49-3 sur les retraites : Technocratie 0 / Français 1<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Elisabeth Borne s'exprime à la tribune de l'Assemblée nationale, le jeudi 16 mars 2023, et dévoile son choix de recourir au 49.3 sur la réforme des retraites.
Elisabeth Borne s'exprime à la tribune de l'Assemblée nationale, le jeudi 16 mars 2023, et dévoile son choix de recourir au 49.3 sur la réforme des retraites.
©ALAIN JOCARD / AFP

S’agit-il d’une révolte ou d’une révolution, sire ?

Elisabeth Borne a engagé jeudi à l'Assemblée la responsabilité de son gouvernement sur la réforme des retraites par le biais de l'article 49.3 de la Constitution. Est-ce une énième crise politique ou une rupture plus profonde ?

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »
Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet

Maxime Tandonnet est essayiste et auteur de nombreux ouvrages historiques, dont Histoire des présidents de la République Perrin 2013, et  André Tardieu, l'Incompris, Perrin 2019. 

Voir la bio »

Atlantico : La réforme des retraites a donc été adoptée par 49-3 à l’Assemblée nationale. Des motions de censure ont été annoncées dans la foulée. Est-ce une énième crise politique, comme la France en à l’habitude ou une rupture plus profonde ?

Christophe Boutin : Si vous le voulez bien, relativisons un peu les choses. Tout d’abord, le texte n’a pas été adopté, puisque l’on ne sait pas si des motions de censure vont être déposées, et moins encore si une d’entre elles serait votée, ce qui entraînerait à la fois la chute du gouvernement d’Élisabeth Borne et la disparition de ce texte sur les retraites - au moins temporairement. 

Il ne s’agit ici, tout simplement - mais cela peut surprendre les Français qui n’y étaient plus habitués - que du fonctionnement démocratique des institutions dans le cadre d’un parlementarisme, et quand bien même s’agit-il ici de ce « parlementarisme rationalisé » voulu par la constitution de la Ve République. En ce sens, l’utilisation de l’article 49 al.3, dont c’est d’ailleurs la centième utilisation depuis 1958, n’a rien de spécialement antidémocratique, pas plus et pas moins que celle qui a pu être faite, à l’Assemblée nationale ou au Sénat, d’articles du règlement de ces chambres qui permettent à une majorité de passer outre les obstructions d’une opposition minoritaire.

Si crise politique, il y a, elle est peut-être finalement plus liée à la manière dont le gouvernement a voulu utiliser l’article 47–1, incluant son projet de réforme des retraites dans cette procédure spécifique qui concerne des projets de lois de financement de la sécurité sociale. Il s’agissait de bénéficier de plusieurs avantages, le premier étant le caractère accéléré de la procédure - vingt jours devant l’Assemblée nationale – mais, lié à l’obstruction de la NUPES, cela a conduit à ne pas pouvoir examiner certains articles essentiels de la réforme, si ce n’est en commission. Le second avantage est de permettre d’utiliser l’article 49 al.3 comme le fait Élisabeth Borne sans obérer pour cela l’unique possibilité d’utilisation de cette procédure par session parlementaire – une innovation d’une révision de 2008 décidément bien mal maîtrisée par son promoteur, Nicolas Sarkozy. 

À Lire Aussi

Réforme des retraites : pire que la rue, la menace du recours forcé au 49-3

Enfin, si crise politique il y a, elle est aussi due à la manière dont les présidents des partis et des groupes parlementaires qui devaient constituer une majorité que les chiffres laissaient espérer se sont montrés incapables de tenir leurs troupes. 

Maxime Tandonnet : Nous sommes sans doute devant bien autre chose qu’une simple une crise sociale. Dans les profondeurs du pays, l’exaspération est extrême. Elle a des causes économiques et sociales bien sûr, l’aggravation de la pauvreté, le chômage, l’inflation qui ronge le pouvoir d’achat et frappe de plein fouet la classe populaire et la classe moyenne. Mais surtout, cette exaspération à des causes mentales. Elle est une réponse au sentiment d’un déni démocratique. En 2017 comme en 2022, la présidentielle n’a pas donné lieu à un débat de société et à des choix politiques, le président étant élu largement par défaut. Le taux d’abstention gigantesque des législatives (46%) a souligné à quel point la population ne se sentait plus écoutée ni représentée.  La réforme des retraites avec sa mesure emblématique des 64 ans, fait l’objet d’un rejet extrêmement profond de la population. L’entêtement ou l’aveuglement des dirigeants politiques à ce sujet engendre un malaise profond dans le pays. Cette impression que le pouvoir politique méprise le peuple est à la source d’un climat explosif. L’usage du 49-3 (après le 47-1 pour bloquer les débats) pourrait être l’étincelle de trop.

Derrière le match Emmanuel Macron et son gouvernement contre l’opposition politique et sociale dans quelle mesure se joue-t-il le match des Français contre la technocratie ?

À Lire Aussi

Retraites : la droite dans tous ses états

Christophe Boutin : Un match contre la technocratie, ce n’est peut-être pas aussi évident sur le fond. D’abord, parce que les Français ne sont lui opposés que lorsque celle-ci dessert leurs intérêts et déçoit leurs attentes, mais se montrent sinon, lorsque celle-ci les « protège », d’une remarquable docilité – et qu’importe alors si leurs libertés en pâtissent. Ils ont montré en ce sens, par exemple dans l’épisode récent de la crise sanitaire, mais pas seulement, leur remarquable degré de sujétion. Par ailleurs, si le texte était initialement « technocratique », des amendements ont été acceptés, soit lors des débats en commission parlementaire, soit lors du vote en plénière, soit enfin lors de la négociation qui a eu lieu dans le cadre de la commission mixte paritaire. Pourtant, effectivement, dans une mise en scène très réussie d’ailleurs de la part de l’opposition de gauche, on a montré la lutte d’un peuple français rassemblé contre la technocratie, nouvelle version du « pays réel » dressé contre le « pays légal » si on ose se permettre cette référence.

C’est ainsi qu’une gauche politique qui, quand on regarde les chiffres, n’a pas fait de scores exceptionnels lors de l’élection présidentielle, ni même lors des législatives qui suivirent, et que des syndicats qui avaient été aux abonnés absents, lors de la crise des Gilets jaunes, trouvent dans la construction de ce récit – presque de ce mythe mobilisateur - l’occasion de se forger une nouvelle légitimité. La question est alors de savoir jusqu’où peut aller cette dernière, quelles en sont les limites, et, au-delà, celle du rapport entre légalité et légitimité ou, pour dire les choses différemment, entre la légitimité démocratique d’élus validés par le suffrage universel direct et celle d’un mouvement politico-syndical qui a réussi de belles mobilisations dans la rue. 

À Lire Aussi

Ne pas voter la réforme des retraites, un choix irresponsable, vraiment ?

Lorsqu’il y a un doute, lorsque l’on ne sait plus où est la vraie légitimité, la solution préconisée par le Général, De Gaulle, celle qui résulte de l’esprit même de nos institutions, est de demander au peuple de trancher - soit par une dissolution de l’Assemblée nationale (1962 et 1968), soit par un référendum (1962 et 1969) - le chef de l’État qui pose ainsi la question au peuple en tirant alors toutes les conséquences en termes de responsabilité politique. Mais il ne semble pas que cet arbitrage par le peuple souverain soit dans les priorités actuelles de notre Président. D’où, chez certains, l’idée de proposer avant promulgation de la loi un référendum d’initiative partagée… 

Maxime Tandonnet : Le conflit se situe entre une vaste majorité des Français et une classe dirigeante qui s’incarne dans quelques figures médiatisées au style technocrate poussé à la caricature : arrogance, langue de bois, mépris, indifférence morgueuse…  Pour autant, l’Etat profond (l’administration) n’y est cette fois-ci pour rien. Ce n’est pas lui qui a poussé le pouvoir politique dans cette voie. L’origine est purement politique : les « 65 ans » en guise de programme du président-candidat Macron et  l’acharnement de ce dernier à les mettre en œuvre, déclinés en « 64 ans », dans un objectif de posture autoritaire. Rarement un tel consensus contre le pouvoir politique ne s’est trouvé réuni dans une logique qui surmonte les clivages sociaux et idéologiques – à l’exception de la bourgeoisie fortunée et retraitée. 

À Lire Aussi

Retraite : le régime par répartition que tout le monde veut défendre est déjà condamné

Alors que le gouvernement est forcé de recourir au 49-3, à quel point faut-il voir, dans la séquence actuelle, un énième clou dans le cercueil du cercle de la raison ? Une remise en cause du modèle ?

Christophe Boutin : L’idée du cercle de la raison, l’image de ces élites qui en feraient partie, et qui, pour cela, devraient nécessairement prendre les décisions, la thèse des « sachants » opposés à un peuple qui ne serait pas capable de comprendre les différents enjeux des grandes crises, tout cela a du plomb dans l’aile depuis maintenant bien longtemps. Et l’idée d’espérer convaincre les Français par des discours télévisés de « chef de guerre » ou des prestations du type du Grand débat n’est plus guère crédible. 

Mais comment le reprocher aux Français ? La crise sanitaire, la crise énergétique, la crise financière, ou cette crise internationale sur le territoire européen, tout cela démontre cruellement les limites de ceux qui prétendaient être capables de gouverner par le seul usage de la raison, et dont nombre de décisions paraissent pourtant frappées d’une certaine irrationalité. Nos « sachants » se sont notamment révélés incapables, non de prévoir l’avenir – qui le pourrait ? – , mais de mettre en place un certain nombre de mesures de prudence qui l’auraient rendu moins dangereux, incapables de se projeter dans l’avenir, dans le long terme. Or, une question, comme celle des retraites relève justement et de cette projection et de cette nécessité de prudence, quand le capital de confiance est sérieusement émoussé. 

Par ailleurs, l’État n’est visiblement plus à même d’exercer ses fonctions régaliennes, d’assurer la sécurité sur son territoire, ou d’obtenir le respect de ses décisions sur les scènes nationale et internationale - où de récentes prestations ont montré à quel point ses dirigeants étaient dévalués, pour ne pas dire ridiculisés. Cette faiblesse structurelle d’un État qui donne l’impression de s’effondres sur lui-même est d’ailleurs un des éléments qui explique la virulence d’une part des manifestations, dont les slogans antiétatiques dépassent très largement la seule question de la crise des retraites : un État fort ne serait pas ainsi attaqué. 

Maxime Tandonnet : Le pays sombre une nouvelle fois dans l’absurdité.  Cette réforme, en particulier les 64 ans de la discorde, est largement inutile et relève de la provocation. Compte tenu des 43 annuités pour atteindre une retraite à taux plein, les 64 ans pénalisent une petite minorité de personnes qui, ayant fait peu d’études (travailleurs manuels), ont exercé un premier emploi avant l’âge de 21 ans. Or, dans un climat d’extrême confusion, il semble que « les carrières longues » sont partiellement exonérées de la règle des 64 ans (même si des poches d’injustice subsistent). Affirmer dans ces conditions que les 64 ans sont en soi indispensables pour sauver les retraites relève du mensonge grossier. La France se déchire sur une querelle qui relève à bien des égards du chiffon rouge. Bien entendu le modèle politique français, le système présidentiel, est au cœur de la tragédie dès lors qu’il favorise les dérives autocratiques et vaniteuses, la courtisanerie (que l’on voit à l’œuvre notamment dans l’ancienne opposition de droite) et la déconnexion.

Quelles peuvent être les conséquences de la séquence politique actuelle, à la lumière de ces enjeux ?

Christophe Boutin : Il faut attendre encore un peu pour voir toutes les conséquences de cette crise - et d’abord, on l’a dit, savoir quelles motions de censure vont être déposées, et si l’une d’entre elle aboutit. Mais la question de la viabilité du gouvernement Borne est d’ores et déjà très clairement posée. Élisabeth Borne avait annoncé qu’elle pourrait faire voter ce texte sans recourir à l’article 49 al.3, qu’elle réussirait à bâtir une nouvelle majorité autour de lui, et ne peut que constater son échec. Pour autant, ceux qui lui demandent de quitter dès aujourd’hui le pouvoir vont sans doute un peu vite en besogne. A priori, si la réforme passait malgré tout, le même gouvernement devrait servir de fusible au moment de l’examen du projet de loi sur l’immigration, autre texte problématique prévu, et continuer à faire le travail qu’on lui demande sur d’autres textes – par exemple celui permettant le développement tous azimuts de l’énergie éolienne sur le territoire. Ce n’est qu’une fois cela fait que, totalement démonétisé le gouvernement Borne devrait disparaître, vraisemblablement juste avant ou au cours de l’été, pour permettre de donner un « nouvel élan » qui passerait, notamment par ce fameux projet de révision constitutionnelle par lequel Emmanuel Macron semble vouloir laisser sa trace sur nos institutions.

En dehors de cela, le quart d’heure warholien du président du groupe LIOT, Bertrand Pancher, nous rappelle les très riches heures de la IVe République, avec ces micro groupes-charnière centristes qui, basculant d’un côté ou de l’autre, se voulaient faiseurs de roi - et en tiraient des bénéfices importants en termes d’avantages et de places.

Chez les Républicains la division est actée, ne laissant plus aucun doute : ni le dirigeant du parti, Éric Ciotti, ni le dirigeant du groupe à l’Assemblée nationale, Olivier Marleix, ni même Bruno Retailleau dans son fief du Sénat n’ont été capables d’obtenir un vote clair et net de l’ensemble des membres de leur formation. Cela pose d’ailleurs, au moins, pour le plus virulent de leurs opposants - qui vient d’ailleurs une nouvelle fois d’affirmer son indépendance en expliquant qu’il pourrait lui arriver de voter la motion de censure -, Aurélien Pradié, la question de son maintien au sein du parti. 

En face, la NUPES, on l’a dit, est apparue en force, globalement en phase avec les syndicats sans doute – malgré quelques faux pas -, mais aussi de plus en plus inféodée à un Jean-Luc Mélenchon présent de manière très symbolique hier après-midi à l’Assemblée pour écouter ses députés donner le ton à cette Marseillaise qui aurait dû empêcher Élisabeth Borne de prendre la parole - notons d’ailleurs en passant que la Première ministre s’est montrée ici tout à fait à la hauteur de sa fonction en refusant de céder à la pression et en donnant l’intégralité de son discours. Mais cette primauté de la France insoumise sur la coalition NUPES, ne sera pas sans conséquences, notamment au sein d’un PS que l’on sait très divisé sur cette question. 

Enfin, Élisabeth Borne a évoqué dans son discours l’attitude du Rassemblement national, son opposition quand il le fallait mais sa discrétion aussi, et a rendu en quelque sorte un hommage, involontaire à la manière dont cette formation avait su gérer son image.

On le voit, quelle que soit l’issue du texte sur les retraites, l’épisode laissera des traces importantes et aura bel et bien des conséquences politiques.

Maxime Tandonnet : Il est toujours difficile de prévoir la suite des événements. A court terme, les conditions d’un embrasement paraissent réunies : l’extrême impopularité et discrédit de l’équipe au pouvoir avec une colère qui risque de se focaliser sur l’image du président, le mécontentement social, le quasi consensus populaire dans le rejet, la crise démocratique. Le déclenchement d’événements d’une gravité équivalente à mai 1968 (bien que d’une nature différente) est un scénario envisageable même si rien n’est certain. A long terme, en revanche les choses sont plus claires. Nous allons de toute façon vers une aggravation de l’écœurement, du dégoût de la politique et de la défiance. L’abstention va encore augmenter, dans des proportions vertigineuses ainsi que le vote de colère, aussi bien vers la Nupes que vers le RN. L’effondrement du macronisme est inéluctable. La droite LR, dans sa forme actuelle, est probablement aussi condamnée. En soutenant – avec un zèle qui fait froid dans le dos – la réforme du président Macron elle a largement lié son destin à celui du macronisme. Bien entendu, sur les ruines de la politique française, de nouvelles personnalités, n’ayant pas trempé dans la compromission, peuvent émerger. Mais nous n’en sommes pas là.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !