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Qu’est-ce qu’un corps désirable ?
Qu’est-ce qu’un corps désirable ?
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Un livre, un débat

Jen Davis a été obèse. Pendant "Onze ans", titre de son livre, elle s'est photographiée dans l'intimité, seule ou avec de faux amants — des amants que son corps lui interdisait d'avoir. Troublantes mais jamais provocantes, ses photos, leur douceur et leur beauté, interrogent le regard, l'essence et surtout la matière du désir...

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Jen Davis

Jen Davis

Jen Davis, née en 1978 aux Etats-Unis, a entamé la série "Eleven Years" en 2001, à l'âge de 23 ans. Diplômée du Columbia College Chicago et de l'école d'art de la Yale University, elle vit aujourd'hui à Brooklyn. Son livre, "Eleven Years", vient de paraître aux éditions Textuel.

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Barbara Lambert : Quand on regarde vos photos, on se sent ému, touché, mais en même temps un peu voyeur... Est-ce que ce sont les sensations que vous aviez envie de provoquer ?

Jen Davis : Ce n'était pas le but que je recherchais. Mon projet était de créer un deuxième moi, pour pouvoir me regarder d'une manière différente. Ce que je voulais, c'était trouver ma place dans le monde. J'avais 23 ans quand j'ai fait ces photos, et je ne savais vraiment pas qui j'étais. J'avais envie de m'ouvrir au monde et d'explorer mon intimité, aussi. De là vient le fait que les gens qui regardent mes photos se sentent un peu voyeurs. Ils peuvent avoir le sentiment de regarder quelque chose qu'ils ne devraient pas regarder. En m'exposant ainsi, il est vrai que je les fais entrer dans mon espace à moi. Je voulais qu'ils me voient, qu'ils sachent comment je vivais... Comme je ne pouvais pas le faire avec des mots, je les fais avec des photos.

Photos de Jen Davis

Dans votre livre, vous dites que c'est parce que les gens ne vous regardaient pas que vous avez fait ces photos...

Ils ne me regardaient pas en effet : ils me jugeaient, moi et mon corps. Ils ne me voyaient pas comme une femme, comme quelqu'un qu'on peut séduire, aimer. Je voulais ce regard sur moi, je voulais sentir du désir. La photographie permet de créer, de susciter le désir.

C'est "le livre du désir inassouvi", dites-vous...

Faire ce livre, c'était pour moi le moyen d'obtenir des réponses à des questions que je me posais. Je voulais savoir ce qu'est le désir

 Vous vous êtes servi de votre appareil photo comme d'un amant ?

Absolument. Mon appareil photo, c'était les yeux de l'amant que je rêvais d'avoir.

Mais, du coup, vous êtes à la fois l'aimée et l'amant...

Je suppose en effet que j'essayais de m'aimer par le biais de l'appareil photo. 

Vous n'avez pas souhaité être photographiée par quelqu'un d'autre ? Vous pensiez être la seule capable de vous regarder comme vous aviez envie de l'être ?

J'étais trop gênée, trop embarrassée à l'idée de me montrer à quelqu'un d'autre. Jamais je n'aurais pu m'exposer aussi intimement s'il y avait eu quelqu'un d'autre derrière l'objectif.

 Vous avez demandé à des hommes de poser avec vous...

Je voulais savoir ce que ça faisait d'être touchée. Mais mon intention n'était pas de faire des photos provocantes. A une ou deux exceptions près, mes photos sont plutôt passives. Je ne regarde l'objectif qu'une seule fois, et cela est en fait arrivé complètement par hasard : j'avais complètement oublié que l'appareil photo était là. Ces clichés ne se veulent pas "érotiques", ce sont des projections de mon désir, de mes fantasmes, de ces relations que je rêvais d'avoir et que je n'avais pas.

Vous n'aviez jamais fait l'amour avant de faire ces photos...

Non. Je me souviens qu'à cette époque, je m'imaginais des tas de choses sur ce que cela pouvait être de faire l'amour. Je pensais que c'était quelque chose qui pouvait changer une vie, transformer une personne. Et puis, quand j'ai fait l'amour pour la première fois, je n'ai pas trouvé cela spectaculaire. C'était une nouvelle expérience. Cela ne m'a pas changée.

Vous vous souvenez de ce que vous avez ressenti en prenant ces photos ? Est-ce que c'était agréable, stressant ?

C'était comme un défi. Je voulais me prouver que j'étais capable de le faire, que j'étais capable d'être touchée, de montrer mon corps. Et puis, c'était aussi comme un jeu : je pouvais jouer avec ces hommes, les utiliser pour satisfaire mon désir

Ce sont des hommes que vous connaissiez ?

Je les avais rencontrés dans un bar où j'allais souvent. Je les croisais régulièrement, je connaissais leurs noms mais rien de plus. Je ne voulais pas faire ces photos avec des gens trop proches, cela aurait été trop gênant. 

Quand vous vous regardez sur ces photos, c'est vous que vous voyez ou un personnage ?

C'est compliqué. C'est moi et ce n'est pas moi. Ces photos, bien sûr, retracent ce qu'a été ma vie pendant onze ans. Mais ce sont aussi des sortes de performances. Il y a tout un travail de mise en scène, des choix de couleurs, de lumières. Physiquement, émotionnellement, c'est moi. Mais, du fait du travail qu'il y a derrière chaque photo, de ce qu'il implique, je crois que ces images ont aussi quelque chose d'universel. Quand on s'expose comme je l'ai fait, on se met dans une position pas très confortable : on accepte, de fait, d'être vulnérable. Ce que j'ai fait devant l'appareil photo, j'étais incapable de le faire devant des gens. 

Il faut avoir un sacré courage pour faire ce que vous avez fait...

Il en a fallu, c'est vrai. En même temps, je n'ai pas vécu cette expérience comme quelque chose de grave ou de douloureux. J'ai choisi de faire ces photos : j'avais envie et besoin de les faire. Au-delà de moi, je crois que ces photos peuvent parler, peut-être pas à tout le monde, mais à beaucoup de monde. D'autres que moi peuvent s'identifier au fait d'être insatisfait, de ne pas arriver à obtenir ce que l'on désire le plus. Des femmes, j'en suis sûre, peuvent se reconnaître dans le fait d'être mal dans sa peau, de ne pas avoir l'apparence que l'on voudrait. Nous vivons quand même dans une société où tout le monde doit être beau, sportif, parfait, et surtout désirable. Je ne crois pas que la relation que j'ai par rapport à mon corps, aux autres et aux hommes soit radicalement différente, finalement, de celle qu'ont la plupart des gens.

Vous souvenez-vous de ce que vous avez éprouvé quand vous avez fait vos premières photos ?

Quand j'ai commencé, je ne savais pas du tout que j'allais m'engager dans ce travail, en fait. J'étais en vacances avec des amis, et nous sommes allés à la plage. Il se trouve que j'avais pris mon appareil avec moi. J'ai enfilé mon maillot de bain, et puis j'ai dû me lever, traverser la plage, sentir le regard des autres sur mon corps jusqu'à ce que la mer, enfin, le recouvre complètement. J'ai eu envie de faire une photo qui traduise cette expérience, qui montre ce que j'avais ressenti à ce moment-là. Je me suis dit qu'il fallait continuer, mais dans un cadre plus intime. J'avais assez peur en même temps : l'appareil photo ne cache rien, il ne ment pas. J'ai pris une photo de moi entourée d'une serviette de bain, sur le bord de ma baignoire. Me voir comme cela a été assez dur, assez violent. Il y avait quand même un joli rapport de couleurs — le rouge grenat de la serviette, le fond bleu... —, une jolie lumière, aussi. J'ai continué à travailler dans cette direction, à essayer de faire de belles images en soignant la lumière, en faisant attention aux couleurs.

Vous avez des couleurs bien à vous...

Oui, il y a beaucoup de bleu, de vert, de jaune... des couleurs douces, comme la lumière. Je voulais que la lumière soit naturelle. Je passais mes journées à guetter le bon moment, je devais me tenir prête à prendre une photo un peu n'importe quand, en fonction du temps.

Vous avez choisi de faire vos photos, chez vous, en intérieur, plutôt qu'à l'extérieur...

 C'est à l'intérieur qu'on peut découvrir son intimité, et puis, je voulais aussi montrer mon quotidien, ce que c'est d'être seule chez soi.

Vous avez pris ces photos entre 2001 et 2012. Que ressentez-vous quand vous les regardez aujourd'hui ?

A force de les avoir vues, je suis un peu désensibilisée. Mais je me souviens de ce que je ressentais au moment où je les préparais et où je les prenais. Certaines d'entre elles ont été de vraies épreuves. Mais le fait de les montrer, d'avoir à en parler, m'a permis de poser une distance, de me détacher. Je me souviens que j'ai été vraiment choquée quand j'ai découvert l'agrandissement d'une photo petit format que j'avais faite : je pouvais voir les moindres détails de ma peau, de ses marbrures... C'était très violent.

Après ces "Onze années", vous avez décidé de vous faire poser un anneau gastrique pour perdre du poids. Est-ce que cela veut dire que ces photos, ce livre, n'ont pas "rempli leur office", qu'ils ne vous ont pas permis de vous aimer ?

Je n'ai pas fait ce livre dans l'idée qu'il allait me servir à quelque chose. Il n'y a pas de rapport entre le travail que j'ai fait pendant ces onze ans et ma décision de recourir à la chirurgie. Tout s'est déclenché au cours d'une résidence d'artiste à laquelle j'ai participé. Les photos que je gardais enfermées dans des boîtes se sont retrouvées projetées, tout d'un coup, sur un écran géant devant des tas de gens. C'était horrible. Là, je me suis dit : "Ca ne peut plus continuer. Je ne peux pas rester comme ça".

Quand vous regardez ces photos, vous voyez quelqu'un d'autre, ou c'est toujours vous ?

 Je vois quelqu'un qui se cherchait, qui voulait prendre possession de lui-même.

Qu'est-ce que ce livre, ces photos, ont fait pour vous ?

Ils m'ont donné une vision plus claire de moi-même, ils m'ont donné confiance en moi. Ils ont fait ma colonne vertébrale. Grâce à eux, j'ai aussi arrêté d'avoir ces perpétuelles et vaines discussions avec moi-même, je me suis mise à agir.

Vous avez commencé ce travail avec l'idée de le montrer, ou c'est venu par la suite ?

Décider de montrer ce travail n'a pas été facile. Je l'ai fait deux ans après avoir démarré. C'était à Chicago, où je vivais alors. La réaction a été en fait très réconfortante : les gens ont tout de suite adhéré au projet. C'était très valorisant. Et puis, j'ai réalisé que je n'étais pas obligée de tout montrer, que je pouvais laisser de côté les images qui me mettaient trop mal à l'aise.

Cela veut dire qu'il y a des images que vous avez jugées trop dures pour pouvoir les montrer ?

Il y a des images que je n'ai pas montré tout de suite parce que je ne les assumais pas. Mais, avec le temps, j'ai décidé d'y aller : j'avais envie de montrer mon corps, c'était le projet. Il fallait rester honnête. Mais il fallait aussi que cela reste beau. Quand je faisais des photos avec des hommes, je pensais toujours à leur regard sur moi, à ce qu'il fallait faire pour que l'image puisse leur plaire. Je pensais à la couleur de ma peau, à son aspect, je faisais en sorte de contrôler ces éléments, par des jeux sur l'ombre et la lumière, notamment

Qu'est-ce que votre opération a changé pour vous, et pour votre travail ?

Il m'a fallu du temps pour sentir le changement, me sentir à l'aise, c'est-à-dire comme tout le monde, anonyme, en fait : ne plus me sentir scrutée, stigmatisée. Grâce à l'opération, j'ai pu enfin voyager, prendre l'avion : mon poids ne me le permettait pas auparavant. Je me suis aussi intéressée de plus près à la mode, parce que je pouvais désormais porter ce que je voulais. Je me suis occupée de moi, de ma féminité. Et j'ai trouvé un compagnon (sourire).

Vous avez continué à vous photographier ?

Je pensais que j'allais tout le temps me prendre en photo, mais, en fait, je ne l'ai pas fait. J'ai eu envie de vivre, de voir du monde, de voir le monde. Je n'avais pas envie que l'appareil photo s'interpose entre moi et la vie, les nouvelles relations que j'avais. 

 Vous vous sentez différente dans ce nouveau corps ?

Comme je le disais tout à l'heure, le changement, mais surtout la conscience que mon corps avait changé, ont été un processus très lent. Et puis, il y a toujours des parties de mon corps qui me rappellent mon corps d'avant, qui sont celles de mon corps d'avant. La peau est la même, par endroits, elle est marquée, et cela ne changera pas. Il y a toujours des parties de moi avec lesquelles je ne me sens pas à l'aise. Mais cela va et vient un peu selon l'humeur.

Comme c'est le cas pour tout le monde, non ?

Oui. Mais le fait est que je ne sais pas ce que c'est d'être normal, "dans la moyenne". Mon corps a changé, certes, mais c'est toujours le même.

A quoi travaillez-vous depuis que vous avez terminé ce livre ?

J'ai fait quelques photos de mon compagnon et moi. Et puis, j'ai commencé à photographier des femmes sportives, en particulier des culturistes, qui travaillent leur corps, le modèlent. Elles me faisaient penser à moi-même, au désir que j'avais de me transformer. A mesure que je les suivais dans leur quotidien, à l'entraînement ou lors de compétitions, je me suis aperçue que leur volonté de maîtrise, de contrôle absolu de leur corps était comparable à mon désordre alimentaire. Ces femmes s'astreignent à une discipline et un régime alimentaire inhumains, il y a beaucoup de souffrance dans leur vie. Cette recherche constante de la perfection masque le besoin de combler un vide. Ce n'est pas si éloigné, en fait, de la boulimie... Par ailleurs, ces femmes veulent se montrer, elles veulent qu'on les voie, mais, en même temps, quand elles montent sur scène, qu'elles bandent leurs muscles, c'est un peu dégradant : ce sont plus des objets de curiosité que d'admiration. Un peu comme moi, pendant ces onze années... 

A quoi ressemblent les photos que vous avez faites avec votre compagnon ?

Elles sont proches de celles que j'ai faites avec mes "faux amants"... au lit, ou en train de dormir. Ces photos s'inscrivent dans la suite logique de "Eleven Years". Elles "bouclent la boucle", en quelque sorte. Elles marquent la fin d'un chapitre, d'un cycle.

Est-ce que vous aimez votre corps, aujourd'hui ?

Oui ! Je me sens sûre de moi, bien dans ma peau... il m'arrive, même, de me sentir belle (rires) ! Après l'opération, j'ai été tentée de faire un régime et de me mettre au sport pour devenir ultra mince. Et puis, je me suis dit "Non, ce ne serait pas moi". Mon corps est ce qu'il est, il n'est pas parfait, il porte les traces de ce qu'il a été, la peau est distendue par endroits... mais je l'ai accepté, il est à moi

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