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Des syndicats de magistrats appellent à une « mobilisation générale pour la justice » ce mercredi.
Des syndicats de magistrats appellent à une « mobilisation générale pour la justice » ce mercredi.
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Système judiciaire

Des syndicats de magistrats, des greffiers et des avocats appellent à une « mobilisation générale pour la justice » ce mercredi. Ce mouvement fait suite à une tribune dénonçant les conditions de travail des magistrats, parue le 24 novembre dans Le Monde, et après le suicide d'une jeune magistrate.

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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Atlantico : Une tribune dénonçant les conditions des magistrats connait un fort écho dans la profession. Elle fait suite au suicide d’une jeune magistrate. De quoi retourne-t-il exactement ?

Olivia Dufour : Tout a commencé le samedi 20 novembre à 15 heures. Le syndicat de la magistrature est alors en train de clôturer son congrès annuel au tribunal judiciaire de Paris. Il a décidé pour cette occasion d’inviter un certain nombre de personnalités et de journalistes, afin d’ouvrir le débat sur la justice au public. A notre arrivée, des juges qui ne sont pas membres du bureau du syndicat de la magistrature lisent la tribune qui est parue dans Le Monde du 23 novembre racontant l’histoire de leur jeune collègue de 29 ans, Charlotte, qui s’est suicidée à la fin du mois d’août. Ils expliquent avec beaucoup d’émotion que cette jeune femme ne pouvait plus supporter sa charge de travail. En tant que collègues, ils souhaitent témoigner qu’ils partagent son mal être.  L’institution est soumise à la tyrannie du chiffre : il faut écluser les « stocks » de dossiers le plus rapidement possible. Cela crée ce que le psychiatre Christophe Dejours  appelle la souffrance éthique. C’est la différence qu’il y a entre la manière dont on conçoit son travail et la façon dont on est contraint de l’exercer en pratique. Cela conduit à la dévalorisation de soi, et dans des cas extrêmes, au suicide. S’agissant de Charlotte, une enquête judiciaire est ouverte ainsi qu’une inspection du ministère pour comprendre ce qui l’a poussée à ce geste extrême. Ce que l’on sait déjà c’est qu’elle confiait à ses collègues les difficultés qu’elle rencontrait dans son travail en raison de la dégradation de l’institution. 

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Sommes-nous face à un simple mouvement d’humeur ou s’agit-il de quelque chose de plus profond ? 

La situation actuelle est inédite pour plusieurs raisons. Plus des deux tiers du corps, soit 6000 magistrats, ont signé cette tribune, ainsi que des greffiers et fonctionnaires de greffe pour dénoncer leurs conditions de travail. Ils étaient déjà 3000 lorsque la tribune a été publiée. Les raisons de cette crise sont profondes et tiennent à l’insuffisance structurelle du budget de la justice en France qui remonte au 19e siècle. Mais jusqu’ici, les magistrats essayaient de faire bonne figure et de préserver l’image de l’institution. On en a eu une très bonne illustration quand Jean-Jacques Urvoas est devenu Garde des Sceaux en 2016. Lors de l’un de ces premiers déplacements à Lille, il a dit que la justice était « en voie de clochardisation ». Au lieu de se réjouir qu’un ministre de la Justice prenne enfin conscience de ces problèmes et essaye de les résoudre, les magistrats lui ont reproché ces mots en disant : comment voulez-vous que nous ayons une quelconque autorité face aux justiciables si vous nous traitez de clochards. Ce qui a changé, c’est que depuis la parution de la tribune dans Le Monde le 23 novembre, ils osent s’exprimer. Les témoignages se multiplient dans la presse et sur les réseaux sociaux. On découvre des juges épuisés, au bord du burn out, dans un état de souffrance pyschologique inquiétant. En 2015, l’Union syndicale des magistrats a alerté sur la situation. Puis en 2017, la réalisatrice Danièle Alet dans un documentaire intitulé « Sois-juge et tais-toi ? » a brisé le tabou du suicide dans la magistrature en évoquant le cas de Philippe Tran Van, juge d’instruction qui s’est suicidé en 2010. En 2019, le Syndicat de la magistrature a publié une étude d’où il ressortait que 30% des magistrats étaient en état de souffrance au travail.  J’ai moi-même alerté sur le fondement de ces travaux dans mon essai « la justice en voie de déshumanisation » sorti en juin, mais à l’époque, personne n’a compris la gravité de la situation.  Nous sommes face à ce qu’on pourrait appeler un krach judiciaire, comme il y a des krach boursiers.

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Vous mentionnez l’expression de « clochardisation » utilisée par le ministre Urvoas. Est-ce que l’état de la justice est à ce point problématique ?

L’état de la justice est calamiteux. « Ne pas avoir les moyens » dans la justice, cela signifie, par exemple, qu’il n’y a ni papier, ni crayons, ni fioul dans les chaudières l’hiver. Éric Dupond-Moretti, lors de sa conférence de presse lundi a confié sa sidération lorsqu’une magistrate signataire de la tribune lui a dit que dans sa juridiction, il n’y avait pas de crayons !  Quand j’ai enquêté sur le manque de moyens pour écrire « Justice, une faillite française ? » en 2018,  un bâtonnier breton me racontait que son tribunal répondait aux lettres des avocats en écrivant au dos de leurs courriers, faute d’avoir du papier. On en est là. Récemment, les traducteurs interprètes se sont mis en grève car ils n’étaient pas payés depuis des mois. Il y a aussi un manque de magistrats et de personnels de greffe. Le ministre souligne qu’il a augmenté en 2021 et 2022 le budget de 8% chaque année (contre 3 ou 4% par an habituellement avec un creux sous Taubira à 1,5-2%), et que c’est historique. Il dit vrai, mais ce n’est pas suffisant. Il dit aussi qu’il a dépassé le seuil de 9000 magistrats et que les effectifs sont donc au complet. En réalité, les comparaisons internationales montrent que la France est en queue de peloton en budget de la justice par habitant, mais aussi en nombre de juges, de greffiers, de procureurs…. Tout ceci dure depuis des décennies et n’est donc pas imputable au gouvernement Macron, mais celui-ci a commis une erreur de communication en disant que grâce à son action la justice était réparée. Ce n’est pas vrai. Les augmentations de crédits sont aspirées par les prisons qui pèsent plus de la moitié du budget du ministère de la justice.  Les réformes qui s’empilent à un rythme frénétique depuis le début du quinquennat sont aussi très consommatrices des moyens. Le terme de clochardisation a une connotation péjorative mais la comparaison n’est pas mal choisie. La pauvreté abime, vivre dans la rue dégrade rapidement la santé. C’est exactement ce qui arrive à la justice. Les bâtiments s’abiment. Les personnels sont épuisés à force de tenir le système à bout de bras. Une magistrate raconte dans une tribune sur Actu-Juridique qu’elle travaille 35h en trois jours et qu’il lui est arrivé de ne pas prendre de repos durant 24 jours d’affilée.

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Comment expliquer que cette libération ait lieu maintenant ?

Je n’ai pas la réponse, il y a toujours une part d’irrationnel, d’impondérable, dans le déclenchement d’une révolte. Les syndicats de magistrats sont les premiers surpris, ils ne s’attendaient pas du tout à ça. Disons qu’il y a eu une conjonction d’événements. Il y a avant tout l’épuisement qui, en s’aggravant, constituait un terreau chaque jour plus propice à l’éclatement d’une  crise. La  grève des avocats en janvier 2020 et la crise sanitaire qui a éclaté un mois après ont aggravé la situation en désorganisant une institution tellement éreintée qu’elle ne peut rien supporter. Et mal équipée aussi. Pendant le premier confinement, les greffiers ne pouvaient pas travailler à distance faute de disposer d’ordinateurs portables. La justice s’est interrompue presque totalement à cette période. A cela s’ajoute la brutalité des méthodes du gouvernement Macron. Nicole Belloubet a lancé une grande réforme de la justice sans concertation avec les acteurs judiciaires. Ils n’ont eu qu’une semaine pour réagir à un projet de texte énorme à la rédaction duquel on ne les avait pas conviés en amont.  Maintenant, on organise des Etats généraux de la justice alors que toutes les réformes ont été faites. Et là encore, on n’a pas associés les professionnels à leur préparation. Les journalistes ont été informés en off de ce qu’allaient être ces états généraux trois jours avant. Les magistrats ont découvert de quoi il retournait le jour de l’ouverture ! Il ne faut pas s’étonner qu’ils soient en colère et ne voient, dans ces consultations de citoyens, qu’une manœuvre de communication pré-électorale. En réalité, ces Etats généraux ne sont pas que cela, il s’y passe des choses intéressantes, mais beaucoup d’erreurs de communication ont été commises. Par exemple, c’est à cette occasion que l’Elysée a expliqué qu’il avait « réparé la justice » et qu’il était désormais loisible de réfléchir à l’avenir de l’institution. Le contraste entre cette expression de « justice réparée » et la réalité sur le terrain a joué le rôle d’une allumette jetée sur une flaque d’essence.

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Qu’attendre du gouvernement désormais ? Et de la manifestation de mercredi ?

Lors de la conférence de presse organisée lundi, le ministre a semblé prendre la mesure de la gravité de la situation. Son discours est passé de « nous avons réparé la justice » à « nous avons réparé les urgences les plus criantes » . La journée de mobilisation du 15 décembre a vocation à maintenir la pression pour que le gouvernement agisse. Il faut que les états généraux se concentrent sur les vrais problématiques, à commencer par celle, cardinale, des moyens. La complexité croissante des procédures est aussi un facteur d’épuisement de l’institution et l’actuel gouvernement y a largement contribué par ses réformes. C’est un autre sujet à mettre au menu. Il faut aussi et surtout écouter ce qu’ont à dire tous les professionnels de justice à ces Etats généraux. Ce sont eux qui savent quels sont les problèmes et pas Madame Dupont que l’on interroge pour savoir si le bracelet électronique est plus ou moins efficace qu’une peine de prison. Plus profondément, la justice me semble être à un tournant de son histoire. Je décrit dans mon dernier essai le risque de « déshumanisation » qui pèse sur elle. Le manque de moyens conduit en effet à industrialiser la justice, notamment en renonçant à de nombreux principes fondamentaux comme le droit d’être présenté physiquement à son juge, remis en cause par le recours croissant à la visioconférence. En matière civile, l’audience disparait, non pas parce qu’elle est inutile, mais parce que les juges ont compris durant la crise sanitaire que ça leur permettait de produire plus de jugements s’ils jugeaient sur dossiers. Les magistrats sont obligés de faire de l’abattage, ce qui n’est pas conforme aux standards de qualité. Ce processus d’industrialisation les amène à la souffrance éthique. Cette déshumanisation se traduit aussi physiquement dans les palais de justice. Les magistrats sont retranchés derrière des grilles et des portes à code, les avocats et les justiciables  sont priés de ne pas les déranger. Ce sont autant de signaux de déshumanisation. Au bout de ce processus, il y le juge robot, la justice algorithmique. Certains pays comme les Etats-Unis y ont déjà recours. On sait que ça ne marche pas et que c’est même dangereux, mais on va y aller quand même sous la double influence du manque de moyens et de la technophilie. Et les citoyens se retrouveront un jour seuls face à leur ordinateur pour organiser leur divorce. L’exercice est déjà stressant quand il s’agit simplement de renouveler un abonnement Internet, imaginez quand il faudra gérer la garde des enfants, l’attribution du domicile conjugal, seul face à un algorithme !  La révolte qui est en train de se produire est majeure, elle doit inciter les citoyens  à réclamer des comptes aux politiques et en particulier à demander aux candidats à la présidentielle qu’ils se positionnent sur le sujet.

Justice, une faillite française ? LGDJ 2018

La justice en voie de déshumanisation LGDJ 2021

Propos recueillis par Guilhem Dedoyard

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