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"Le diable dans la démocratie" : la tentation idéologique qui menace la démocratie libérale
"Le diable dans la démocratie" : la tentation idéologique qui menace la démocratie libérale
©Kirill KUDRYAVTSEV / AFP

Bonnes feuilles

Ryszard Legutko publie « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres » aux éditions de L’Artilleur. Ryszard Legutko a vécu une partie de son existence dans la Pologne communiste. En étudiant dans les détails les évolutions récentes de la démocratie libérale, il a découvert qu’elle partage en fait de nombreux traits inquiétants avec le communisme. A l’heure où, dans les démocraties occidentales, nombre d’électeurs sentent qu’ils ne sont plus vraiment maîtres de leurs choix politiques et qu’ils doivent même censurer leurs propres opinions. Extrait 1/2.

Ryszard Legutko

Ryszard Legutko

Professeur de philosophie, ancien ministre de l'éducation, Ryszard Legutko est député européen et président du groupe des conservateurs et réformistes européens. Le Diable dans la démocratie a rencontré un grand succès et a été traduit en plusieurs langues.

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On pourrait penser que la démocratie libérale est relativement libre de toute tentation idéologique. L’émergence d’une idéologie unifiée y semble plutôt improbable puisqu’il y existe une différenciation considérable et que c’est celle-ci que le régime est censé devoir stimuler. Si, comme la logique libérale semble l’indiquer, les gens sont de plus en plus accaparés par leurs affaires privées ; si, en suivant la logique de la démocratie, le pouvoir politique est disponible pour n’importe quel parti et que la balance démocratique l’empêche de rester entre les mains des mêmes trop longtemps ; si, grâce à l’efficacité des institutions démocratiques libérales, le système acquiert une stabilité remarquable et un haut degré de prospérité, le besoin d’idéologie ne doit pas s’y faire sentir. La propagande idéologique est utile dans les pays communistes frappés d’instabilité structurelle et grevés par de mauvais résultats économiques, où elle doit permettre de désamorcer le mécontentement populaire et de restructurer les esprits grâce à des messages agressifs, selon les directives du Politburo. Mais dans un pays où les gens sont libres et prospères, où ils jouissent de l’État de droit et d’une stabilité institutionnelle ; dans un pays où les désirs humains ne sont pas jugulés et où les projets de vie ne sont pas régulés, où ni Politburo ni commission d’idéologie et de propagande n’existent, le système ne semble pas avoir ni besoin ni place pour une idéologie. Vers quels buts nobles la conscience et l’énergie humaines pourraient-elles être mobilisées ? Pour accomplir la démocratie et la liberté ? Elles sont déjà là. Pour fournir du pain à tous ? Il est déjà là et il y en a trop. Pour permettre la fin universelle de l’aliénation ? Ceux qui vivent dans des sociétés de consommation stables caractérisées par la mobilité et un accès illimité à l’information et au savoir pourraient-ils être séduits par quelque chose de si éphémère ?

Dans les années cinquante, un grand nombre d’écrivains de premier plan, sans se concerter, avancèrent une thèse très largement débattue selon laquelle l’âge des idéologies touchait à sa fin. Les Américains Daniel Bell, Seymour Martin Lipset et Edward Shils, tout comme des Européens tel que Raymond Aron le pensaient. Même s’ils ne prédisaient pas la disparition totale de la pensée idéologique et qu’ils estimaient qu’elle demeurerait populaire au sein de certains groupes comme les intellectuels, ils croyaient déceler une baisse sensible du besoin en idéologie et une plus faible disposition des sociétés à être mobilisées en vue d’une transformation radicale par des slogans simplistes. Pour eux, de telles antiennes avaient irrémédiablement perdu de leur attrait. Un monde démocratique libéral où les idéologies se feraient plus discrètes leur semblait à l’ordre du jour.

Mais la réalité fit bien vite mentir ces prédictions. Les années soixante furent une période d’explosion idéologique imprévue et inouïe. Une rhétorique révolutionnaire balaya l’ensemble du monde occidental et y provoqua une onde de choc surprenante du fait de son intensité. Les appels radicaux – tus depuis des décennies – à renverser le système et le remplacer par un autre furent reçus avec sympathie par des millions d’esprits et d’oreilles. Il est encore plus surprenant de constater que les idées sous-tendant ces appels étaient fortement teintées de marxisme et souvent directement ou indirectement inspirées par cette théorie que beaucoup croyaient avoir été jetée dans la poubelle de l’histoire par les sociétés occidentales. Les intellectuels jouèrent un rôle majeur pour allumer et aviver la flamme de la révolution – et sur ce plan les sociologues ayant prédit leur engagement naturel pour servir l’idéologie avaient raison –, mais la mobilisation ne laissa pas le moindre segment de la société indemne. Les sociétés démocratiques libérales n’avaient pas connu de telles turbulences depuis des décennies. Aucune institution, aucune pratique sociale, aucune règle morale ne demeurèrent intactes.

Comme on aurait pu s’y attendre, la nouvelle idéologie dévoila son vieux visage : un mélange de suspicion et d’enthousiasme. Brutalement, des millions d’habitants des sociétés riches devinrent des disciples de Karl Marx, prêts à mettre à nu la malhonnêteté des vérités établies et à traquer leur conditionnement politique, économique ou biologique. Mais il y avait également une forme d’enthousiasme pour le monde nouveau, l’âge d’or, l’amour, la paix, la fraternité, la liberté et la spontanéité. Le pouvoir hypnotisant du mot « utopie », jadis très négativement connoté et souvent associé à des expérimentations inhumaines, connut une résurrection miraculeuse.

L’impression qu’une nouvelle utopie était à portée de main perdura quelques années avant de commencer à s’étioler. Mais si le verbe n’était plus aussi virulent sur les barricades parisiennes, l’emprise de l’idéologie sur l’esprit occidental ne faiblit pas. Les hippies quittèrent la scène sans bruit, l’âge d’or s’étiola et les manifestes de la contre-culture disparurent. Mais la société ne renoua jamais avec son identité d’avant la contestation et il n’y avait ni projet ni désir de se libérer de cette idéologie. Bientôt l’idéologie se réaffirma, sous une forme moins menaçante. Cette fois, c’était l’idéologie de la démocratie libérale, sensiblement plus compliquée que celle du communisme, mais au fond tout aussi simpliste et appauvrissant de la même manière les modes de pensée. L’homme idéologique a colonisé de vastes pans de la vie publique et de la pensée privée, et ses conquêtes sont loin d’être achevées. Comme son prédécesseur communiste, il fait montre d’un mélange de suspicion et d’enthousiasme qui lui donne un sentiment de supériorité morale comparable.

D’une certaine manière, ces idéologies diffèrent et la comparaison est défavorable à la démocratie libérale. L’influence de l’idéologie dans le communisme a peu à peu diminué. D’abord, tout a été idéologique, mais au bout d’un long laps de temps, l’idéologie a battu en retraite – non sans résistance bien sûr. Pour ceux qui vivaient dans ces pays, il était manifeste que ce lent recul entraînait un relâchement de la vigilance idéologique à mesure que les dichotomies grossières se brouillaient et que le neuf combattait le vieux avec bien moins de zèle. Une fois le rideau de fumée idéologique dissipé, la réalité commença à apparaître dans toute sa richesse et sa complexité. Pour faire court, le monde devenait de plus en plus intéressant.

Dans la démocratie libérale, on a malheureusement observé une tendance inverse. Le rideau de fumée idéologique se densifie et devient de plus en plus impénétrable. L’ensemble du système semble s’être lancé dans une grande transformation. On pourrait penser que le système a créé sa propre version démocratique libérale à partir de la vieille théorie communiste selon laquelle l’édification d’une société nouvelle doit être concomitante à l’intensification de la campagne contre ses ennemis. Le fait que la démocratie libérale ait l’ambition de créer une société nouvelle et un homme nouveau et qu’elle soit fière de ses accomplissements est revendiqué avec une véhémence assourdissante. Mais en même temps, on a l’impression que le chapitre final de ce projet mirobolant se déporte sans cesse vers le futur. Peu importe le labeur déjà accompli, l’ennemi est toujours aussi puissant. Comment pourrait-on expliquer la manière toujours plus mesquine dont cette idéologie se déploie ? Elle se déverse de plus en plus dans la politique, le droit, l’éducation, les médias ainsi que dans le langage.

Sous le communisme, redisons-le, la machine conceptuelle qui animait l’idéologie communiste était l’idée de la lutte des classes, censée être livrée tout au long de l’histoire humaine. Dans la démocratie libérale, la machine – considérée elle aussi comme présente dans l’histoire humaine depuis la nuit des temps – est une version améliorée de l’original. Les marxistes ne disposaient que de la « classe » comme levier idéologique. Dans la démocratie libérale contemporaine, la triade principale est « classe », « genre » et « race ».

Mais cette triade n’englobe pas l’ensemble des forces s’affrontant dans la bataille du vieux contre le neuf. Nous avons l’eurocentrisme contre le multiculturalisme, l’hétérosexualité contre l’homosexualité, le logocentrisme contre son opposé, et ainsi de suite. Mais même ceci ne suffit pas. La guerre continue entre les Noirs et les Blancs, entre l’Afrique et l’Europe, la métaphysique et la politique, le jeune et le vieux, les maigres et les gros. Nous avons des idéologies écologiques, sexuelles, éducatives, climatiques et littéraires et d’autres encore qui se comptent par dizaines. Les écoles et les universités absorbent toujours plus d’idéologie, la politique y a plongé à pieds joints et les médias en ont fait leur religion. Dans l’Union européenne, l’idéologie irradie tout si puissamment que le moindre contact prolongé avec ses institutions contraint à une cure profonde de désintoxication de l’esprit et du langage.

L’esprit démocratique libéral, tout comme l’esprit d’un vrai communiste, ressent un besoin interne de manifester sa pieuse loyauté envers la doctrine. La vie publique regorge de rituels obligatoires auxquels le moindre politicien, artiste, écrivain, professeur, la moindre figure publique ou célébrité, est prié de participer à la seule fin de prouver que sa profession de foi démocratique libérale jaillit spontanément des profondeurs de son cœur. Dans le système communiste, on attendait de chaque citoyen qu’il mentionne, même incidemment et quelle que soit la situation, la supériorité absolue du socialisme, une amitié fraternelle avec l’Union soviétique ou la nature diabolique de l’exploitation capitaliste sur les masses ouvrières. Aujourd’hui, on attend de nous d’opiner favorablement aux droits des homosexuels et des femmes ou de condamner les éternels épouvantails que sont la violence conjugale, le racisme, la xénophobie ou les discriminations, ou de trouver d’autres manières de pratiquer la génuflexion devant les dieux idéologiques. Par exemple, il est souvent recommandé d’ajouter quelques mots sur le changement climatique, ce qui montre que le terme démodé de « réchauffement climatique » n’a plus cours. Attention à ne pas esquisser le moindre mouvement de sourcil suspect pouvant indiquer que l’on est conscient que remplacer un mot par un autre a peut-être un sens.

Cette langue a particulièrement monopolisé l’espace public et envahi les écoles, la culture populaire, la vie universitaire et la publicité. Ce dernier phénomène est particulièrement parlant. Aujourd’hui, faire de la publicité pour un produit ne suffit plus : les entreprises ressentent un besoin irrépressible d’ajouter un message idéologiquement correct. Même si ce message n’a pas la moindre fonction commerciale – et c’est généralement le cas –, toutes les occasions sont bonnes pour prouver que l’on est partisan de la fraternité entre les races, critique vis-à-vis de l’Église ou favorable au mariage homosexuel. Ce panurgisme concerne les journalistes, les imbéciles télégéniques, les pornographes, les athlètes, les professeurs, les artistes, les groupes professionnels et les jeunes déjà infectés par la culture de masse idéologique.

L’idéologie contemporaine est si puissante que presque tout le monde désire rejoindre le grand camp du progrès. Le besoin omniprésent de trouver refuge dans cette grande église démocratique libérale contredit quelque peu l’idéologie même censée en constituer les fondements. Si l’idéologie exprime par définition des intérêts particuliers de groupes particuliers, alors le monde dans lequel nous vivons devrait être plein de conflits ou du moins de débats où nous entendrions les arguments idéologiques de la majorité de la population, eurocentrique, hétérosexuelle, etc. Mais ces arguments ne sont entendus nulle part. Les individus et les groupes semblent plutôt se comporter à l’opposé des idéologies qu’ils sont censés défendre et préfèrent aduler l’autre côté. En outre, ils semblent ainsi faire preuve d’une abnégation singulière, par simple amour pour l’idée, ignorant complètement leur prétendu intérêt, condition, race, classe et genre.

Ceci crée une situation presque aussi surréaliste que sous le communisme. L’idéologie qui devait à l’origine révéler les véritables racines des idées – conditionnement économique, intérêts de groupe, prédilections biologiques – s’est transformée en agent indépendant d’un pouvoir si coercitif qu’il a forcé les gens à dire et à faire des choses que, d’après l’idéologie, ils ne devraient pas. Les hommes se libèrent eux-mêmes du conditionnement masculin et deviennent des féministes. Les hétérosexuels, soi-disant prisonniers de leur genre, vantent les mérites de l’homosexualité. Les Européens, dont on disait qu’ils étaient esclaves du patriarcat, critiquent l’eurocentrisme dans les termes les plus durs. Les philosophes, qui pendant des siècles avaient été les gardiens du logos, le traitent aujourd’hui avec mépris et les monistes sont désormais inexplicablement attirés par le pluralisme et le multiculturalisme.

Extrait du livre de Ryszard Legutko, « Le diable dans la démocratie : Tentations totalitaires au coeur des sociétés libres », publié aux éditions de L’Artilleur.

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