Des adonaissants, des adulescents... mais existe-t-il encore des adultes ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
Des adonaissants, des adulescents... mais existe-t-il encore des adultes ?
©

Génération X-Y

Les enfants entrent de plus en plus tôt dans l’adolescence et les adultes en sortent toujours plus tard. Les âges sont désormais expansibles. Portrait d'une génération confuse.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »

Atlantico : Les catégories Enfants / Ados / Adultes sont-elles aujourd'hui dépassées ?

Eric Deschavanne : Non. Deux grands bouleversements sont intervenus dans la représentation des âges de la vie au cours du siècle dernier : la révolution de la vie longue, c’est-à-dire la démocratisation de l’accès au grand âge, et l’invention de l’adolescence, prolongée aujourd’hui par une phase de post-adolescence, dont le statut sociologique  fait l’objet de débats.

L’enfance, comme disait Sartre, est un âge naturel. Elle est caractérisée par des données psychologiques et anthropologiques indestructibles. Le débat public entretient parfois une certaine confusion autour de la notion d’enfance dans la mesure où elle est confondue avec le concept juridique de minorité. Sinon, personne ne doute de l’existence d’une différence substantielle entre l’enfant et l’adolescent.

L’adolescence dont nous parlons, comme classe d’âge et comme âge de la vie, est une création artificielle, une invention historique. Elle est l’œuvre du second vingtième siècle, à travers deux phénomènes qui sont liés : d’une part, la grande entreprise moderne de démocratisation de l’enseignement secondaire et supérieur – être jeune, c’est aujourd’hui être lycéen ou étudiant -, et, d’autre part, l’avènement de la culture jeune qui a accompagné celle-ci. Auparavant, un fils de paysan ou d’ouvrier basculait de l’enfance à la vie adulte sans connaître le temps de l’adolescence. Celle-ci est socialement un prolongement de la dépendance qui caractérise l’enfance ; mais c’est précisément ce prolongement de l’âge de l’éducation qui a conduit les psychologues à tenter de mieux cerner les différences entre l’enfant et l’ado. Je ne pense pas que nous soyons sortis de cette problématique.

La période contemporaine est marquée par le sentiment d’une crise de l’âge adulte. La réponse à la question « Y a-t-il encore des adultes ? » détermine la représentation que l’on peut se faire de l’organisation des âges de la vie. S’il n’y a plus d’adultes, cela signifie qu’il n’est plus possible de distinguer quelque chose comme des « âges de la vie » entre l’enfance – irréductible – et la mort : chaque individu serait engagé dans un processus continu de développement personnel sans repères existentiels ni sociaux.

Il est vrai que la figure classique de la maturité – le quadragénaire installé de manière définitive dans son métier, sa carrière et sa vie familiale – tend à disparaître. La dynamique de l’amour et de la liberté individuelle dans la vie personnelle, celle de la « destruction créatrice » dans la vie économique et sociale placent les existences individuelles sous le signe de l’incertitude, de la fragmentation et de l’adaptation permanente. On assiste en outre à une redéfinition de la jeunesse, qui désigne désormais une période post-adolescente et pré-adulte que l’on peut caractériser, en suivant le sociologue Olivier Galland, comme une phase d’expérimentation, de conquête de l’indépendance économique et de construction de l’identité personnelle.

Ces deux phénomènes de fragilisation de la vie adulte et d’allongement de la phase d’entrée dans la vie peuvent laisser penser que la différence entre la jeunesse et l’âge adulte tend à s’évanouir, et même que l’indétermination de la jeunesse apparaît plus enviable que l’antique idéal d’accomplissement de la maturité adulte. Je ne crois toutefois pas qu’il en aille ainsi. Il existe toujours un statut adulte très marqué, caractérisé pour l’essentiel par l’indépendance économique et la parentalité, ainsi qu’une aspiration forte chez les jeunes au CDD et à la vie de famille.  Pour autant, il est vrai que la part de l’indétermination est plus grande dans les trajectoires de vie, ce qui représente à la fois une chance et un risque.

Jusqu’à quel âge est-on un enfant ? Quelle est la distinction entre enfance et adolescence ?

Quand on se demande quels sont les âges de la vie, il apparaît évident  qu’il y en a quatre : l’enfance, la jeunesse, la maturité adulte et la vieillesse ; quand on veut identifier les seuils, d’un coup les choses s’obscurcissent. Le seuil d’entrée dans l’adolescence n’est toutefois pas celui qui pose le plus de problème : il correspond à la fin de l’enfance, c’est-à-dire à l’âge de la puberté, qui est aussi, sur le plan intellectuel, celui de l’accès à la pensée spéculative. En gros, cela se passe entre 12 et 14 ans. Il est possible, bien entendu, de discuter plus finement de la question du seuil, qui est de surcroît susceptible de varier historiquement sous l’effet de changements du régime alimentaire ou du dispositif éducatif.

Ce n’est pas tant la question du seuil qui doit retenir notre attention que celle de la caractérisation de la différence entre l’enfant et l’adolescent, qui peut évidemment avoir d’immenses répercussions sur le plan éducatif, mais aussi, par exemple sur la question de la justice des mineurs. Il y aurait bien entendu mille choses à dire sur le sujet, sous les points de vue les plus variés. Il existe cependant une différence particulièrement importante à mes yeux, qui concerne le rapport à la loi. L’enfant vit dans le registre de « l’hétéronomie », ce qui signifie qu’il reçoit la loi d’un autre (l’adulte en l’occurrence), tandis que l’ado accède au registre de l’autonomie. Il faut ici donner à ces notions un sens large et pour une part métaphorique. Pour le dire simplement, un enfant peut toujours désobéir, transgresser les règles posés par les adultes, mais il n’a pas la capacité de contester l’ordre instauré par les adultes dans son principe. L’autorité des adultes (principalement des parents) est naturelle pour l’enfant. C’est pourquoi - pour autant que l’adulte sache ce qu’est un enfant et qu’il n’y ait pas trop de perturbations dans la relation entre l’enfant et ses parents -, il est relativement aisé d’éduquer un enfant : le procédé qui consiste à imposer un ordre ritualisé, par exemple, génère spontanément le consentement de l’enfant.

Tous les éducateurs (à commencer par les parents) savent en revanche qu’il n’en va pas de même avec les ados. L’adolescent, qui accède au sens de l’universalité de la loi, se pense comme législateur et peut ainsi, même si cela ne se traduit pas par des actes de révolte, contester l’ordre adulte dans son principe. D’un point de vue sociologique, ce changement dans le rapport à la loi se traduit par le passage de la socialisation familiale à la socialisation par les pairs – la communauté des amis constituant à cet âge le vecteur de l’émancipation à l’égard des parents et le moyen d’acquérir une nouvelle identité, de se construire par soi-même, de s’individualiser. Rien de nouveau sous le soleil : la sagesse populaire sait depuis longtemps qu’il s’agit de l’âge où il importe de surveiller les « mauvaises fréquentations ». Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la multiplicité des ressources  à mises à disposition par la société (à commencer bien sûr par les TIC) pour organiser la sécession avec le monde adulte

Les rites de passages entre enfance et adolescence ont-ils disparus ?

La jeunesse contemporaine est caractérisée par un accès toujours plus précoce à l’autonomie toujours plus précoce, et un accès à la maturité toujours plus tardif. Le moteur de cette évolution réside dans le fait que, dès leur entrée dans l’adolescence, et peut-être même avant, nos enfants s’individualisent et sont investis de la responsabilité de se construire par eux-mêmes, de s’orienter par eux-mêmes dans l’existence, de grandir en procédant par expérimentations et tâtonnements successifs. A cet égard, nous sommes aux antipodes de la logique des rites de passage, par lesquels la communauté prenait intégralement en charge la tâche de définir le statut social de chacun - et donc l’identité sociales des personnes - aux divers âges de la vie (prédéterminés par la tradition). On le mesure clairement aujourd’hui dans l’insistance sur le thème de « l’orientation choisie » au sein de l’Éducation nationale : injonction est faite aux adolescents – parfois jusqu’à l’absurde - de faire par eux-mêmes les choix qui engageront le reste de leur vie.

Le rite majeur de notre Temps est l’anniversaire, une invention moderne. Il témoigne de l’attention portée à l’individu en tant que tel. Seul importe le développement personnel, et non plus l’accès à un statut social lié à l’âge. Dans son livre consacré à « l’adonaissance », le sociologue François de Singly a montré comment la conscience d’âge, aujourd’hui extrêmement aigüe et précoce, est liée à l’individualisation des existences. Un pré-ado a une conscience très précise de sa position d’âge, située entre l’enfance et l’adolescence, et cette conscience est relative à la valeur d’autonomie,  au pouvoir de décision de l’individu en matière de consommation, de loisir, de pratiques culturelles.  L’avancée en âge est vécue, à la sortie de l’enfance, comme ouvrant sur une vie plus individualisée, émancipée de la tutelle et de l’identité familiales.

Une fois l’adolescence atteinte, cette dernière s’étend-elle au-delà des frontières établies dans les décennies antérieures ?

C’est tout le débat sur la nature exacte de la « post-adolescence ». Il existe une norme de retardement de l’âge d’entrée dans la vie adulte. Tous les seuils se déplacent, la fin des études, le départ de la maison parentale, l’accès à un emploi stable, à une vie de couple durable, l’arrivée du premier enfant : la question est de savoir pourquoi. Deux explications dominent. Selon la première, le facteur déterminant serait économique. La post-adolescence serait subie. L’économie conditionnerait à la fois l’allongement de la durée des études et la difficulté d’accès à l’emploi, donc aussi à l’indépendance. Sans invalider ce diagnostic (il suffit d’aller voir en Espagne pour réaliser ce qu’il peut avoir d’indiscutable), on peut lui superposer une autre explication, qui change le sens que l’on peut donner au phénomène d’allongement de la jeunesse.  L’adolescence, ou la jeunesse, est vécue comme l’âge des possibles, l’âge d’une indétermination qui peut être aussi celui de l’autodétermination. A cet égard l’invention de l’adolescence et de la jeunesse modernes - l’allongement de la période de préparation à la vie adulte - peut avoir le sens d’une conquête de la liberté individuelle, même si cette liberté comporte des risques et qu’on la découvre entravée par le déterminisme social.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !