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Acte VIII des Gilets jaunes : le gouvernement dépassé par des événements qu’il ne comprend toujours pas
©Zakaria ABDELKAFI / AFP

Heurts à travers l'Hexagone

La journée de mobilisation des Gilets jaunes du samedi 5 janvier 2019 a été émaillée d'incidents. Cette violence et notamment les tentatives de lynchage de policiers sont inexcusables mais le gouvernement ne réalise pas que le malaise dépasse de loin ces dérapages scandaleux. Le mouvement pourrait se poursuivre si le gouvernement ne répond pas à ce malaise.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Que conclure de cet acte 8 des manifestations Gilets Jaunes entre ce qui s'est passé à Paris et dans le reste de la France ? Les « Gilets jaunes » ont-ils survécu à la trêve des confiseurs ?

Christophe Boutin : Première conclusion, en effet, le mouvement a survécu aux fêtes. 50.000 manifestants dans toute la France estimés à 19h, c’est loin d’être négligeable pour cet Acte 8 - il y en avait 33.600 le 22 décembre (Acte 6) et 66.000 le 15 décembre (Acte 5). C’est encore moins négligeable quand ces manifestants étaient présents dans toute la France, à Paris mais aussi dans nombre de grandes ou de plus petites villes (Saint-Brieuc ou Saint-Lô).

À Paris, entre 1.200 et 1.500 personnes le matin, près de 4.000 l’après-midi, avaient visiblement des objectifs précis en tête : organiser une manifestation devant le siège de l'AFP, pour dénoncer l’attitude des médias à leur encontre, qui leur semble partisane, et une autre, sous forme d’une marche en direction de l’Assemblée nationale, pour dénoncer cette fois l’autisme des élus de la majorité. Et c’est dans la tentative de franchir la Seine en direction du Palais-Bourbon que les principaux incidents de la capitale ont eu lieu.

À Bordeaux (4.600 manifestants) la journée a été tendue mais pas spécialement violente, le devenant plus dans la soirée à Toulouse (2.300 manifestants), Rouen (2.000) ou Nantes (200). Et l’on notera qu’à Marseille, des « Gilets jaunes » ont bloqué… d’autres « Gilets jaunes », devant le  siège du journal La Provence où Bernard Tapie leur avait laissé des locaux à disposition.

Ainsi, alors que nous allons bientôt arriver aux deux mois de conflit, que le gouvernement a pris quelques mesures et que la perspective du « Grand débat » voulu par Emmanuel Macron peut conduire à un certain attentisme, le mouvement des « Gilets jaunes » continue d’exister, sensiblement au même étiage qu’il y a trois semaines.

Où en est-on du rapport à la violence dans le mouvement et au gouvernement ?

On pouvait se demander si les conditions de cette reprise allaient influer sur le style des manifestations, et notamment si celles-ci allaient être prises en main par des activistes plus violents. Vendredi, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, considérait ainsi que le mouvement était devenu « le fait d'agitateurs qui veulent l'insurrection et, au fond, renverser le gouvernement » - deux choses qui ne sont pas nécessairement liées. Le même Griveaux avait aussi tweeté : « Nous allons aller plus loin dans le changement, être plus radicaux », ce qui était, on en conviendra, une curieuse manière d’apaiser les choses à la veille de l’Acte 8.

Est-ce pour cela, on ne sait, mais l’information a été donnée en fin de soirée que le même Griveaux avait du être exfiltré par ses officiers de sécurité de son secrétariat d’Etat, rue de Grenelle, sortant par la porte arrière après qu’une quinzaine d’individus, « certains habillés en noir, d’autres avec un gilet jaune », aient défoncé la porte d’entrée - avec semble-t-il un engin de chantier -, et soient entrés dans la cour, avant de repartir. « Ceux qui sont rentrés ici, ils ont attaqué la maison France » déclara la principale victime devant les caméras.

Il est toujours regrettable de voir des manifestants user de violence, mais Damien Abad, vice-président de LR, qui dénonçait cette violence, considérait aussi que les propos du secrétaire d’État, volontiers caricaturaux, étaient mal tombés quand « on a besoin d'apaisement, de sérénité de calme, et surtout que tous les Français retrouvent leurs esprits pour que la France retrouve son rang ». De la même manière, l’arrestation très symbolique d’Éric Drouet, certes légale, tombait mal pour un gouvernement cherchant l’apaisement – mais le même Drouet s’est, on le sait, ensuite vanté de s’être fait volontairement arrêté pour prouver l’absence de libertés dans la France de 2019.

On a presque l’impression, à regarder jouer les différents protagonistes en ce début janvier 2019, que les Gilets jaunes ont besoin d’une répression pour maintenir la vigueur de leur mouvement et continuer à bénéficier d’un soutien populaire important. En face, le gouvernement aurait lui besoin d’un minimum de violences spectaculaires pour rassembler ces Français avant tout épris d’ordre, et permettre au Président de la République de restaurer, en usant du pouvoir régalien de garantie de l’ordre public, une image de Chef qui s’est peu à peu délitée au fil de l’année 2018. On en revient en fait, en mineure chez le Président mais en majeure chez certains membres du gouvernement, aux thématiques développées ab initio par Christophe Castaner – et Bernard-Henri Lévy ! - selon lesquels il ne s’agirait rien moins que de sauver la République des factieux.

On voit mal, dans ce jeu à rôles renversés, quand les coups de matraque semblent servir les deux camps, ce qui peut conduire, à court terme au moins, à poser les bases d’un dialogue apaisé. La seule limite vient du fait que les deux camps ne peuvent pas aller trop loin dans la violence, perdant sinon, pour l’un, celui des « Gilets jaunes », son statut de victime, et pour l’autre, le gouvernement, la légitimité de son monopole d’usage de la force – même légale. Avec donc cette réserve, et tenant compte de la participation à cet Acte 8, on a l’impression que cela peut durer encore longtemps…

Les résultats de la consultation initiée par le CESE pour répondre à la crise des Gilets jaunes ont été "manipulés" par des militants opposés au "mariage pour tous". Au-delà de cette consultation, n'est-ce pas la preuve que l'exercice d'instauration d'un dialogue apaisé risque d'être terriblement difficile à gérer pour le gouvernement ?

Reprenons si vous le voulez bien les choses dans l’ordre. Les « Gilets jaunes » ont été dès l’origine un mouvement très particulier en ce qu’il était éclaté en de multiples structures de coordination locales, à l’échelle de la ville ou même du village, ce qui a conduit à la fameuse occupation des ronds-points, avant et pendant les manifestations plus importantes organisées dans les grandes villes et à Paris. Dans ce contexte, à la fois pour renouer le dialogue et pour permettre aux différents groupes de faire connaître leurs revendications, diverses initiatives locales s’organisent, dans les mairies, d’abord de manière ponctuelle, puis de manière coordonnée.

Le gouvernement entre ensuite dans la danse, en annonçant l’organisation du « Grand débat national » de deux mois, qui commence quand prend fin la période d’un mois laissée à la rédaction des « cahiers de doléance » dans les mairies - soit en tout trois mois de consultation. L’organisation de ce « Grand débat » et son contrôle sont alors confiés à la Commission Nationale du débat Public (CNDP) qui organise fréquemment de tels débats mêlant des interlocuteurs divers (représentants de l’État, élus locaux, opérateurs, société civile, citoyens) lors de la mise en place, par exemple d’équipements structurants d’ampleur nationale (lignes TGV, lignes THT, autoroutes…).

C’est à ce moment que se réveille le Conseil Économique Social et Environnemental, une structure normalement productrice de rapports ou d’avis à destination de l’exécutif et/ou du législatif, mais qui, depuis la révision constitutionnelle de 2008 et sa mise en œuvre par la loi organique de 2010, est  aussi chargée de recevoir les pétitions des citoyens. Il faut pour cela réunir 500.000 signatures et les remettre au Conseil qui, dans un délai d’un an, donne un avis qui est transmis au Premier ministre et aux présidents des deux chambres.

Le CESE, institution régulièrement remise en cause tant sur sa composition que sur son utilité même, se voit donc largement mis sur la touche par la double offensive des maires et de la CNDP, et décide de lancer sa propre consultation, par voie informatique, parallèle à celle des maires. « Depuis plusieurs semaines – lit-on sur son site -, le mouvement des Gilets Jaunes a mis en lumière un certain nombre de fractures et problématiques vécues au quotidien par des millions de citoyennes et citoyens. En vertu de sa mission d’éclairage des décisions publiques, de conseil du Gouvernement et du Parlement, le CESE entend cet appel (sic !) et souhaite y apporter des solutions (re-sic !). À travers cette consultation, le Conseil sollicite l’expression de chacune et chacun, afin de mieux cerner l’ensemble des attentes. Par souci de cohérence, et afin d’en faciliter l’analyse, les citoyennes et citoyens peuvent faire part de leurs aspirations autour de 6 thèmes : les inégalités sociales ; la justice fiscale ; les inégalités territoriales ; le pouvoir d'achat ; la participation des citoyens ; la transition écologique ».

La grande différence d’avec les cahiers de doléances des mairies, qui vient démultiplier la possibilité offerte à des groupes de pression d’imposer leurs éléments, est ici qu’il s’agit d’une consultation par voie informatique, consultation part ailleurs peu ou très mal annoncée, les médias ne parlant que de ce futur « Grand débat » par lequel Emmanuel Macron prétend réconcilier le pays. Le résultat ne se fait pas attendre : dès le début du recueil des « aspirations », on voit différents groupes de pression structurés s’emparer de l’occasion qui leur est donnée d’agir, qu’il s’agisse de lutter contre les implantations d’éoliennes ou… contre le Mariage pour Tous, une question qui arrive finalement en tête des sujets évoqués.

Rappelons ici qu’un vieux contentieux oppose la Manif pour tous et le CESE, à l’époque dirigé par l’ineffable Jean-Paul Delevoye, caricatural représentant du « monde d’avant » rallié à Emmanuel Macron et maintenant « Haut-commissaire à la réforme des retraites ». Celui-ci – le bureau du CESE, mais son président ne faisait pas mystère de son avis - avait en effet refusé en février 2013 d’examiner la pétition présentée par La Manif pour Tous et rassemblant près de 700.000 signatures (694.428 bulletins), dirigée contre la loi dite Taubira ouvrant le mariage aux couples homosexuels. Le Conseil d’État lui a donné raison par un arrêt du 15 décembre 2017, considérant (si on ose encore utiliser ce terme maintenant rejeté par le juge administratif) de manière bien subtile qu’une telle pétition citoyenne devait porter sur une question, quand bien même y aurait-il un projet de loi qui ne serait « pas sans lien avec celle-ci », et que seul le gouvernement pouvait demander son avis au CESE sur le projet de loi lui-même…

Que dire pour les résultats de la consultation actuelle ? D’abord, qu’il ne s’agit pas d’une consultation des « Gilets jaunes » contrairement à ce qu’on lit parfois, pas plus d’ailleurs que le serait celle organisée par les maires ou que le sera demain le « Grand débat ». Il s’agit de consultations, locales ou nationales, qui visent à prendre le pouls de l’ensemble des Français. Il n’est donc pas surprenant que les résultats ne recoupent que partiellement les revendications plus spécifiques que l’on a cru pouvoir déceler chez les « Gilets jaunes » (RIC ou vote blanc par exemple). Certains groupes se seraient ensuite plus mobilisés que d’autre ? Oui, comme toujours, et c’est tout à leur honneur dans une démocratie, quand on ne cesse de se plaindre de son atonie, et, par exemple, de la montée de l’abstention élection après élection. Ce seraient plus des groupes de pression « de droite » ? Outre que cela reste à prouver, quand bien même, serait-ce le cas que nous nous trouverions, comme dans une élection, avec des personnes motivées qui vont voter et d’autres qui estiment pouvoir rester chez elles… Rien de choquant.

On peut, certes s’interroger sur la valeur d’une consultation en ligne peu médiatisée dans la France de 2019, et sur la manière dont elle permet de connaître les attentes des Français. Mais en dehors de cette réserve, les règles de la consultation du CESE étaient claires. Les réponses ne sont pas celles attendues ? Il faudra faire avec. Le CESE a maintenant une dizaine de jours pour rendre, à la mi-janvier si l’on en croit son site, une synthèse de cette consultation. Disons-le, un déni de démocratie qui conduirait à en travestir de manière par trop grossière les résultats augurerait mal du « Grand débat à venir », et serait politiquement très mal venu. Et restons sereins : le CESE aura peut-être plus de chance avec le tirage au sort des citoyens qui doivent, en sus de cette consultation, l’aider à rédiger son avis final…

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