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Accusés, levez-vous : quand les médias imposent leur loi au système judiciaire
©CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

Bonnes feuilles

Olivia Dufour publie "Justice et médias : la tentation du populisme" chez LGDJ éditions. Et si les médias étaient en passe de se substituer à la justice ? Les offensives de l’opinion sont de plus en plus violentes contre l'institution judiciaire et ses principes. Le secret de l'instruction et la présomption d'innocence ont quasiment disparu. Extrait 1/2.

Olivia Dufour

Olivia Dufour

Olivia Dufour a commencé sa carrière en tant que juriste dans un cabinet d'avocats parisien avant de devenir journaliste en 1995. Spécialisée en droit, justice et finance, elle est actuellement responsable du développement éditorial du site Actu-Juridique (Groupe Lextenso). Elle est l'auteur de « Justice, une faillite française ? », publié en 2018 récompensé par le prix Olivier Debouzy, en 2020 de « Justice et médias, la tentation du populisme » et, en 2021, de « La justice en voie de déshumanisation », tous les trois publiés chez Lextenso Editions.

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L'inquiétude grandit dans le monde judiciaire. Affaire après affaire, les médias semblent en effet étendre leur emprise sur la justice. Ils la bousculent, la défient, invoquent contre elle le poids de l’opinion, critiquent ses décisions, remettent en cause ses principes. S’il est vrai que les journalistes sont qualifiés à juste titre de «chiens de garde de la démocratie» par la Cour européenne des droits de l’homme, le système médiatique auquel ils appartiennent peut se révéler parfois hautement toxique. Consciente du danger, la justice entretient avec eux depuis toujours des rapports ambivalents. S’il lui arrive parfois de rechercher leur appui, le plus souvent elle s’en défie. «L’opinion publique? Chassezla, cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche! C’est elle qui, au pied du Golgotha, tendait les clous aux bourreaux, c’est elle qui applaudissait aux massacres de septembre et, un siècle plus tard, crevait du bout de son ombrelle les yeux des communards blessés», lançait déjà à son époque Me Vincent de Moro-Giafferri (1878-1956). La justice sait que ses mécanismes complexes et sophistiqués doivent être préservés à toute force de la brutalité des foules; que c’est dans le temps long et la réflexion qu’elle accomplit son œuvre. Mais est-elle encore en mesure aujourd’hui de se défendre? Plusieurs affaires récentes que nous étudierons au fil de ces pages amènent à en douter.

Du risque individuel à la menace systémique 

Les médias ont pris une telle puissance ces dernières années que l’on peut se demander s’ils ne sont pas en mesure désormais d’imposer leur loi, sans que nous nous en rendions forcément compte. L’émergence des réseaux sociaux, en transformant tout un chacun en producteur et diffuseur de contenu, autrement dit en média (en 2018, sur 7,5 milliards d’habitants, on dénombre 3,8 milliards d’internautes dont 3 milliards d’utilisateurs de réseaux sociaux) a démultiplié la puissance du quatrième pouvoir. Portés par les nouvelles technologies dont ils se sont approprié les outils autant que les valeurs, voici que les médias entendus au sens large (y compris les réseaux sociaux) diffusent à une échelle industrielle leur culte de l’émotion, de la transparence, de l’instantanéité, de la simplification, du spectaculaire à l’ensemble de la société. Les avocats, par exemple, constatent quotidiennement combien il devient difficile de défendre leur secret professionnel dans une société où la transparence est brandie comme une vertu supérieure et où le secret par conséquent est objet de soupçon. Et que dire du temps judiciaire face à l’exigence d’immédiateté de l’information qui condamne déjà un coupable quand l’enquête n’en est encore qu’à ses balbutiements? Dans un tel contexte, que peut l’exigence du contradictoire ou la subtilité du raisonnement juridique lorsqu’un média exige qu’on lui résume une affaire judiciaire complexe en quelques minutes?

Une industrie soumise à des contraintes de rentabilité 

Si les médias constituent un contre-pouvoir indispensable en démocratie, ils sont aussi et peut-être avant tout un secteur industriel soumis à une logique de rentabilité. Cet aspect n’est pas ignoré en critique des médias, mais lorsqu’il est abordé c’est le plus souvent dans le cadre d’une réflexion dénonçant, à tort ou à raison, la dépendance des journalistes à l’égard du système dominant et leur tendance plus ou moins consciente à en asseoir la domination. Ce qui renvoie à la défense d’une nécessaire pluralité. Ce débat est majeur. Mais il est une autre façon d’appréhender l’industrie médiatique que l’on pourrait emprunter à la pensée écologique. Cette activité industrielle consiste en effet à extraire la matière première qu’est le fait, le plus souvent pathologique et spectaculaire, pour le transformer en information monnayable. À ce titre, la justice représente un réservoir quasiment illimité d’événements susceptibles, après un processus de plus en plus industrialisé (rapidité, maîtrise des coûts, production à la chaîne), de constituer une information (produit fini de l’industrie médiatique) qui sera ensuite proposé au public, soit gratuitement (en comptant sur les ressources publicitaires), soit moyennant une modeste rémunération. Tant que les méthodes étaient artisanales, la gêne occasionnée était mineure en ce qu’elle n’affectait que les dossiers qui avaient le malheur d’attirer l’attention de la presse. Mais voici que cette exploitation de l’écosystème judiciaire s’opère désormais à une très grande échelle, ce qui engendre nécessairement des conséquences sur celui-ci. La cause en est la multiplication des supports médiatiques et donc des besoins de contenus, engendrée par l’arrivée d’Internet, et l’émergence des chaînes d’information en continu. Lorsqu’on s’interroge sur la nécessité de maintenir la présomption d’innocence ou le secret de l’instruction qui n’apparaissent plus que comme des faux-semblants, ne reconnaît-on pas implicitement que les médias ont imposé leur loi à une justice qui a purement et simplement renoncé à se défendre? Nombre de professionnels semblent s’y résoudre au nom du pragmatisme. Et c’est sans doute ce qui est le plus inquiétant. Car demain, quelle nouvelle valeur va-t-on abandonner sous prétexte qu’elle se révélera incompatible avec les attentes médiatiques? S’il faut donc s’inquiéter de l’avenir de la justice, c’est parce que ce sont désormais ses équilibres subtils peaufinés par des siècles de réflexion que la brutale industrie médiatique est en train d’endommager.

Extrait du livre d’Olivia Dufour, "Justice et médias : la tentation du populisme", publié chez LGDJ éditions.

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