AgroTech : petits rappels factuels à ces jeunes ingénieurs diplômés en agronomie en pleine rébellion anti-capitaliste<!-- --> | Atlantico.fr
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Capture d'écran de la vidéo des Agros qui bifurquent
Capture d'écran de la vidéo des Agros qui bifurquent
©Capture d'écran vidéo de la vidéo " Des agros qui bifurquent "

C'est la lutte

Samedi 30 avril, des étudiants d’AgroParisTech ont dénoncé, lors de la remise de leur diplôme, les “jobs destructeurs" promus par leur école lors d’un discours fortement anticapitaliste.

Philippe  Stoop

Philippe Stoop

Philippe Stoop est membre correspondant de l’Académie d’Agriculture de France, où il intervient sur l’évaluation des effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture. 

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Atlantico : Samedi 30 avril, des étudiants d’AgroParisTech ont dénoncé, lors de la remise de leur diplôme, les “jobs destructeurs" promus par leur école lors d’un discours fortement anticapitaliste. Quels sont les procédés rhétoriques employés lors de ce discours ? 

Philippe Stoop : Ce qui est frappant, c’est l’hétérogénéité des registres auquel emprunte ce discours. Les déserteurs commencent par dénoncer la formation qu’ils ont reçue, qui d’après eux « pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ». Cela fait d’abord penser au discours de type collapsollogique à la mode actuellement, mais ils reviennent vite à des thèmes plus connotés « écologie des années 70 à 80 », avec l’accent mis sur l’anti-capitalisme, les brevets sur le vivant, et la défense de l’agriculture paysanne contre le modèle « agro-industriel qui fait la guerre au vivant». Cela leur permet de discréditer en quelques phrases tous les métiers accessibles depuis leur filière, qu’ils soient liés à la production agricole, alimentaire, ou même à l’environnement (« compter des grenouilles et des papillons pour que les bétonneurs puissent les faire disparaitre légalement »), ainsi que les notions même de développement durable et de croissance verte. Après cette phase de pur nihilisme, qui ferait passer Greta Thunberg pour une joyeuse luronne, on revient brièvement à des thèmes politiques plus contemporains, avec la critique de toute relation de domination au profit d’une « écologie populaire, décoloniale et féministe ». Mais on enchaine vite sur des soucis tout aussi contemporains, mais bien plus matérialistes : patrons cyniques, congés trop courts (5 semaines par an seulement, quelle exploitation…), burn-out à 40 ans… Le tout pour en arriver aux choix de vie de ces « agros qui bifurquent » : agricultrice vivrière à la ZAD de Notre-Dame des Landes, apiculteur (métier essentiel pour produire un aliment de première nécessité comme le miel), travailleuse temporaire (dans quel domaine, on ne saura pas, on sait simplement que c’est en montagne, et avant de bifurquer vers le dessin),… En quelques secondes, on bascule du Monde Diplo aux pages « Tendances » de l’Obs. On notera qu’aucun de ces rebelles n’envisage de produire de la nourriture pour les millions d’urbains des grandes villes, qui n’auront jamais l’occasion de s’installer à la campagne pour « vivre dans un territoire sans l’épuiser ». 

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Quels sont les points évoqués qui retiennent votre attention ? En quoi posent-ils problème ?

L’idée la plus révélatrice et la plus inquiétante passe en un instant, tant elle parait naturelle aux Déserteurs : « Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques ». C’est bien sûr ce qui leur permet de condamner la formation scientifique qu’ils ont reçue, au prétexte qu’elle serait nécessairement complice des forces maléfiques qu’ils condamnent. C’est aussi ce qui justifie leur abandon total de l’idée de s’emparer de ces savoirs, pour améliorer le monde où nous vivons. Mais, au-delà de la critique de la science, c’est aussi ce qui permet aux idéologues de rendre suspect tout argument démontrable scientifiquement, et de dénoncer comme partiale toute tentative de distinguer les faits mesurables ou quantifiables et les opinions. C’est ce qui leur permet de grapiller des arguments dans le flot des discours pseudoscientifiques plus ou moins complotistes, comme les allusions aux plats préparés qui provoqueraient des cancers. C’est ainsi que l’on peut camper sur des postures sociales fantasmées et découplées du terrain, comme la défense de l’agriculture paysanne en France, où l’immense majorité des exploitations agricoles est restée familiale. Cela sans prendre conscience de la condescendance que cela traduit envers la majorité des agriculteurs. Mais paradoxalement, ce dénigrement de la science ne vient pas seulement de la « base » étudiante. Il est légitimé par des courants académiques très influents. Un webinaire récent, organisé par la Mission Agrobiosciences de l’INRAE, a ainsi expliqué au seul intervenant non issu de monde académique que la distinction entre faits et opinions était rendue obsolète par les progrès des sciences humaines et « sytémiques », et tendait même à empêcher tout débat ouvert !

Comment expliquer une telle mentalité chez des étudiants ingénieurs agronomes, censés représenter une certaine élite ? 

Le sentiment d’appartenir à une élite n’a jamais été très répandu dans la culture des ingénieurs agronomes. C’est une filière abordant des disciplines très variées, qui a toujours attiré une forte proportion d’esprits non conformistes, plutôt orientés à gauche politiquement. La sensibilité aux problématiques de développement économique des Pays du Sud y est forte, et c’est sans doute la filière d’ingénieurs la plus féminisée. Il y a toujours eu une proportion notable de jeunes diplômés qui ont préféré en fin d’études s’orienter vers des métiers proches du terrain, mais avec une forte dimension sociale, pour lesquels leur formation pouvait paraitre surdimensionnée. 

De ce point de vue, le discours des déserteurs s’inscrit donc dans une certaine continuité, mais avec une différence cruciale, liée à leur rejet de la science et de l’économie: ils ont abandonné l’idée même que l’on puisse s’approprier des connaissances pour changer le monde. Ils ont aussi oublié toute conscience politique de gauche classique, qui les conduirait par exemple à s’interroger sur les implications sociales du woofing, qui fournit de la main d’œuvre à bas prix aux agriculteurs (bio) qui le pratiquent, ou sur la durabilité de leur propre mode de vie de « déserteurs », s’ils devaient se passer des prestations sociales financées par les salariés-esclaves du Grand Capital. 

Ce choix de se retirer du monde tel qu’on le critique, plutôt que de chercher à le transformer, est sans doute influencé par l’individualisme contemporain. Mais nous avons vu aussi que les thèmes écologiques mis en avant par les déserteurs relèvent plus de l’écologie localiste des générations années 80, que de l’écologie globaliste plus récente du GIEC, ou de sa version vulgarisée par Greta Thunberg. De même, leur critique des techniques découle directement de la déconstruction des sciences « dures » de la même époque. Paradoxalement, c’est donc probablement l’influence des enseignants  tenant de ces courants académiques très influents, en particulier à AgroParisTech, qui explique cet anti-scientisme radical. 

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