2023, l’année des violences<!-- --> | Atlantico.fr
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Des participants aux émeutes fuient les gaz lacrymogènes lancés par la police, dimanche 2 juillet, à Paris
Des participants aux émeutes fuient les gaz lacrymogènes lancés par la police, dimanche 2 juillet, à Paris
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Bilan 2023

L’année 2023 va rester dans les mémoires comme un moment décisif. Celui d’une prise de conscience que bien des représentations largement partagées en France ne reposaient au bout du compte que sur des illusions.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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La montée d’une violence multiforme, que ce soit par le renouveau des attentats islamistes contre les enseignants, les retombées du massacre du 7 octobre en Israël, l’explosion des actes antisémites, la multiplication des agressions dont les élus, et notamment les maires, ont fait l’objet, les émeutes de juillet, qui ont touché plus de 500 communes, comme par la dégradation sensible du débat parlementaire, ont rendu visibles des phénomènes bien enfouis dont on a soudainement pris conscience. 

Cette prise de conscience vient renverser trois quasi-certitudes : celle que l’on vivait dans un monde pacifié où le commerce prenait le dessus sur l’affrontement entre nations, où l’État, finalement, n’avait plus un grand rôle à jouer ; celle que la gestion et la pratique macronienne du « en même temps » allait s’avérer efficace pour transformer le pays ; celle, enfin, que la société française était solide, bien arrimée à la République et à ses valeurs.

Le retour des États

Il faut bien comprendre que la sphère publique française est imprégnée depuis les années 1990 d’une conviction, celle que l’État appartient désormais au passé, qu’il n’est qu’un instrument comme un autre d’une action publique éclatée, polycentrique, où les pouvoirs privés s’avèrent souvent bien plus importants car plus riches et plus efficaces. L’idée d’un effacement programmé de l’État face aux grandes capitalisations financières, à l’Union européenne, voire aux villes est au cœur d’une idéologie libérale mal maîtrisée selon laquelle la « gouvernance » aurait pris le pas sur le gouvernement des affaires publiques. Cette idée, reprise des innombrables rapports de l’OCDE mais aussi de la Banque mondiale, suppose l’effacement du politique et des histoires nationales. Il ne s’agit pas de voir seulement ici les effets du néolibéralisme, qui pousse à la privatisation de l’action publique dans tous les domaines, mais bien d’un déni de politique : il n’y avait plus de conflits de valeurs, plus de hiérarchie sociale, plus d’intérêts nationaux divergents. Seulement des contrats entre acteurs bienveillants cherchant à maximiser leurs profits. 

C’est bien sur ce terrain que les choses ont changé. Le conflit en Ukraine s’éternise, on peut douter désormais de la défaite russe, la Chine affirme son emprise sur une grande partie du Pacifique et n’entend nullement abandonner l’annexion de Taïwan, l’Union européenne s’avère incapable de s’énoncer et de parler comme un ensemble intégré face à la tragédie qui se déroule en Israël, en bref, la géopolitique est de retour et, avec elle, l’État. Guerres d’identités mais aussi conflits bien classiques visant à s’approprier les ressources naturelles des autres ou à protéger les siennes. Fin de la politique gadget des réseaux sociaux et d’une post-modernité aimable et retour des tueries, des conflits armés et des intérêts nationaux bien compris comme la France en a fait l’amère expérience en Afrique. On a alors découvert que l’État, en France, toujours auréolé de son prestige gaullien, était devenu faible, impotent, qu’il n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été ne serait-ce que dans les représentations des citoyens.

Le retour du politique

C’est sans doute en 2023 que les historiens pourront dater la fin du macronisme dans son ambition de dépasser le clivage droite-gauche au profit d’un pragmatisme dans la réforme de la France. Cette année aura été le moment de conflits violents autour de la réforme des retraites, menée à son terme par l’utilisation du bras de fer parlementaire qu’autorise l’article 49.3 de la Constitution. De la même façon, la loi sur l’immigration est venue clairement illustrer les limites d’une méthode de conciliabules et de petits compromis sur des questions éminemment chargées en valeurs et supposant la définition d’une ligne politique claire. L’instrumentalisation répétitive du Parlement, sinon du Conseil Constitutionnel, l’appel de 32 conseils départementaux de gauche à refuser d’appliquer la nouvelle loi, dans leur souhait de maintenir les régimes sociaux en vigueur pour les immigrés, sont venus renforcer la crise démocratique sans pouvoir satisfaire ni la gauche ni la droite LR ni le RN qui domine de plus en plus le paysage politique français. 

Jamais le décalage n’a été aussi grand entre les aspirations des Français, telles qu’elles sont mesurées par des enquêtes répétitives, et la mise en œuvre comme les résultats de l’action politique. Du côté des électeurs, une demande d’efficacité, de sens du réel, le réel de la rue comme du travail, de services publics et de sécurité, du côté du gouvernement des textes en forme d’usines à gaz, l’absence de philosophie politique et la satisfaction permanente d’avoir bien manœuvré. La science politique montre des Français méfiants, considérant que le système social est fort peu méritocratique, à la recherche d’une égalité qui ne soit pas celle du nivellement par le bas mais d’une commune règle du jeu, que ce soit pour les plus modestes ou pour les ministres, très inquiets pour leur niveau de vie et leur mobilité sociale. Les politiques publiques partent en revanche du principe que l’autonomie est à la portée de tous, que l’insécurité n’est qu’un sentiment, que la France est toujours l’une des plus grandes puissances du monde, que la gestion suffit pour trancher les débats de société.

Le retour de la haine

La troisième désillusion concerne la société française elle-même. Celle-ci était considérée comme pacifiée depuis longtemps, bien installée dans un modèle républicain solide. Certes, il y avait bien quelques radicalisés et quelques extrémistes qui refusaient ce modèle mais ils étaient somme toute marginaux, périphériques. Les alternances politiques entre la droite et la gauche avaient montré que la Vᵉ République fonctionnait bien, qu’elle avait pu absorber des changements politiques importants, qu’un Premier ministre de droite pouvait cohabiter avec un Président de gauche ou inversement. Les institutions inspiraient le respect et l’école bénéficiait de cette longue mémoire nationale du maître exigeant mais capable de faire progresser les élèves les plus indisciplinés. 

Et puis on a vu des choses impensables : des agressions verbales ou physiques contre les professeurs, une rage contre tout ce que représentent les institutions. Ce n’est plus la contestation de l’ordre établi par des groupes politiques, anarchistes ou d’extrême-droite, menée au nom de principes révolutionnaires. C’est une haine individuelle, parfois liée à la radicalisation religieuse, parfois sans aucune motivation qui permette de la comprendre, un rejet global de tout ce que représente la République et l’autorité. Les émeutes de juillet 2023, vite passées sous silence, ont constitué un véritable révélateur. Dans de petites communes bien calmes ont surgi des populations très jeunes, délivrée de toute retenue ou de toute crainte, en proie à un délire destructeur, pillant, brûlant, comme dans les pires émeutes de Californie des années 1970. On a découvert ainsi que toute une partie de la société française était passée dans l’au-delà de la contestation politique pour s’engager dans la violence contre les élus, les commerces, les juifs, bref contre tout ce qui pouvait passer à ses yeux pour le symbole du privilège ou de la réussite, d’ailleurs souvent bien modeste comme ce salon de coiffure de Montargis complètement dévasté. On a découvert que la laïcité était loin d’être interprétée de la même façon, notamment par les jeunes, qui considèrent à 60% « qu’elle est instrumentalisée par certains politiques et journalistes qui souhaitent en fait dénigrer les musulmans » (enquête Kantar pour le LACES et le GCRL, juin 2023). On a découvert que l’intégration d’une partie des immigrés parfois de troisième ou de quatrième génération n’avait pas été réalisée derrière la façade des discours officiels et des propos rassurants sur la multiplication des mariages mixtes. Et on peut penser que c’est même l’inverse qui s’est produit, à savoir que les enfants d’immigrés intégrés se sont éloignés d’un système sociopolitique qu’ils considèrent désormais comme hostile. Ce n’est plus l’échec de l’intégration, c’est de la désintégration.

Donc 2023 nous a appris que tout était à reprendre : considérer que le monde n’est pas bienveillant, ce que les militaires répètent souvent mais que l’on n’écoute pas, que la France est un pays dont le projet historique est éminemment politique et demande des visions claires plutôt qu’une gestion au cas par cas, que la République est fortement menacée et que son modèle, qui reste unique dans le monde, exige une formulation ferme de ses principes. 

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