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"La laïcité repose avant tout sur un état d’esprit"
©Reuters

Bonnes feuilles

« Progrès », « laïcité », « travail », « identité » : autant de mots dévoyés après qu’ils sont passés dans le langage politique et médiatique. Natacha Polony les a traqués pour mieux montrer comment ce nouveau langage contribue au conditionnement de la pensée. Bien sûr, les mots et les rites démocratiques sont préservés, mais ils sont vidés de leur substance. Extrait de "Changer la vie" de Natacha Polony, aux éditions de L'Observatoire (1/2).

Natacha Polony

Natacha Polony

Natacha Polony est directrice de la rédaction de Marianne et essayiste. Elle a publié Ce pays qu’on abat. Chroniques 2009-2014 (Plon) et Changer la vie (éditions de L'Observatoire, 2017).

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Laïcité

Le mot est devenu depuis quelques années l’enjeu de combats politiques majeurs. Au début des années 2000, la laïcité n’intéressait personne. Un principe un peu suranné qu’on ne rappelait que pour évoquer « la laïque », l’école obligatoire et gratuite de Jules Ferry.

Le centenaire de la loi de 1905 avait été célébré par quelques irréductibles dans l’indifférence à peu près générale. Et puis, le rapport alarmant d’un inspecteur de l’éducation nationale sur le nombre de contestations des principes laïques, qui avait été enterré par le ministre de l’époque, François Fillon, fut publié par une poignée d’opiniâtres. Il devait ressurgir dix ans plus tard aux yeux de ceux qui l’avaient accueilli d’un haussement d’épaules, quand les contestations de la minute de silence observée dans les établissements scolaires après l’attentat contre Charlie  Hebdo allaient dessiller les aveugles volontaires. Mais ce qui a signé le retour du mot laïcité dans le vocabulaire politique n’est hélas pas le constat du réel. C’est, comme souvent, le fait que le Front national s’en est emparé au tournant des années  2010, comme de tous les principes, mots et symboles de la République laissés en déshérence.

Aussitôt, la laïcité devient l’objet d’une bataille. Laquelle ? Celle qui consiste à expliquer que tous ceux qui, dans la solitude, défendaient ce principe républicain quand tout le monde se moquait qu’il fût attaqué étaient donc bien des suppôts de l’extrême droite. Il a fallu que des dessinateurs soient massacrés au nom de leur défense de la laïcité et du droit à rire de tout pour que l’on comprenne enfin ce qui se jouait autour de cette notion fondamentale. Encore s’est-il trouvé nombre de commentateurs pour estimer plus ou moins ouvertement que Charb, Tignous, Cabu et les autres devaient tout de même être un peu racistes pour s’obsé- der à ce point sur ce droit au blasphème.

Encore une notion, donc, qui était constitutive de l’histoire politique de la gauche, et que celle-ci a totalement abandonnée, certains de ses membres autoproclamés les plus purs en faisant même désormais un marqueur de droite, voire de droite extrême. Consternant renversement. Et dont la mécanique est toujours la même, celle d’un abandon par une partie de la gauche de tout ce qui constituait sa matrice idéologique, pour ne plus retenir que la revendication d’extension des droits individuels et l’ouverture à l’Autre comme prétexte à la haine du peuple (cf. « Droite/gauche »).

Là encore, un travail de retour au sens des mots est nécessaire pour le débarrasser des scories de la guérilla médiatique qui l’ont mis en charpie. La laïcité n’est pas une valeur, au même titre que liberté, égalité et fraternité. C’est un principe fondamental. C’est ce qui permet d’asseoir la République sur des bases stables pour que puissent s’épanouir les valeurs dont elle se réclame. Le laos, mot grec à l’origine de la racine « laïc », désigne le peuple en tant que tout indivisible. C’est dire que la laïcité est ce qui unit le peuple pour rendre possible la coexistence. Elle est l’affirmation d’une cohésion de ces hommes libres et égaux qui se sont constitués en un peuple.

La laïcité ne commence donc pas avec la loi de séparation des Églises et de l’État, et ne se réduit pas à elle, comme tentent de le faire croire aujourd’hui ceux qui veulent la tirer vers une simple tolérance à l’anglo-saxonne en la limitant au principe de neutralité de l’État vis-à-vis des religions. De même que les Droits de l’homme portaient en eux l’abolition de l’esclavage, le refus de la colonisation et le vote des femmes, même s’ils ne furent pas mis en œuvre immédiatement, la laïcité portait en elle cette loi de séparation, mais elle était au fondement du régime républicain bien avant 1905 et son ampleur dépasse largement la simple question de l’organisation des cultes.

Comme l’a parfaitement et inlassablement démontré le philosophe Henri Peña-Ruiz tout au long de son œuvre, la laïcité repose sur la constitution d’un espace neutre, du latin neuter, « ni l’un ni l’autre ». Elle n’est pas multiconfessionnelle, elle est a-confessionnelle ; elle est une mise à distance des croyances et des convictions pour que la puissance publique puisse appartenir en partage à tous les citoyens libres et égaux. Égaux par le traitement indifférencié que leur accorde l’État, mais aussi et surtout libres, c’est-à-dire capables de mettre à distance leurs propres convictions pour permettre le débat démocratique et la cohésion de la communauté politique. La laïcité est une arme contre le fanatisme puisqu’elle repose sur l’idée d’un citoyen conçu comme individu rationnel, éclairé, capable de relativiser ses propres croyances pour accepter la confrontation avec des opinions autres. Il n’est pas de plus belle arme pour permettre la paix et la concorde civile.

Une telle conception de la puissance publique repose sur la séparation entre espace public et espace privé puisqu’elle invite à distinguer ce qui relève des différences légitimes entre les hommes et de ce qui les unit en tant que citoyens (cf. « Espace privé/espace public »). Cela ne signifie nullement que les religions doivent disparaître des rues, qu’il faille en effacer toute trace, mais seulement qu’elles ne doivent pas influencer la puissance publique ni exercer, en tant que communauté constituée, un rôle dans la délibération démocratique autour du bien commun et qu’elles ne doivent pas utiliser l’espace public pour tenter de peser.

Tel est bien le problème de la visibilité des religions. Si celle-ci relève de l’habitude, de l’histoire, elle s’intègre dans le paysage et finit par disparaître, comme l’église se fait oublier à force d’être au milieu du village. Si la visibilité devient un signal, si elle est une manière de se compter, d’afficher le refus du commun, elle met en danger la concorde civile. C’est bien pourquoi, par-delà les règles de droit, qui découlent de la loi de séparation des Églises et de l’État, la laïcité repose avant tout sur un état d’esprit, un certain rapport au monde, dans lequel chacun cherche avant tout, dans l’espace public, à mettre en avant le commun, à rechercher ce qui le relie à la communauté politique, et non pas ce qui l’en distingue. D’où cette notion de discrétion mise en avant par un homme politique, Jean-Pierre Chevènement, qui est un des rares à posséder encore le savoir nécessaire pour comprendre ces nuances. Le mot a fait scandale. À propos du surgissement sur les plages françaises à l’été 2016 d’un vêtement appelé burkini, et tenant plus de la combinaison de plongée que du maillot de bain, celui qui devait prendre la tête de la Fondation pour l’islam de France avait appelé les musulmans à la discrétion. Protestations immédiates, accusations de racisme… la plupart des grandes âmes du chœur des outragés avaient fait semblant de ne pas comprendre que le conseil s’adressait à tout croyant, de quelque confession qu’il soit, et qu’il s’agissait là simplement d’un rappel à ce qu’implique la laïcité telle qu’elle découle de l’histoire politique française. Contrairement aux sociétés libérales anglo-saxonnes, qui régulent les rapports entre individus par le droit et le marché, et développent donc une tolérance qui organise la coexistence dans l’espace public d’individus de culture et de mœurs totalement différentes (cf. « Multiculturalisme »), la société française repose sur l’accord implicite autour d’une mise entre parenthèses, dans l’espace public, des différences individuelles.

Tel est le produit d’une histoire marquée par des guerres de religion sanglantes et une bataille séculaire contre l’emprise du catholicisme. Plutôt que des cours d’éducation civique transformés en catéchisme républicain autour d’une improbable charte de la laïcité, sans doute des cours d’histoire seraient-ils nécessaires pour faire comprendre aux jeunes musulmans français que la laïcité n’a pas été édictée contre leur religion et que l’islam est traité avec mille fois plus d’égards que ne le fut le catholicisme au cours des deux derniers siècles. La laïcité est une conquête et c’est parce que la lutte fut rude qu’elle doit être préservée.

Cet édifice symbolique est aujourd’hui ébranlé. Il chancelle sous les coups de boutoir de tous ceux qui entendent cantonner la laïcité à la simple neutralité de l’État au nom des libertés individuelles, et transformer ainsi la société française pour la tirer vers un modèle anglo-saxon. Les uns affirment avec la plus belle hypocrisie qu’il n’en a jamais été autrement, les autres nous servent l’argument habituel de la modernité. En face, ils trouvent ceux qui découvrent opportunément une laïcité qu’ils haïssaient, au moment où celle-ci peut leur servir pour combattre l’islam. Rappelons simplement que le Front national s’était opposé farouchement à la loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école publique (qui ne faisait que rappeler une règle édictée par Jean Zay, ministre de l’Éducation du Front populaire, dans une circulaire de 1936, circulaire que le Conseil d’État en 1989 et 1992, avait décidé d’ignorer), pour faire plaisir à la frange la plus intégriste du catholicisme.

Pourtant, face à un islam politique dont l’objectif est d’imposer un ordre théologico-politique, la laïcité à la française est la protection la plus essentielle pour les musulmans eux-mêmes, afin de les préserver de l’enfermement dans une supposée identité. La laïcité est surtout la condition pour construire une société vivable par-delà les différences et les options religieuses des uns et des autres. Elle est le plus beau projet d’émancipation des individus, qui ne se confond pas avec l’entreprise d’isolement que construit le libéralisme à travers la régulation par le droit et le marché. Mais la laïcité est intimement liée à l’idée d’une communauté politique assemblée pour déterminer le bien commun. L’espace neutre qu’elle dessine, préservé des intérêts privés, est aussi celui dans lequel les lobbys et l’ensemble des forces économique ne doit et ne peut s’imposer face à la volonté des citoyens. En cela, le cœur même de la construction républicaine est dans cette logique de résistance à toute emprise des puissances d’argent sur la chose publique. On ne peut défendre la laïcité et se faire le chantre d’une dérégulation qui ne verrait partout que des individus et jamais cette collectivité qu’on nomme société. Voilà bien la raison pour laquelle la laïcité à la française est tellement insupportable aux idéologues anglo-saxons et à leurs relais empressés.

Extrait de "Changer la vie" de Natacha Polony, aux éditions de L'Observatoire

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