"Des profondeurs de nos cœurs" : un livre qui ébranle l'Eglise<!-- --> | Atlantico.fr
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"Des paroles de feu"

Benoit XVI et le cardinal Sarah ont publié un livre choc sur les dérives théologiques qui risquent d'emporter l'Eglise. 

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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L

es cardinaux Ratzinger et Sarah ont raison théologiquement...

Je n’ai lu du livre que publient, le 15 janvier 2020, les cardinaux Ratzinger et Sarah que les extraits cités le 13 janvier au soir dans le Figaro. Je n’ai pas besoin d’en lire plus pour savoir que c’est de la très bonne théologie et que je suis entièrement d’accord avec la défense du célibat des prêtres telle que la formulent les deux hommes d’Eglise, en fidélité totale avec la Tradition. Dans les jours qui viennent, nombreux seront les catholiques désemparés par le pontificat de François, à commencer par les prêtres, qui iront chercher réconfort dans ces pages vigoureuses et de saine doctrine. Je sais aussi comme il est important, face aux affaires de pédophilie, de réaffirmer l’exigence de l’idéal sacerdotal. Contrairement à ce que croient ceux qui ne cessent de regarder le Concile Vatican II dans leur rétroviseur, au lieu d’en faire un objet vivant de discussion, le sacerdoce doit être traité pour ce qu’il est, une réalité extraordinaire, de conformité au Christ, à laquelle sont appelés des caractères d’exception. Toute banalisation de la prêtrise lui fait courir le risque de s’embourber dans les scandales. L’Eglise n’en finit pas de payer, quarante ans plus tard, les désastreux recrutements dans les séminaires de la fin des années 1960 et des années 1970. 

Alors, oui, sans aucun doute, les mots de ce livre écrit avec des paroles de feu, étaient utiles à prononcer. Mais aussitôt surgit la question: la forme est-elle bien choisie, avec ces deux signatures? 


...mais ils ont pris le risque d’aggraver la crise de l’Eglise

Je m’explique. Ce livre est signé d’un pape démissionnaire et du préfet de la Congrégation du culte divin. Les deux hommes se sont rencontrés au coeur du Vatican, là où est retiré le Cardinal Ratzinger, depuis qu’il n’est plus pape. Ils ont voulu exprimer leur opposition aux conclusions du synode pour l’Amazonie, qui a recommandé l’ordination de prêtres mariés et de femmes diacres. On sait que le pape François a largement encouragé ce synode. C’est donc un défi lancé à son autorité. La question se pose d’ailleurs de savoir si ce livre a pu être réalisé sans qu’il en sache quoi que ce soit. Si tel était le cas, on féliciterait les deux auteurs et les éditeurs de la discrétion qui a été la leur; mais on pourrait concevoir que la pape François le prenne mal. Il serait, dans ce cas, ridiculisé, lui qui est si jaloux de son autorité. Imaginons au contraire que le pape en ait eu vent, voire ait été informé par les auteurs et qu’il ait laissé faire, cela ajouterait à la confusion qui règne actuellement au sommet de l’Eglise. Que le livre ait été fait dans le dos du pape ou bien que ce dernier n’ait pas jugé possible ni opportun d’arrêter une publication dont il aurait eu connaissance, cela ne fait que révéler une crise profonde du gouvernement de l’Eglise. Une crise de l’autorité. 

J’ai, dans ce même média, fin 2019, formulé des critiques, sévères mais que j’espère étayées, envers le synode amazonien et regretté que le pape François semble entretenir de la confusion à propos des manifestations provocatrices de ce synode. Pour autant je n’arrive pas à me réjouir complètement de la parution de l’ouvrage des cardinaux Ratzinger et Sarah. Qu’on me permette, au-delà de la satisfaction théologique que j’éprouverai à le lire, d’anticiper quant à l’impact de ce livre intitulé Des profondeurs de nos coeurs. Nous devons nous préparer à ce qu’il accroisse la crise du gouvernement de l’Eglise. 

Le Cardinal Ratzinger porte un coup à l’autorité pontificale

L’autorité ne se partage pas. Le Christ n’a pas demandé à plusieurs  apôtres d’exercer l’autorité suprême dans l’Eglise mais au seul Pierre. Ce dernier n’était sans doute pas le plus parfait des apôtres. Mais ce n’est pas Jean, le disciple fidèle qui est resté au pied de la Croix, dont Jésus a fait le premier pape, c’est celui qui l’a renié trois fois durant la Passion. A Antioche, Paul a critiqué Pierre, qui n’osait pas reconnaître devant des Juifs pratiquants qu’il avait validé l’abandon des règles alimentaires du judaïsme (voir Epitre aux Galatesn II, 11 et suiv.); pour autant, Paul ne s’est pas affirmé pape au détriment de Pierre; il a admonesté ce dernier et l’a laissé rectifier le tir. Saint Pierre a manqué de fermeté, parfois; il lui a fallu du temps pour assumer la fonction, très lourde, que le Christ lui avait confiée. Cela nous dit que l’on ne naît pas pape, on le devient, sous l’action de l’Esprit. Il arrive d’ailleurs que l’Esprit souffle chez un autre pour rappeler un pape à sa mission. La définition de l’infaillibilité pontificale fait bien comprendre que le pape ne peut pas être en permanence en situation d’inspiration parfaite: il n’exerce le magistère extraordinaire de l’Eglise que sur des domaines précis (la foi et les moeurs)  et dans des conditions strictement encadrées. Cependant même quand l’on est dans le cadre du magistère ordinaire ou du magistère authentique, l’autorité du Saint Père ne se partage pas. 

C’est pourquoi je suis mal à l’aise que le nouveau livre soit signé « Benoît XVI ». Le Cardinal Ratzinger a démissionné du souverain pontificat en février 2013. Il n’est plus pape. Quelles que soient les théories farfelues qui circulent, sa démission a été effectuée sans contrainte et son successeur a été validement élu. Néanmoins, le pape démissionnaire lui-même a cultivé une curieuse ambiguïté. Il se fait appeler « pape émérite »; cela n’a pas de sens: il est évêque émérite de Rome et, en quittant son siège épiscopal, il a quitté la charge pontificale qui va avec; l’idée qu’il y ait, comme le prétend l’intéressé, un « pape priant », lui-même, et un « pape exerçant la charge », François, est absurde. La papauté n’est pas un état; elle est une charge, un service. Pourquoi Joseph Ratzinger, redevenu cardinal, a-t-il gardé la soutane blanche que les papes portent depuis Pie V ? Pourquoi est-il resté au coeur du Vatican alors qu’il aurait pu se retirer dans un monastère bavarois ? Pourquoi n’a-t-il pas respecté son engagement à rester silencieux? Ce sont des arguments qui vont être utilisés contre Des profondeurs de nos coeurs, faisant oublier le fond du problème - les deux auteurs ont raison, contre la majorité des Pères du synode pour l’Amazonie. 

Je suis le premier à critiquer la théologie approximative du pape François. Et je sais que l’on m’objectera que le pape François est peu réceptif à la critique. Depuis le synode sur la famille, il n’a pas jugé bon de répondre aux questions qui lui ont été adressées par quatre cardinaux ou par des théologiens après la parution d’Amoris Laetitia. On peut donc penser qu’il fallait frapper plus fort, cette fois, de la part de ceux qui n’adhèrent pas au synode pour l’Amazonie; et le faire avant la parution du texte post-synodal du Saint Père. Il lui sera plus difficile de passer outre les objections faites par un des cardinaux en charge d’une préfecture à la Curie et l’ancien pape. Mais précisément, se rend-on compte de ce que signifie l’affrontement, désormais ouvert, entre l’ancien pape et le nouveau? 

François n’est pas seul responsable de la crise actuelle de l’Eglise. Curieusement, le cardinal Ratzinger, si lucide, récemment, pour établir le lien entre la crise morale du clergé et l’esprit de 1968, ne voit pas qu’il participe lui-même de cet esprit de 1968, en contribuant à brouiller la question de l’autorité pontificale. Le Collège des cardinaux a sans aucun doute eu tort de ne pas imposer, en 2013, au pape démissionnaire, la clarification qui s’imposait, en particulier de lui demander d’abandonner le soutane blanche. Et l’un des torts de François a certainement été de s’accommoder d’une situation où la cohabitation avec le « pape émérite des conservateurs » lui permettait d’être « le pape en exercice des progressistes ». Tout se passe comme si le Cardinal Ratzinger, n’assumant pas complètement sa démission - en soi un désaveu terrible du courage avec lequel Jean-Paul II, bien plus physiquement affaibli que lui, avait exercé jusqu’à la mort le service pontifical -  avait voulu être encore un peu pape; et comme si François s’était réfugié dans le confort de ne pas devoir parler ces catholiques qu’il qualifie régulièrement de « rigides » ou de « pharisiens », entendez les conservateurs, ceux qui vont lire et aimer Des profondeurs de nos coeurs. Comment sort-on de la crise? 

Le Cardinal Sarah s’est-il privé des chances d’être pape? 

J’aurais compris un ouvrage signé « Joseph Ratzinger/Robert Sarah ». J’aurais préféré un ouvrage signé du seul Cardinal Sarah. On sait bien que le préfet de la Congrégation du Culte divin est largement dans la continuité du pontificat de Jean-Paul II. On connaît son amitié avec Joseph Ratzinger. Il aurait été naturel de penser qu’il maintenait vivant l’esprit des deux pontificats précédents. Au lieu de cela, le Cardinal Sarah semble, en co-signant ce livre avec « Benoît XVI », prendre parti pour le « pape émérite » contre le « pape en exercice ». Il est évident que la réaction des évêques progressistes va être dure: qu’il s’agisse de tous ceux qui ont poussé le synode amazonien; ou des évêques allemands qui poussent un « cheminement synodal » pour l’Eglise en Allemagne. La publication du livre Des profondeurs de nos coeurs rend complètement visible la crise amorcée par la démission de Benoît XVI. Un film récent parle des « deux papes ». Le sens commun des fidèles n’osait pas se le formuler mais il plane depuis 2013 le spectre d’une fracture, d’une division profonde de l’Eglise. Or n’aurait-il pas mieux valu dans une telle situation que le Cardinal Sarah en reste à son attitude fondamentale consistant à rester lui-même tout en demandant qu’on respecte le pape François? Ne se prive-t-il pas, en publiant avec, non pas « le Cardinal Ratzinger » mais « Benoît XVI, d’apparaître pour ce qu’il est: un recours dans la crise de l’Eglise? 

Dès que l’on a dit cela, on se rappelle le Christ déclarant: « Mon Royaume n’est pas de ce monde ». Et l’on doit se garder de ramener ce qui se passe dans l’Eglise actuellement à des considérations purement politiques. Il est possible que la prise de position des deux cardinaux ait été publiée juste à temps avant que le pape ne prenne position sur le sujet du mariage des prêtres dans l’exhortation qui doit suivre le synode amazonien. On reste encore dans une situation de débat et le livre Des profondeurs de nos coeurs permet de maintenir la présomption que la position du pape ne serait pas encore arrêtée. Peut-être même, le pape jésuite, qu’on a souvent le droit de juger un peu trop fasciné par les jeux politiques, se dira-t-il que le rapport de forces entre conservateurs et progressistes est plus équilibré qu’il n’y paraît et prendra-t-il appui sur l’ouvrage des deux cardinaux pour donner une réponse prudente au synode. Le Cardinal Sarah pourra considérer que telle était sa mission; le reste - assumer éventuellement un jour la succession de François - ne dépend pas de lui. J’avoue cependant ma tristesse que le Cardinal Sarah se soit enlevé des chances comme «papabile »

On voit bien ce qui se joue. François risque, suite à la parution du livre Des profondeurs de nos coeurs, de décevoir les progressistes, qui le trouveront timoré autant que les conservateurs le trouvent, depuis des années, décevant ou agressif.  Quoi qu’il arrive dans les prochaines semaines, l’autorité de François est profondément affaiblie au bout de six ans de pontificat. Et l’ouvrage des cardinaux Ratzinger et Sarah le fait ressortir dans une lumière particulièrement crue. La crise de l’autorité pontificale déclenchée par la démission pour convenances personnelles de Benoît XVI n’en finit pas de déployer ses conséquences. Nombreux seront les catholiques - et c’est mon cas - qui approuveront le contenu théologique de l’ouvrage publié par le pape démissionnaire et le préfet de la Congrégation pour le culte divin. Cependant, le revers de la médaille, c’est un approfondissement de la crise de l’Eglise. On pourrait pardonner à François ses approximations théologiques, pourvu qu’il fût un pasteur et qu’il incarnât la mission paternelle des souverains pontifes. Ce qui choque le plus de nombreux prêtres et laïcs, au sein de l’Eglise, c’est la manière dont François aime, apparemment, cliver, entretenir une forme de confusion dans laquelle les catholiques s’affrontent. Par la forme qu’elle prend, la publication de l’ouvrage de Joseph Ratzinger et Robert Sarah ne répond pas à la « crise de la paternité » qui caractérise le pontificat de François. Au contraire, elle la souligne cruellement. 

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