration des filles depuis le Salvador. Elles s'échappent à travers le Guatemala puis le Mexique jusqu'aux Etats-Unis. L'an dernier, le nombre d'adolescentes venues d'Amérique centrale et arrêtées au Mexique a augmenté de 55% par rapport à 2014 et de 270% par rapport à 2013. La plupart d'entre elles sont des Sophia. Elle vit à Ciudad Delgado, l'un des quartiers les plus dangereux de San Salvador, la capitale engorgée de voitures du Salvador, qui est lui-même le pays le plus violent au monde en-dehors des zones de guerre.  

Cette année, le pays a détrôné le Honduras pour "avoir" la capitale numéro 1 du meurtre. Sophia ne parle pas ouvertement des dangers qu'elle affronte en tant qu'adolescente mais les statistiques le font. Le Salvador a le taux le plus élevé de meurtres de filles et de femmes dans le monde. Plus de la moitié des Salvadoriennes admettent souffrir d'une forme ou d'une autre de violence au cours de leur vie. Les gangs utilisent le viol et l'agression sexuelle comme rites d'initiation et comme moyen pour contrôler leur territoire. Si une fille refuse de sortir avec un membre du gang, il n'est pas rare qu'elle soit exécutée ou qu'elle disparaisse. Si un membre du gang transgresse les règles, le viol et le meurtre de sa femme ou de sa soeur peut être appliqué comme châtiment. 

Sur les routes tortueuses de la ville et du pays, des gardes en grand uniforme, le revolver pendant à l'épaule, sont en faction devant presque chaque entrée de maison. Vingt-cinq ans après l'accord de paix qui a mis fin à une guerre civile vicieuse, durant laquelle les escadrons de la mort ont fait disparaître des dizaines de milliers de personnes, le pays est plus dangereux que jamais. Des gangs qui se sont formés en exil à Los Angeles, comme Barrio 18 et son rival Mara Salvatrucha, ou MS-13, sont rentrés au pays et l'ont morcelé en territoires. Peu de Salvadoriens de nos jours échappent aux extorsions de fonds des gangs, que l'on appelle la renta, ou à la violence. On compte un meurtre par heure durant les trois premiers mois de l'année 2016. Les enfants sont affectés de façon disproportionnée par cette violence. 

Durant la récréation, dans l'école de Sophia, José Solis, le directeur, plaisante avec les enfants qui font la queue devant le bar à snacks. Les filles sautent à la corde, les garçons passent leurs mains sous l'eau et lissent leurs cheveux. Cette école, dit le directeur, est un refuge sûr pour les élèves. Le problème est de les garder. L'année scolaire a commencé avec 350 élèves. Ils ne sont plus que 288. "Ils ont été menacés", dit-il de ceux qui sont partis, et il ne peut pas y faire grand-chose. Les professeurs surveillent les élèves à la sortie, mais uniquement jusqu'au moment où ils disparaissent de leur vue. "Ici, grâce à Dieu, nous n'avons pas beaucoup de problèmes parce que les gangs ne sont pas entrés à l'intérieur", dit-il. "Seulement leurs fans, ils font des graffitis dans les toilettes''.

Mais en août dernier, quelques semaines seulement avant notre rencontre, quelqu'un a trouvé le numéro de téléphone de Sophia sur Facebook et a commencé à lui envoyer des textos pour qu'elle lui envoie des photos d'elle nue. Sinon, il s'en prendrait à sa famille. Le harcèlement en est arrivé à un tel point qu'elle a manqué l'école pendant une semaine. Son père lui a conseillé de dire aux enseignants qu'elle était malade. Mais en fait, elle lisait et regardait la télévision chez elle, terrifiée à l'idée d'être surveillée. Elle a fermé son compte Facebook. 

"Je n'ai pas beaucoups d'amis ici'", dit Sophia. ''Je ne fais confiance à personne, parce que si je leur dis quelque chose, ils peuvent le répéter aux gangs". Sophia dit que deux de ses parentes pensent à partager le prix d'un "coyote", un passeur, pour partir en Amérique. Le prix augmente rapidement, car la frontière a été militarisée. Aujourd'hui, il peut en coûter 7000 dollars pour une tentative et jusqu'à 20 000 dollars pour trois. Si vous êtes attrapé, et renvoyé au Salvador, le retour peut être un arrêt de mort. Si un gang revoit ceux qui ont déserté, ils sont exécutés. Pour l'assistante sociale Yaneth Alvarado, Sophia remplit toutes les cases du profil d'une élève qui risque d'arrêter ses études. Elle est trop âgée pour sa classe et elle a manqué beaucoup de jours de classe.

Mme Alvarado, une femme petite aux cheveux sombres et à l'attitude sérieuse, est accueillie à bras ouverts dans la cour de récréation. Les élèves se pressent autour d'elle. Elle les connaît par leur nom, comme des centaines d'autres enfants dans les quinze écoles qu'elle suit. Le travail de Mme Alvarado est par essence dangereux. Elle va voir chez eux les élèves qui ne viennent plus à l'école ou ne passent pas les examens et tente de trouver des solutions pour qu'ils reviennent. Elle travaille avec l'Unicef pour développer un cursus scolaire à la maison et un programme d'éducation en ligne qui seront testés au cours de l'année auprès des enfants qui ne peuvent plus se présenter dans une école. L'année scolaire touche à sa fin au Salvador, où elle commence en février et finit en novembre. 

Mais la fin des cours est un moment critique. L'an dernier, 28 000 élèves ont quitté l'école en cours d'année. La majorité évoque comme raison la violence qu'ils ont subie. Environ 300 mineurs ont été assassinés alors qu'ils se rendaient à l'école, rappelle Cristina Pérez, conseillère de l'association Plan International en "management de crise". "Le ministère de l'Educaton reconnait que c'est un phénomène courant'', explique-t-elle. ''Tous ces enfants ne quittent pas l'école parce qu'ils le veulent''. Elle cite une école, où, dit-elle, 85% des parents sont affiliés à des gangs. Le moment le plus délicat pour les enfants, et Mme Alvarado est d'accord là-dessus, est le passage entre le CP et le CM1. C'est à ce moment-là qu'ils sont le plus facilement utilisables comme pions par leurs parents pour racketter leurs camarades. Au lieu de risquer eux-mêmes d'aller en prison, certains parents utilisent leurs enfants, qui ne sont passibles que de sept ans de prison, pour faire le sale travail du gang. Un représentant du syndicat des enseignants a confié à l'agence Reuters en mai dernier que parfois, les enfants salvadoriens doivent racketter 10 à 25 cents de chacun de leur camarade de classe par jour, pour le gang. Dans ces cas-là, Mme Alvarado va parfois voir les grand-parents pour qu'ils interviennent, mais, dit-elle, "il est pratiquement impossible d'aider".

Les ONG pour l'éducation, comme Plan International et l'Unicef, font de la corde raide quand elles interviennent dans ces quartiers. Même si elles ne négocient pas directement avec les gangs, elles sont étroitement surveillées. Des vies sont en danger si les gangs n'aiment pas ce qu'elles disent. "Tous les Salvadoriens sont obligés de savoir quoi dire ou ne pas dire", dit Mme Perez.

Deux pâtés de maisons plus loin, une fanfare répète dans la cour d'une grande école à double portail, où plus de 850 élèves étudient, jusqu'au niveau Terminale. Dans une classe proche de l'entrée, les élèves d'un cours de robotique présentent leur travail. Ce cours est un projet lancé il y a trois ans pour intéresser les enfants à haut risque d'abandon de l'école. Un adolescent dégingandé appelé Carlos présente sa maquette de ville modèle, avec des petits funiculaires qui pendent d'un système de palan. Ces funiculaires pourraient faire économiser de l'argent en transports au gouvernement et réduirait la circulation, explique-t-il, sur fond sonore des cuivres de la fanfare qui répètent dans la cour. Après l'exposé, les élèves quittent la classe, mais Carlos reste.

Ses camarades ont été prévenus qu'il allait être interviewé sur son projet de robotique, mais en fait, il souhaite parler des gangs. Carlos est entré dans cette école cette année, après avoir été expulsé d'une autre par deux fois. Il a perdu deux années : il a 16 ans mais est seulement en 5ème. Carlos avoue franchement ce qu'il appelle sa conduite ''agressive''.

Quand il a eu 13 ans, ses amis ont commencé à le provoquer pour qu'il harcèle les filles et se batte, des choses que, dit-il, il ne voulait pas faire. Après les problèmes qu'il a causés dans son ancienne école, son père lui a proposé de changer d'établissement. Il est donc arrivé ici, où personne ne connaissait son passé. Il admet que s'il était resté dans l'autre école, il n'aurait probablement "rien fait dans la vie". Il aime étudier la comptabilité et voudrait ouvrir une entreprise d'informatique, étudier l'anglais et quitter le Salvador. Il dit qu'il se sent plus en sécurité dans la nouvelle école. L'école est située au centre d'un territoire controlé par le gang Barrio 18. "Pour certaines écoles, la rue qui passe devant est la frontière entre deux territoires, et ils se battent tous les jours", explique Noemi Lopez, une imposante dame aux cheveux gris, directrice d'école depuis 13 ans, professeur pendant trente ans auparavant. Les chefs du gang respectent cette école, dit-elle. 

Même si, à deux pâtés de maisons de là, se trouve déjà la frontière avec le territoire d'un gang rival, où des coups de feu s'échangent. Elizabeth Salazar, la professeure de mathématiques et de sciences qui dirige ce cours de robotique, vit à proximité. Elle dit que même les enseignants ne peuvent pas s'aventurer au-delà de ces deux pâtés de maisons, qu'elle n'accompagne jamais un élève, qu'elle ne s'éloigne jamais de la rue principale et ne dit à personne qu'elle travaille dans cette école. L'école essaye de surveiller les élèves qui font partie d'un gang, mais sans attirer l'attention. Certains gangs portent certaines marques de vêtements ou utilisent certains mots d'argot pour se distinguer des autres. "Quand les enfants commencent, nous ne leur demandons pas s'ils font partie d'un gang, mais nous le savons, par la façon dont ils se comportent et dont ils parlent", explique Mme Lopez. Les professeurs continuent à surveiller les enfants et à renconter leurs parents quand il y a des problèmes, même si c'est trop rare. Plus de 250 élèves ont abandonné l'école au cours de cette année scolaire.

Les élèves ne sont pas les seuls à prendre des risques en allant chaque jour à l'école. Des dizaines d'enseignants ont été assassinés ces dernières années, pour avoir donné une mauvaise note ou confisqué de la drogue. Mme Lopez dit que son travail est plus dangereux qu'il ne l'était durant la guerre civile. "Avant, on savait qui voulait vous tuer'', dit-elle. "Maintenant, vous ne savez pas''.

Le reportage de Nina Strochlic au Salvador a été soutenu financièrement par The International Women’s Media Foundation.

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