La Tunisie, une grenade dégoupillée aux portes de l’Europe ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Macron et le président tunisien Kais Saied se serrent la main avant une réunion bilatérale lors du 18e Sommet des pays francophones à Djerba, le 19 novembre 2022.
Emmanuel Macron et le président tunisien Kais Saied se serrent la main avant une réunion bilatérale lors du 18e Sommet des pays francophones à Djerba, le 19 novembre 2022.
©Ludovic MARIN / POOL / AFP

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Plusieurs dirigeants européens ont tiré la sonnette d’alarme sur la crise que traverse la Tunisie et les risques qu’elle pose pour l’Europe.

Mohamed Dhia Hammami

Mohamed Dhia Hammami

Mohamed Dhia Hammami est journaliste à Tunis.

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Atlantico : Quel est l’état de la situation en Tunisie sur le plan de la démocratie ?

Mohamed Dhia Hammami : Je pense que le constat est assez clair : la situation en Tunisie est en train de se dégrader progressivement. Bien que nous n'ayons pas connu de changement aussi brutal qu'en Égypte en 2013, les orientations sont comparables. Si l'on compare avec des cas similaires, tels qu'en Amérique latine, au Pérou ou en Russie, nous constatons des similitudes au niveau des coûts politiques. Le simple fait de briser les normes des relations civiles et militaires indique que le président ou la personne en charge ne respecte pas les normes établies. Ainsi, lorsqu'on parle de démocratie, il ne s'agit pas seulement de la direction, mais aussi du respect des normes et des règles du jeu. Pendant les deux dernières années, nous avons clairement vu que Saïd ne croyait pas aux normes démocratiques. Nous avons observé des répressions de ses opposants, des attaques contre les médias, institutionnelles ou verbales, et un manque de respect des procédures pénales. Le problème avec ce débat est de savoir si nous assistons à un retour à l'autoritarisme ou non. Toutefois, avec la conceptualisation de l'autoritarisme, je ne pense pas que nous allons retourner à une forme d'autoritarisme comparable à celle de Ben Ali. Le monde a changé avec l'avènement des réseaux sociaux et, après dix ans de démocratie, les normes sociales de la population ont évolué. Ainsi, nous sommes en train de faire une transition vers ce que l'on appelle un autoritarisme compétitif, où une sorte de compétition est visible au niveau mondial de la liberté. Cette compétition permet aux gouvernants de prétendre qu'ils ne sont pas des dictateurs, mais en réalité, toutes les règles semblent biaisées en faveur de la personne qui est au pouvoir, et c'est ce que nous observons actuellement en Tunisie.

Comment expliquer cette situation ? Quels sont les facteurs de cette crise ? Est-ce dû uniquement à la personnalité et au pouvoir ou est-ce que cela est lié à quelque chose de de plus profond ? Comment expliquer cette dérive, après les printemps arabes ?

Il y a plusieurs facteurs à considérer dans la situation actuelle en Tunisie, mais la démocratie est au coeur de ces enjeux. Cependant, ce n'est pas le seul facteur en jeu. Un secteur qui est assez visible est la détérioration de la situation économique qui est due à de mauvais choix en termes de politique économique au cours des dernières années. Cette situation n'est pas distincte des politiques adoptées par Ben Ali, ce qui a amené des problèmes. Cependant, ce n'est pas un facteur suffisant car énormément de démocraties vivent des crises et voient leur situation économique se détériorer, mais elles arrivent à préserver leurs institutions démocratiques. 

Le problème en Tunisie est que, malgré un certain nombre de réformes, on a vu une transformation de la culture politique et de la sphère publique, mais il y a des institutions qui sont restées quasiment intouchées, voire renforcées. Il s'agit des institutions sécuritaires. Le fait qu'il y ait eu des attaques terroristes pendant les premières années de la transition démocratique a encouragé certains acteurs, notamment les acteurs internationaux, à se focaliser sur le renforcement des capacités des forces sécuritaires au lieu de les réformer et de les rendre plus démocratiques. 

Une sorte de volonté d'inculquer les valeurs de la démocratie ne s'est pas concrétisée. Cela a permis à Kaïs Saïed de gouverner en utilisant essentiellement les forces répressives de l'État, principalement le ministère de l'Intérieur, qui est devenu le principal instrument de gouvernance. Le fait que le ministère de l'Intérieur soit resté une sorte de boîte noire dans le système politique a permis à Kaïs Saïed de l'utiliser à sa guise. 

En ce qui concerne la question de savoir si les Tunisiens sont encore attachés à la démocratie ou pas, il y a toujours un attachement à ces valeurs. Les sondages montrent que les Tunisiens ont une attitude positive ou très positive envers la démocratie lorsqu'on pose des questions en rapport avec les valeurs de la démocratie, comme la liberté d'expression ou les élections. Cependant, il y a une désillusion envers les acteurs politiques et des fausses informations circulent sur les réseaux sociaux.

En termes d'attachement et de persistance des valeurs démocratiques, je ne pense pas que l'opinion publique en Tunisie soit en faveur d'un régime autocratique à la Ben Ali ou comme en Chine. Les Tunisiens ont un attachement à ces valeurs démocratiques malgré le faible taux de participation aux élections. Il y a une défiance envers les acteurs politiques, mais cela ne signifie pas que la population est en faveur d'un régime autoritaire.

La Tunisie à l'heure actuelle semble marquée par un sentiment démontrant que la situation est vraiment problématique avec un certain nombre de jeunes, notamment, qui veulent immigrer. La Tunisie est-elle au bord de l’explosion ?

Les sondages révèlent que les intentions d'émigration depuis la Tunisie sont très élevées, même par rapport à des pays comme ceux d'Amérique latine, tels que la Colombie, le Guatemala, etc. Les taux sont donc extrêmement élevés. Je pense que cela est en partie dû au pessimisme qui domine la sphère publique tunisienne, même en termes d'évaluation de la satisfaction du régime. Le dernier sondage réalisé du 1er au 5 mai 2020 montre que les Tunisiens ne sont pas satisfaits de la politique et de l'efficacité du gouvernement, surtout en ce qui concerne la période post-révolutionnaire. La différence de raisonnement entre les jeunes diplômés tunisiens qui veulent limiter leur émigration par la voie formelle et ceux qui ne la limitent pas s'explique par leur niveau de compréhension de la situation politique. Ceux qui comprennent que le régime et sa manière de gouverner ne peuvent pas garantir une stabilité sur le court ou le moyen terme sont plus enclins à émigrer. La situation économique du pays continuera à se détériorer, d'autant plus que la sphère politique se referme de plus en plus et que la participation au changement devient de moins en moins possible. Ainsi, si le gouvernement ne peut rien offrir, il est rationnel de quitter le pays. 

On peut voir l'ampleur de ce phénomène, puisque la compagnie nationale Tunisair a annoncé il y a un mois qu'elle avait secouru plus de 14 000 candidats à l'immigration vers l'Europe au cours des trois premiers mois de l'année. En ce qui concerne la gestion de la question de l'immigration et des départs de Tunisie, je pense que le gouvernement est conscient du risque de ce que certains appellent l'explosion sociale. Cependant, le président attribue ce phénomène à un complot de ses opposants plutôt qu'à la mauvaise performance de son gouvernement, ce qui est un problème. De plus, il est conscient de la peur des pays européens face à la possible vague migratoire de cet été et de l'orientation politique d'extrême droite de l'Italie. Il capitalise sur cela pour obtenir le soutien de certains gouvernements et des financements du Golfe et du FMI. Cela lui permet d'obtenir un certain niveau d'aide et de soutien pour faire face à la situation. 

Est-on face à un risque d'un fort afflux migratoire vers l'Europe ? A quel point il est-il est prégnant notamment en raison de la situation en Tunisie ?

Je pense qu'il est naturel et inévitable de voir une augmentation de l'immigration clandestine, surtout lorsque le système de visa dysfonctionne. Même l'immigration régulière est devenue courante et n'est plus un tabou social. Depuis les années 2000, voire historiquement, les gens n'ont aucun problème à aider leurs proches à immigrer. Ainsi, des familles entières peuvent tenter de migrer ensemble. Je crois que c'est une conséquence naturelle et qu'il est difficile de la contrer, même avec des politiques de sécurisation de la Méditerranée. Le problème doit être résolu en interne en prenant en compte la complexité de la situation économique. Il est important de faciliter l'immigration régulière, car les politiques d'externalisation des frontières européennes sont dysfonctionnelles, et la privatisation du processus de visa crée énormément de problèmes. Les réformes structurelles sans financement adéquat ne feront qu'aggraver la situation à court terme. Bien que cela puisse avoir un effet positif sur le moyen/long terme, je ne pense pas que cela aidera la situation actuelle qui pourrait se détériorer davantage sans un véritable soutien financier. Le gouvernement, cependant, préfère accuser l'opposition plutôt que de reconnaître la mauvaise performance de son propre gouvernement. 

A quel point est-ce que le risque d'explosion au sens large de la Tunisie est-il prégnant ?

En somme, il est important de clarifier que les scénarios d'une guerre civile ou d'un État défaillant ne sont pas réellement envisageables lorsqu'on parle d'une possible explosion sociale en Tunisie. Le terme "explosion" est principalement utilisé pour décrire une mobilisation de masse à travers des manifestations, des émeutes, des confrontations avec les forces de sécurité et une radicalisation des demandes politiques, plutôt que pour évoquer un changement de régime. Visuellement, le terme "explosion" peut sembler assez radical, mais je ne pense pas que la Tunisie soit confrontée à des critères spécifiques pour une détérioration radicale de la situation en termes de sécurité. Tout gouvernement cherche à maintenir une certaine stabilité, mais cela ne peut être garanti avec le mode de gouvernance actuel. Bien que le risque existe, je ne pense pas qu'il soit élevé, d'autant plus que le gouvernement a régulièrement recours à la désignation de boucs émissaires pour expliquer la dégradation de la situation. Toutefois, s'il continue dans cette voie, des mesures plus sérieuses devront être prises à moyen terme.

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