"Avec Bacon" de Franck Maubert : esquisse d'une théorie des obsessions <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Culture
"Avec Bacon" de Franck Maubert : esquisse d'une théorie des obsessions
©DR

Atlantico Litterati

Annick Geille revient cette semaine sur la parution du livre de Franck Maubert, "Avec Bacon", chez Gallimard.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

« Francis Bacon en toutes Lettres »L’exposition  ( 4000 à 5000 visiteurs par jour), inaugurée au Centre Pompidou  en septembre 2019, fermera ses portes le 20 janvier 2020… Mieux vaut se hâter. Votre  guide lors  d’une visite « just in time » ? « Avec Bacon »,  brillant petit livre signé Franck Maubert ( Gallimard/2019) . Précisions

Pour Francis Bacon, le point commun entre  le destin des humains et celui de l’animal, c’est « la viande », ce corps torturé, en voie de liquéfaction. L’obsession du peintre britannique, c’est  ce qu’il advient de cette «  flesch »- la nôtre, donc- avant le processus de notre disparition dans la poussière. « Simplification, déformation et altération du ton naturel sont des façons d’obtenir une expressivité intense des formes»,   affirmait le peintre français Amédée Ozenfant ( 1886-1966) , procédé dont Bacon s’est largement inspiré .Difforme, abîmée, la chair n’est  plus « triste » comme  chez Stéphane Mallarmé( Brise marine », 1898,) elle est condamnée à l’infestation,  elle se délite  vers l’anéantissement .Le destin des corps, vu par Bacon,  c’est cette déformation fondamentale,  cette distorsion indicible, que seule l’image  -donc le peintre- peut révéler ; images qui devraient nous rendre tous modestes et bons si  nous pouvions envisager plus souvent, sans doute,  la misère de notre condition. « Seule demeure la poussière, pas la chair », déclara Francis Bacon à Franck Maubert dans « Avec Bacon »/Gallimard ( 2019).Concernant la littérature  dévolue à Bacon, l’on  songe aussitôt à Michel Leiris, Gilles Deleuze et, surtout, à David Sylvester ( 1924-2001) LE grand interlocuteur de Bacon, qui  sut exprimer  l’attirance obsessionnelle de Bacon pour la forme humaine et ses déformations, distorsions, et autres états et impressions (cf. « Entretiens avec Francis Bacon/ David Sylvester/ Préface de Michel Leiris /Flammarion 2013). Cependant, mine de rien, Franck Maubert accomplit une prouesse.  Son petit livre parvient à contenir l’immensité du peintre. Ce n’est pas rien ! Vie privée, folklore alcoolique, travail ,travail, travail, plus ce chaos métaphysique de l’atelier baconien de Londres- car il n’est pas de peinture, ni d’art en général sans  dévoration de la vie par le travail, disons les choses comme elles sont, rappelle Bacon. «  J’ai appris à organiser le hasard », déclara- entre autres - le peintre  irlandais à Franck Maubert, alors que  le jeune journaliste français l’interrogeait sur sa technique. «  Dans le travail, la réalité abandonne ses fantômes », répondit Bacon, ajoutant : «Il y a beaucoup de hasard. Quand l’image se forme, j’aime l’accident. J’ai appris à organiser le hasard. La manipulation de la peinture à l’huile est une chose mystérieuse (…) Et de toutes les manières, l’ on ne peut pas parler de la peinture ;  ça ne sert à rien de parler de la peinture. Rien. Nada. L’art est une chose toujours inachevée. Que pouvons-nous ajouter à cela ?

Je bredouille : une espérance.

-Oui, voilà. Une espérance. Sinon, quoi d’autre ? »

Franck Maubert  précise : « Il peint le pire, ses crucifixions sont  cris, bandages, figures de douleur, visages sans crâne,  cous qui se prolongent en bouches disloquées « . L’auteur ajoute : « Ces visions, ce n’est plus le Christ,  c’est la persistance de l’horreur, une coagulation de souffrance et de désespoir ».

Franck Maubert révèle en outre un Bacon intime, monstre débonnaire, insupportable, of course,  et plus encore, dérangeant génie, incarnant tous les artistes et pour tous les temps, ce pourquoi, précise-t-il, ils sont rarement chéris de leur vivant. « Ici, à Londres, on me déteste » affirme Bacon. Un homme extrêmement extrême, donc, mystérieux,  peu lisible pour les majorités, démon séduisant les délicats, les sensibles, les amoureux de l’art ; fulgurant,  imprévisible et choquant,  forcément, car  de chair et de sang, mais d’une autre espèce que celles que nous connaissions avant d’avoir  découvert Bacon via l’exposition . « La vibration de ces verts, de ses roses, de ses bleus, ses mauves,  ses fondus légers et froids » signale Maubert. « Je me sens  beaucoup plus libre quand je suis seul dans mon atelier, je préfère, pour les portraits, me laisser guider par la peinture. J’aime me laisser prendre par surprise,  et ça arrive pendant le travail,  vous êtes emporté par un nuage de sensations,  vous suivez votre instinct et  pour toutes ces raisons, vous avez besoin de solitude», confie Bacon.  Ma première rencontre avec l’œuvre de Bacon se produisit à la Tate Gallery en 2008. Choc visuel, force qui vous soulève, vous transporte, puis la prostration qui suit : j’ai vécu ce que tous vivent face à Francis Bacon. Les figures au pied d'une crucifixion (1944) , par exemple,  provoque chaque fois une sorte de sidération. Ce pourquoi je ne crois pas que l’on puisse contempler une toile de Bacon ET « en même temps », lire ou écouter  un  texte d’Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad  ou Eliot ,  tous chéris par Bacon (grand lecteur). «  Puisés dans la bibliothèque personnelle de l’artiste, les textes d’Eschyle et de T. S. Eliot, en passant par Joseph Conrad et Georges Bataille, éclairent les motifs obsessionnels «,  précise le dossier de l’exposition. Des pages d’ Eschyle, Nietzsche ou Conrad, lues  pendant  l’exposition  me semblent une fausse bonne idée ; l’art n’est jamais redondant, l’ on ne peut additionner les plaisirs de la réception des œuvres pour se les offrir tous à la  fois. Cela dit personne -ou presque- ne s’en plaignant  ( sauf les critiques du Journal des Arts et ceux de  L’œil, tout aussi inspirés- en ligne et sur papier), il s’agit sans doute d’un défaut mineur …

D’autres experts, en revanche, tel le critique de Libération, Michel Lançon-, sont conquis. Il n’y a pas de cahier du maître concernant l’art et la manière de ressentir la force d’un tableau ou la splendeur des mots. Ce que je puis dire, en revanche,  c’est que la peinture et la littérature se suffisent  à elles- mêmes : la lecture est un mystère aussi important et  mystérieux que la vision de tel ou tel tableau ; découvrir- ou revoir  l’autoportrait de Bacon est aussi fort que de lire - ou relire-  une page de Proust ; Bacon et Proust  « en même temps » , c’est trop . Les commissaires de l’expo, fort délicats et bien intentionnés,  me donneraient sans doute de bonnes raisons de penser le contraire. Cependant, je souhaite- dans la mesure du possible -, lire Proust ou Rimbaud   et contempler une peinture de Bacon ou du Greco à ma façon, dans le silence autant que possible-, et même en un certain recueillement. 

En effet, c’est l’un ou l’autre : on vibre ou l’on lit, on regarde ou l’on prie.Ventriloque de l’art, figure intemporelle du génie,  visage (s) de la douleur et de la splendeur de l’art, Francis Bacon incarne la peinture, tout simplement.  Face au chaos de Bacon, il n’y a pas d’explication, pas de théories qui tiennent plus de cinq minutes. La violence des toiles vous prend à la gorge, leur fulgurance vous transperce. Théoriciens et savants peuvent gloser, Bacon, pas fou, s’en fout. Ces triptyques, le portrait de Leiris (1976),  Ce « nu féminin « Standing in a Doorway/1972 ) »,ces figures de papes (réalisées à Monaco),)un  autoportrait de l’artiste,  etc… ( bel accrochage ),  toutes ces œuvres réunies- avec ou sans  littérature ajoutée-  nous offrent, tant qu’il est temps de pouvoir les admirer,  un cadeau avant l’heure. Sans oublier ces échanges loufoques  et superbes entre l’un des plus grands peintres du XXème siècle, et le critique débutant qu’était alors Franck  Aubert  (Prix  Renaudot de l’Essai  + Prix Jean Fruste 2019 pour « L’eau qui passe »). Un petit bonheur. Une chance.

« Lors d’une de mes toutes premières rencontres avec Francis Bacon dans son atelier londonien, le jeune journaliste que j’étais - mon ignorance me protégeait sans doute- j’ose dire au peintre, déjà l’artiste contemporain le plus côté au monde: « Je ne comprends pas l’utilité des flèches sur bon nombre de vos peintures, à quoi servent-elles? ».

L’artiste reste un moment silencieux et finit par me répondre dans un grand sourire, presque ironique: « Mais oui, Franck, vous avez raison à quoi servent-elles? Elles permettent d’indiquer là où il faut regarder, elles focalisent le regard sur le sujet. »

Je m’étonne. Et le peintre conclut : « oui, elles sont inutiles. » En fait dans ses tableaux ultérieurs, Francis Bacon continuera à placer des flèches.

Peut-être sont-elles aussi une touche de couleur nécessaire? Certainement, elles peuvent être un point nécessaire, un lien entre les à-plats de couleurs vives des fonds, des couleurs fausses et le sujet central, un corps ou deux corps en état de souffrance, parfois de liquéfaction. 

Bacon me disait que les couleurs fausses, les roses, les oranges, l’artifice permettent d’atteindre la réalité. Je retrouverai, plus tard, une phrase dans la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo qui exprimait  la même idée: « Ce que je fais est peut-être un mensonge, mais cela évoque la réalité avec plus de justesse ». Van Gogh, dont Bacon était grand admirateur.

Il y a peu je trouvai une autre correspondance à ces flèches, dans l’histoire de la peinture, et pas des moindres : les flèches ne sont-elles pas celles du martyr de Saint Sébastien ? Cela m’apparaît maintenant comme une évidence.
Et pour finir sur un jeu de mot: « flesh » en anglais signifie « chair », c’est –à- dire le sujet, l'obsession même de Francis Bacon. 

(Franck MAUBERT,  en exclusivité pour ATLANTICO, propos recueillis par Annick GEILLE).

Avec Bacon/par Franck Aubert/150 pages/ 9 euros 50.

« Bacon en toutes lettres », Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e, www.centrepompidou.fr

Lire aussi

Francis Bacon/ Conversations,  (Editions L'Atelier contemporain/2019/ Préface de Yannick Haenel (Prix Médicis Essais avec « Tiens ferme ta couronne » ( Gallimard)

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !