“Ne dites pas à ma mère que suis handicapée…” : le stratagème de l’ascenseur<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
“Ne dites pas à ma mère que suis handicapée…” : le stratagème de l’ascenseur
©

Bonnes feuilles

C’est l’histoire d’une petite fille qui voulait être chanteuse de comédie musicale. Ou femme de rentier. Charlotte de Vilmorin n’est pas devenue trapéziste, et n’a pas croisé de rentier à ce jour. Quoique... Extraits de "Ne dites pas à ma mère que je suis handicapée, elle me croit trapéziste dans un cirque" de Charlotte De Vilmorin aux éditions Grasset 2/2.

Charlotte De Vilmorin

Charlotte De Vilmorin

Charlotte De Vilmorin, 24 ans, vit à Paris. Elle tient un blog, Wheelcome, où elle raconte ses aventures de jeune active en fauteuil roulant. 

Voir la bio »

Je passais mon temps à me déplacer d’étage en étage. La plupart du temps, les personnes que je cherchais n’étaient pas à leur bureau au bon moment, alors on me renvoyait encore à un autre endroit. J’avais donc dû trouver une solution pour pallier mon manque total d’autonomie dans l’ascenseur. Je me laissais porter par les allées et venues aléatoires de la cabine. Sachant que je ne pouvais appuyer sur aucun bouton, ni extérieur ni intérieur, j’attendais devant que quelqu’un en sorte pour me précipiter dedans. Parfois je demandais à la personne, sur son passage, d’appuyer sur le numéro de l’étage auquel je voulais me rendre, mais la plupart du temps elle fonçait tête baissée, ou ne m’entendait pas. Je rentrais alors seule dans l’ascenseur, en attendant que quelqu’un à un étage aléatoire m’appelle sans le savoir. Parfois, personne ne l’appelait dans l’immédiat, alors je restais enfermée dedans, repoussant les limites de la sérénité.

Quand enfin, l’ascenseur avait été appelé et qu’une personne me rejoignait à l’intérieur, je faisais mine de m’être trompée, ou d’avoir oublié d’appuyer sur le bouton, profitant d’une nouvelle présence pour m’envoyer à bon port. Je perdais un temps fou, mais c’était assez amusant et cela m’évitait de mobiliser quelqu’un pour m’accompagner à chaque fois. Un jour, alors que je voulais aller au troisième, j’atterris malencontreusement au second. Un jeune homme entra. Comme d’habitude, je sortis mon traditionnel : « Ah mince ! C’est le deuxième ? J’ai oublié d’appuyer sur trois ! » Sa réponse ne se fit pas attendre :

— Ça t’arrive souvent, dis-moi !

— Euh… non… Pourquoi ? (Je me demandais si mon stratagème avait été percé à jour.)

— C’est la deuxième fois que tu me fais le coup. Non seulement tu oublies d’appuyer sur le bouton mais, surtout, tu ne te souviens pas de moi. Il hésita, puis il surenchérit en gloussant :

— En plus, pour un étage, tu pourrais prendre les escaliers comme tout le monde !

Sa blague était à double tranchant, et il en était très fier. J’aurais pu m’offusquer, l’envoyer promener, être blessée. Mais non, son insolence me prit de court et son air sarcastique semblait me défier. Je préférais mille fois ça à un énième regard compatissant. Il appuya sur le bouton trois, et je décidai d’entrer dans son jeu.

— C’est vrai, dis-je alors en sortant brusquement de l’ascenseur avant que les portes se referment. Dans un mouvement de spasme mécanique, je me retrouvai dehors, et avant que la cabine ne s’envole dans les étages, nous eûmes à peine le temps d’échanger un « tu vas où ? » inquiet suivi d’un « prendre l’escalier » moqueur, qu’il n’eut sûrement pas le temps d’entendre entièrement. Vous vous douterez que je n’ai pas vraiment pris l’escalier. J’ai fait mine d’y aller avant de faire demi-tour une fois qu’il avait disparu, et de retourner attendre qu’un ascenseur s’ouvre. Je n’attendis pas longtemps. Les portes s’ouvrirent à nouveau, et il était toujours là, adossé au mur, les jambes croisées nonchalamment.

— Je parie que tu as encore oublié d’appuyer sur le bouton. 

Puis il ajouta : — Je m’appelle Eliott.

Il avait de grandes lunettes qui cachaient des yeux bleu outremer, et la maigreur d’un corps allongé d’adolescent qu’on aurait figé à jamais. Eliott était directeur artistique, fraîchement diplômé d’une prestigieuse école d’arts graphiques. Je n’arrivais pas à savoir si sa suffisance était feinte, mais l’insolente légèreté qui se dégageait de lui était, elle, bien authentique. Il semblait s’amuser lui-même de l’irrévérence de son être, comme si la spontanéité de ses paroles le surprenait au fur et à mesure qu’elles sortaient de sa bouche. Un funambule en équilibre sur le fil de sa propre pensée.

Extraits de "Ne dites pas à ma mère que je suis handicapée, elle me croit trapéziste dans un cirque" de Charlotte De Vilmorin aux éditions Grasset, 2015

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !