50 ans après la révolution sexuelle, sommes-nous aussi heureux que l’espéraient les combattants de la libération des désirs ? Pas si sûr... <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
50 ans après la révolution sexuelle, sommes-nous aussi heureux que l’espéraient les combattants de la libération des désirs ? Pas si sûr...
©Pixabay

Nouvelle morale

Jean-Paul Mialet, auteur de "L'Amour à l'épreuve du temps", revient sur mai 1968, époque de toutes les libertés ("Il est interdit d’interdire") et en particulier de la libération sexuelle.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

Voir la bio »

Atlantico : Votre livre, L'Amour à l'épreuve du temps, est d'abord celui d'un soixante-huitard. Non pas en tant qu'il embrasse les idées de 68 mais parce que vous avez vous même eu vingt ans en 1968. 68 : l'année de la révolution sexuelle, de l'explosion de désirs, de la libération des corps contraints par la morale, entraîna aussi une certaine dévaluation de l'amour, considéré comme petit bourgeois, individualiste, casanier. 50 après, où en sommes nous, avec l'amour ? Est-il toujours subordonné au désir, voire confondu avec le désir ? Que diriez-vous si vous deviez comparer le rapport à l'amour de ces deux jeunesses séparées par un demi siècle ?

Jean-Paul Mialet : Je ne dirai pas je suis d’abord un soixante-huitard : je suis plutôt d’abord un homme qui a arpenté pendant quarante ans le territoire obscur des souffrances de l’âme. Ce mot d’âme peut frapper, mais hors de toute connotation religieuse, il me paraît le plus adapté pour désigner le noyau sensible qui anime chacun à son insu, et qui est au centre de mon activité. Mais certes, j’avais bien vingt ans en 68, et cela a contribué – bien moins toutefois que ces longues années de pratique – à mon formatage personnel.

Chacun sait que 68 a été l’époque de toutes les libertés (« Il est interdit d’interdire ») et en particulier de la libération sexuelle. De ce côté-là, l’explosion n’est pas venu au hasard : elle était préparée par un terrain théorique et rendue possible par l’élimination d’obstacles pratiques. D’un point de vue théorique, beaucoup considéraient que la sexualité faisait l’objet d’une répression destinée à maintenir l’ordre social ; des philosophes ou psychanalystes freudo-marxistes  pensaient qu’en lâchant les vannes, on libérerait non seulement l’homme de sa tyrannie personnelle,  mais aussi la société de l’oppression du Grand Capital. Cette volonté d’émancipation de l’individu de ses tutelles se heurtait néanmoins à des interdits moraux et pratiques. Les deux se sont écroulés en même temps. La possibilité pour la femme de disposer de son corps sans risque de grossesse grâce à la pilule contraceptive a levé tout obstacle pratique à une sexualité libre. Et une nouvelle morale s’est substituée à l’ancienne : faire l’amour et non la guerre. N’oublions pas le contexte de la guerre du Viet Nam. La course aux armements devait céder la place à la course au plaisir. La révolution sexuelle s’est alors mise en en marche.

A cette époque, le sentiment amoureux était ignoré ou méprisé : l’amour était tenu pour une construction sociale, une justification pour s’aliéner la propriété d’un partenaire. Seul faire l’amour pouvait se concevoir en toute liberté. Ont alors été tentées des expériences de vie communautaire où personne n’appartenait à personne mais pouvait s’unir sexuellement à tous : comme on peut l’imaginer, cela a rapidement tourné à l’échec… Et la révolution sexuelle s’est peu à peu apaisée,  laissant les conventions bourgeoises d’autrefois faire leur retour.

Aujourd’hui, après 50 ans, on peut retrouver dans la société actuelle des résidus de cette culture mettant la sexualité au centre de l’existence individuelle et prônant une forme d’anarchie hédoniste, mais elle est également traversée par d’autres courants qui la rendent plus contradictoire. La liberté sexuelle est toujours aussi présente, mais elle a ses limites. Doit-on rappeler qu’en 68, certains encourageaient les relations sexuelles avec des mineurs, pour les « libérer » le plus rapidement possible ? De plus, la liberté sexuelle est aujourd’hui perçue différemment selon le sexe : du côté féminin, elle est revendiquée avec fierté alors que chez l’homme, cet harceleur en puissance, on se méfie… Bien sûr, le rapprochement entre un homme et une femme peut encore se faire sur des bases fondamentalement sexuelles, à la recherche d’un plaisir commun, sans obstacle moral, ce que l’on aurait difficilement pu concevoir avant 68. Mais on prône une union basée sur des sentiments : seul le sentiment amoureux est en effet garant de la sincérité de l’union – et l’on voue un culte illimité à l’amour et à la sincérité. En fait, il serait plus exact de dire que l’on vénère par dessus tout la liberté : le reste en découle. Une union ne peut se faire que librement, donc poussé par l’amour, et cet amour ne peut être que sincère, sinon, quelle valeur a-t-il ? L’époque est donc devenue beaucoup plus complexe : elle valorise toujours la liberté, et notamment la liberté sexuelle (ce qui autorise une propagation ravageuse de la pornographie), mais en même temps elle met l’amour romantique au centre des relations entre partenaires ! Je dirai donc qu’aujourd’hui, l’amour n’est plus le moins du monde méprisé comme en 68. De plus, le désir sexuel occupant une grande place depuis la libération sexuelle, l’amour ne peut se concevoir sans désir. Est-il subordonné au désir ? Je ne le crois pas. Mais vivre l’amour avec des impératifs aussi exigeants de sincérité et de liberté, alors qu’on est en permanence sollicité au niveau de ses désirs, et qu’on donne d’ailleurs au désir, comme à l’amour, une place centrale dans son existence  - vivre l’amour dans ces conditions représente, selon moi, un tour de force

Est-ce que derrière cette recherche effrénée et incontrôlée du désir ne se cache pas une idéalisation de l'amour ?

Je ne suis pas sûr de comprendre votre question, mais je vais y répondre à ma façon. Cette recherche effrénée du désir est plutôt liée pour moi à un effet d’entraînement d’un environnement qui ne cherche qu’à stimuler le désir, pour des raisons commerciales avant tout. Ces désirs chauffés à blanc doivent par ailleurs être accomplis, en raison des impératifs de liberté qui imposent d’assouvir tous ses désirs. Dans le domaine du désir sexuel, on est arrivé ainsi à une escalade de sollicitations qui amplifie et multiplie les désirs, et rien ne doit en entraver l’accomplissement de ces désirs « du moment qu’il s’agit d’adultes consentants ».

Tout cela aboutit à un inconscient collectif envahi par un profond et puissant courant de fantasmes et représentations érotiques crues. Je me demande si la valorisation de l’amour romantique et l’idéalisation de l’amour que l’on rencontre aujourd’hui n’est pas une parade, une façon d’endiguer ce courant qui au fond, a des aspects angoissants (Suis-je un frustré ? Serai-je à la hauteur ? Etc. ) Par un mécanisme comparable à ce que ce que les psychanalystes désignent de « formation réactionnelle », la libération du désir aurait ainsi pu mener à la sanctuarisation du sentiment, en  poussant à se réfugier dans l’îlot rassurant des idéaux purs du cœur pour se préserver des flots boueux des désirs du corps.

Au-delà de l'amour, vous rappelez que l'union, et donc le mariage, sont des socles sociaux fondamentaux. Aujourd’hui ces socles sont mis à mal, on divorce beaucoup, souvent tôt, mais très tard aussi (les divorces de seniors ont beaucoup augmenté). Pourquoi les gens ont-ils tant de mal à vivre "ensemble" ?

N’aurais-je pas répondu dans la première question ? Comment maintenir l’union quand elle est soumise à tant de tensions contradictoires, quand elle doit être sincère, maintenir au plus haut niveau les aspirations parfois contradictoires du cœur et du corps en les réservant à une seule personne – et quand de plus, chacun, très sourcilleux de sa liberté, est attentif à ne pas trop se laisser aller à des compromis avec l’autre… On divorce donc quand on ne se sent plus tenu par un lien qui a du sens. Et rien n’en empêche, puisqu’on est libre. On divorce aussi parce qu’on a plus le sens de ce qui est au-dessus de soi (autrefois, on plaçait le couple – entre autres – au dessus de soi) et peut-être serait-il temps de retrouver un sens au dessus de soi.

Aristophane, dans son dialogue très célèbre du Banquet, affirme qu'au départ les hommes et femmes étaient deux, qu'on les a séparé au Commencement et que c'est pour cela qu'ils cherchent frénétiquement à s'unir à nouveau. Notre époque n'a-t-elle pas trop tendance à voir dans le couple une finalité parfaite, une harmonie, une fusion, là où il y a entrelacement, contradictions, interaction parfois contradictoire ? N'oublie-t-on pas qu'un couple, cela reste malgré tout deux personnes ?

Notre époque n’aurait-elle pas tendance à nier ou gommer des différences évidentes pour mieux rêver d’une harmonie parfaite entre « mêmes » ? La différence des sexes, que l’on a tenté d’enterrer dans la confusion des genres, n’en est-elle pas la manifestation criante ? Dès l’introduction de mon précédent livre, Sex Aequo, je rappelle que mon but n’est pas de prendre une part polémique dans des débats idéologiques, mais d’aider chaque sexe à mieux se comprendre pour pouvoir mieux s’aimer. Mes années de pratique m’ont en effet révélé une évidence à laquelle ne m’avait pas préparée mes longues études : les hommes et les femmes sont bougrement différents ! Il est certain qu’en ne voulant pas voir certaines différences essentielles entre les sexes, notamment au niveau du désir et des rapports au corps, on entretient des malentendus. Chacun se montre déçu dans des attentes qui sont déplacées quand elles concernent l’autre sexe.

Hélas, ce que j’évoque vis à vis de la différence des sexes pourrait probablement s’entendre à propos d’autres différences : il me semble assister à une sorte de glissement totalitariste où chacun voudrait l’autre absolument conforme à ses attentes. Ou bien, s’il lui échappe, il le conçoit comme radicalement différent. Le « même » nous aveugle de plus en plus et l’altérité nous devient étrangère. Il n’y a que des « mêmes » ; les « autres » sont des monstres menaçants que l’on conspue. Pourtant, l’harmonie est un accord de notes différentes et non deux notes identiques qui se fondent en une seule.

Qu'est-ce que vous diriez à un jeune homme ou une jeune femme qui ne voit pas l'intérêt de se mettre ensemble ou de se marier, parce que selon elle ou lui tout cela doit bien terminer un jour, parce que leurs parents ont divorcé ou parce qu'ils n'en voient pas l'intérêt ?

Je leur dirais que l’aventure du couple est une des plus grandes aventures, qu’il n’y a qu’a deux que la construction d’une existence puisse prendre toute son ampleur. Certes, on peut vivre, et vivre bien, avec un seul œil, mais il en faut deux pour donner au monde son relief. Je leur dirais que ne pas se lancer dans cette aventure, c’est se priver de joies profondes et manquer l’occasion de donner un vrai sens à son existence. C’est manquer une façon unique d’approfondir la connaissance de soi comme la connaissance de l‘autre. Je les encouragerais à ne pas se laisser influencer par l’exemple des autres : ce n’est pas parce qu’autour d’eux, leurs parents, leurs amis, ne sont pas parvenus à mener l’aventure à son terme qu’ils doivent l’éviter. Eux y parviendront peut être. Et au moins, s’ils échouent, ils auront essayé. Décide-t-on de ne pas vivre parce que la vie doit s’arrêter un jour – un jour inattendu, peut-être très vite, peut-être demain ? Je reprendrais enfin les mots de cette patiente, citée dans le livre, qui après une longue rupture, déclare : « Julien et moi avons fait le choix de nous remettre ensemble (…) Nous trouvons belle l’idée que nous arrivions ensemble  au terme de notre vie et nous sommes prêts à nous en donner les moyens »

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !