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La défiance des Français envers les institutions se généralise
La défiance des Français envers les institutions se généralise
©Reuters

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La défiance des Français envers les institutions se généralise. Les médias et les représentants politiques sont ceux qui cristallisent le plus de colère, en étant considérés comme totalement éloignés des réalités des Français.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico :  Seuls 29% des Français pensent que les journalistes sont indépendants et capables de résister aux pressions politiques. Les journalistes sont-ils pris dans la vague de défiance et de contestation à l'encontre de toutes les institutions que la France connaît en ce moment, ou y a-t-il une particularité les concernant ? 

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Vincent Tournier : La défiance envers les journalistes n’est pas nouvelle puisque les enquêtes (notamment le baromètre SOFRES-La Croix) en font état depuis une trentaine d’années. Elle n’est pas non plus spécifique aux médias car elle participe d’une défiance plus générale dans les grandes institutions comme le parlement ou les partis politiques. Cela dit, est-ce très grave ? On peut en effet adopter un point de vue optimiste et se demander si ce manque de confiance n’est pas aussi un signe de vitalité civique : après tout, faut-il nécessairement que les gens aient confiance dans les médias ? N’est-il pas préférable qu’ils les regardent avec un œil critique ? N’est-ce pas ce type d’attitude qui est censé être encouragé par l’école à travers l’éducation civique ?

Malgré tout, on peut effectivement penser que ce manque de confiance reste problématique. Les journalistes ne sont pas sur le même plan que les politiques. Ils sont supposés être objectifs et neutres. Idéalement, ils devraient apparaître comme une référence pour les citoyens, lesquels aspirent à être correctement informés pour faire leur choix, pour élire leurs représentants en toute connaissance de cause.

J’ajouterai un autre élément, tout aussi problématique mais moins discuté : le fait que les gens s’informent peu par la presse écrite. La principale source d’information reste, et de loin, la télévision. Or, si la télévision apporte des informations importantes, elle souffre aussi de certaines limites : elle ne peut pas offrir la même profondeur d’analyse que l’écrit et elle fait la part belle aux émotions, entretenant l’attention du public sur les problèmes immédiats

Autre reproche : le fait que les journalistes soient "coupés des réalités" en ne "parlant pas des vrais problèmes des Français". Y a-t-il des thèmes particuliers qui cristallisent cette défiance ? Les Français, dans leur logique de contestation, exigent-ils une nature des sujets traités par leurs médias vraiment différents ? Quelles seraient les vraies priorités du grand public ? 

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La question est de savoir pourquoi les journalistes n’ont pas su instaurer une relation de confiance avec le public. Une première explication se trouve certainement dans l’histoire des médias en France. La presse écrite a longtemps été une presse engagée et militante, où chaque camps pouvait mobiliser ses propres journaux. Même les journaux qui se voulaient de référence n’ont pas su éviter une certaine forme de magistère moral. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu en France une véritable tradition du journalisme d’investigation, pouvant se prévaloir d’un riche passé de lutte contre le pouvoir. Les médias audiovisuels ont aggravé les choses puisqu’ils ont été étroitement contrôlés par l’Etat. Leur émancipation a été un processus long et difficile, qui reste en partie inachevé puisque les grands groupes industriels ont souvent pris le relais de la puissance publique.

De cette situation résulte un certain nombre de dysfonctionnements que l’opinion publique perçoit plus ou moins. Il n’est guère contestable, en particulier, que les médias sont culturellement assez proches du pouvoir : les origines sociales, les parcours, les écoles sont souvent les mêmes. Cela n’interdit évidemment pas une certaine diversité, mais il n’en reste pas moins que les élites politiques et médiatiques (au moins sur le plan national) relèvent d’un univers intellectuel assez homogène.

Toutes ces raisons font que les journalistes ont rarement une attitude offensive à l’encontre des puissants. Ils ne cherchent qu’exceptionnellement à les mettre face à leurs contradictions, à les pousser dans leurs retranchements. L’affaire Julie Gayet l’a encore montré récemment : ce ne sont pas les journalistes français qui ont posé les questions les plus embarrassantes.

Et de fait, personne n’a osé interroger le président sur la compatibilité entre son mode de vie et l’action de son gouvernement contre les stéréotypes liés au genre. Dans le même registre, on pourrait aussi rappeler l’interview de Dominique Strauss-Khan sur TF1, où aucune question ne lui a été posée sur ce qui s’est vraiment passé dans cette fameuse chambre du Carlton. Au-delà de ces affaires, on peut constater que les journalistes interpellent rarement les dirigeants sur certains sujets comme la politique étrangère, l’immigration ou l’insécurité. Il existe une forme de déférence qu’on ne retrouve pas dans d’autres pays.

De manière générale, plus on va vers la gauche de l'échiquier politique, moins la défiance est grande (tout en restant majoritaire). Pourquoi la colère à l'encontre de la profession est-elle plus forte chez la droite que chez la gauche ? 

Il faut d’abord tenir compte du contexte : la gauche étant au pouvoir, les électeurs de droite sont forcément plus critiques. Ils sont plus facilement portés à penser que les médias sont les relais de la politique gouvernementale, ce qui n’est pas totalement faux car il existe une tendance légitimiste dans certains médias audiovisuels. Par ailleurs, la polarisation de l’actualité récente sur les questions de société a pu renforcer cette impression. La grande majorité des journalistes est en effet acquise aux réformes qui vont dans le sens du libéralisme des mœurs (divorce, avortement, homosexualité). La tonalité générale qui se dégage du brouhaha médiatique est donc assez défavorable à une certaine frange de la population. Pour prendre un exemple, il est clair que l’action des Femen à l’église de la Madeleine le 20 décembre dernier, où l’une des activistes s’est dénudée la poitrine sur l’autel, n’a pas été très commentée. Il a même fallu attendre le 8 janvier pour que le ministre de l’Intérieur, suite à une réaction indignée des autorités religieuses, publie un communiqué de condamnation. Cette réaction tardive peut laisser entendre qu’il y a deux poids deux mesures.

Selon l'étude, les Français jugent leurs dirigeants encore pire que la presse sur leur capacité à s’intéresser à leurs problèmes ("se préoccupent de ce que vous pensez" 12%, "agissent dans votre intérêt" 16%...)  Des chiffres aussi catastrophiques ont-ils atteints un point de non retour ? Quel est le risque à long terme d'une telle fracture des Français avec leurs élites dirigeantes ? Quels risques également de mettre l'élite politique et la presse dans "le même sac" ?

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Ces chiffres sont assez inquiétants, mais ils ne sont pas complètement nouveaux. Si on regarde les choses sur le long terme, on voit qu’ils ne font qu’amplifier une tendance ancienne que l’on peut dater de la fin des années soixante-dix et du début des années 1980. C’est au cours de ces années-là que la proportion de Français qui considèrent que les hommes politiques ne se préoccupent pas assez d’eux est devenue majoritaire. C’est aussi à cette époque que le chômage de masse s’est installé durablement et que la délinquance a augmenté très fortement.

La conjonction de ces différents éléments a donc donné le sentiment que les responsables politiques se trouvent désormais impuissants pour résoudre les grands problèmes de la France, ce qui est objectivement exact (ni le chômage, ni la délinquance n’ont été drastiquement réduit). Cette impuissance de l’Etat a des effets d’autant plus importants sur la psychologie collective que la France est un pays qui valorise fortement l’intervention publique, au point d’avoir créé une sorte de mystique autour de l’Etat-salvateur. D’où un schisme profond, conforté durant les décennies suivantes par l’impression que les gouvernements se trouvent chaque jour davantage contraints par la mondialisation et l’européanisation. Pouvait-il attendre une autre réaction dès lors que le message qui a été martelé est que les grandes décisions se prennent à Bruxelles ? Le discours politique se trouve ainsi pris au piège d’une contradiction qu’il a lui-même façonnée : soutenir que l’on peut continuer d’agir comme avant, tout en expliquant que l’on déplace les centres de décision.  

Résultats issus d’un sondage Ipsos pour le Monde, le CEVIPOF, la Fondation Jean Jaurès et France inter, réalisé par internet du 8 au 14 janvier 2014 auprès d’un échantillon de 1005 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus.

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