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Le président russe Vladimir Poutine écoute la conférence de presse conjointe avec le président français Emmanuel Macron à Moscou, le 7 février 2022.
Le président russe Vladimir Poutine écoute la conférence de presse conjointe avec le président français Emmanuel Macron à Moscou, le 7 février 2022.
©Thibault Camus / POOL / AFP

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Dans son livre "Notre guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique" publié aux Éditions de l’Observatoire, Nicolas Tenzer appelle l’Occident à prendre la mesure de « la guerre totale » que Vladimir Poutine livre à l’Ukraine et aux démocraties.

Nicolas Tenzer

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris et non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA). Il écrit des articles de fond sur les questions internationales et de sécurité notamment sur son blog Tenzer Strategics (107 articles parus à ce jour). Il est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement français, de milliers d’articles dans la presse française et internationale et de 23 ouvrages, dont le dernier Notre Guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire.

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Atlantico : Vous venez de publier l’ouvrage Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, dans lequel vous expliquez que nous sommes déjà confrontés à une guerre totale. Comment en sommes-nous arrivés là, exactement ?

Nicolas Tenzer : Nous sommes devant cette situation d’abord parce que nous n’avons pas agi à temps et que, pendant au moins 22 ans, jusqu’en 2022, nous avons laissé Poutine imposer son ordre du jour et son tempo. Sans même parler de la Tchétchénie, où les pires crimes de guerre et contre l’humanité avaient déjà été commis, nous n’avons pas arrêté Moscou en 2008 lorsqu’il a a attaqué la Géorgie et en a, de fait, occupé 20 % - il conserve toujours d’ailleurs ces territoires d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Nous ne l’avons pas davantage stoppé lorsque ses troupes, en 2014, ont envahi une partie du Donbass et la Crimée : les Américains en particulier avaient fait savoir qu’ils n’interviendraient pas et les Européens ne le pouvaient pas seuls. Les sanctions mises en œuvre envers la Russie étaient alors ridiculement faibles. Nous avons laissé faire ses troupes en Syrie à partir de l’automne 2015, notamment au moment du siège et de la prise d’Alep, alors même que la Russie seule, sans même parler du régime Assad, avait assassiné plus de civils syriens que même Daech. Et même depuis 2022, les Alliés restent toujours au milieu du gué en termes de livraison de certaines catégories d’armes, sans même parler d’intervention directe. Je pourrais ajouter que, dans la plupart des pays occidentaux, nous restons incroyablement tolérants envers les ressortissants nationaux qui sont en fait des propagandistes du Kremlin, comme si la Russie ne nous faisait pas la guerre. Il vient un moment où il faut savoir être répressifs, car nul ne saurait impunément jouer contre les intérêts de sécurité de son propre pays.

Car nous devons nous entendre sur ce que signifie cette guerre totale dont je parle longuement dans mon livre. D’abord, la guerre russe contre l’Ukraine est totale dans ses méthodes : rien qu’à Marioupol, plus de 50 000 Ukrainiens ont été assassinés par les Russes ou sont morts des privations consécutives au siège de cette ville, soit presque 100 fois Oradour-sur-Glane. Des dizaines de milliers d’enfants ukrainiens ont été déportés vers la Russie, ce qui constitue un crime de génocide en vertu de la Convention du 9 décembre 1948 sur la prévention et la répression de crime de génocide. Des enfants ont été souvent tués à bout-portant sous les yeux de leurs parents. Les cas multiples d’actes de torture et d’exécutions sommaires sont bien documentés. Depuis plus de deux ans, les frappes russes contre les civils sont la règle quasi quotidienne. La Russie de Poutine veut tuer, liquider, exterminer, détruire une nation et ses habitants. D’une autre manière, il s’agit aussi d’une guerre totale contre nos principes, d’abord les règles du droit international – la Russie a violé les principales conventions internationales et, au total, plus de cent traités ou accords internationaux. C’est aussi une guerre contre l’idée même de droit et contre nos libertés. Il suffit de voir qui la Russie soutient dans les pays démocratiques pour s’en convaincre – et qui la soutient. On pourrait ajouter les assassinats de ses ressortissants sur le sol européen, sans parler d’actes de sabotage, comme en République tchèque, qui sont aussi meurtriers pour les ressortissants de ces pays. En tant que telle, la réécriture de l’histoire par les dirigeants de la Russie plutonienne, qui tend à laver Staline de ses crimes, est aussi un acte de guerre, car le blanchiment des crimes de masse est toujours une manière d’effacer de la conscience ceux que l’on commet au présent.

Enfin, en termes d’action militaire, il faut percevoir non seulement que Poutine entend étendre ou renforcer le nombre d’États dictatoriaux ou anti-libéraux partout dans le monde – outre la Syrie, le Bélarus, la junte birmane, le Nicaragua, le Venezuela, Cuba, l’Érythrée, la Corée du Nord, l’Iran, etc. –, mais aussi conduire à des zones de non-droit peuplées par des États faillis, facteurs potentiels d’un accroissement du terrorisme, comme en Afrique. Je ne saurais oublier d’ailleurs son soutien au Hamas. Si la Russie ne perd pas en Ukraine, elle continuera aussi ailleurs en Europe, car même au sein de l’OTAN la dissuasion aurait alors perdu une bonne part de sa crédibilité. La Chine regarde cela attentivement, car notre attitude à propos de l’Ukraine sera un bon indicateur de ce que nous déciderions si Taïwan était attaqué.

Qui a vraiment intérêt, dans le contexte actuel, à une guerre totale telle que celle que vous décrivez ? Dans quelle mesure, par ailleurs, la situation actuelle diffère-t-elle de celle que l'on pouvait observer à l'aube de la Seconde Guerre mondiale, par exemple ?

Si l’on appréhende l’intérêt comme une notion définissable par la rationalité en valeur, pour parler comme Max Weber, personne n’a un tel intérêt, et certainement pas la Russie. Le problème est que Poutine et ses séides ne raisonnent pas ainsi, mais en termes d’idéologie. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai consacré un long chapitre de mon livre à caractériser cette idéologie qui n’a rien à voir avec une forme d’intérêt rationnellement entendu. Poutine agit en fonction d’une rationalité instrumentale sur la base de cette idéologie et pour la satisfaire. S’il avait été rationnel en valeur, il aurait saisi la main que l’Occident n’a pas cessé de lui tendre, contrairement à une légende entretenue par ses propagandistes qui invoquent un soi-disant mauvais traitement de Moscou par les Alliés, aurait coopéré et développé son pays. Le peuple russe aurait été plus heureux ; la Russie serait globalement plus riche ; elle n’aurait pas connu la fuite des cerveaux et des capitaux qui la caractérise depuis plus d’une décennie – j’avais pu d’ailleurs déjà la constater quand j’y enseignais régulièrement au cours de la période 2006-2008. Au lieu de cela, Poutine a sacrifié l’économie russe et, concrètement, a tout fait pour entraver le développement d’un tissu large de PME qui font la richesse des nations, sans doute parce qu’il y voyait une menace pour son pouvoir, n’a pas développé les infrastructures, de transport, de recherche ou hospitalières. Il a fait le malheur de son peuple. Il aurait aussi eu tout intérêt à s’allier avec l’OTAN pour contrer la République populaire de Chine qui a, de fait, accru sa domination sur le pays.

Tout ceci pour dire que l’intérêt pour la guerre de Poutine repose non pas sur une forme de rationalité, mais sur une volonté idéologique de destruction. Téhéran et surtout Pyongyang ne sont sans doute pas sur une ligne très différente. Pour Pékin, c’est autre chose : elle n’a pas intérêt à un embrasement total du monde, mais Xi Jinping craint certainement d’avoir un jour un voisin russe démocratique, d’où son soutien à Moscou qui ne prendra fin que si la guerre russe atteint des proportions vraiment incompatibles avec les intérêts économiques fondamentaux de la Chine. Mais il reste encore de la marge. J’explique d’ailleurs dans mon livre que l’idéologie de Xi est beaucoup plus invasive et destructrice que celle de Hu Jintao et Jiang Zemin.

Les différences sont assurément nombreuses avec l’avant-Seconde Guerre mondiale et je me méfie beaucoup des inférences et comparaisons historiques. Par exemple, je montre que la référence à Munich est d’une certaine manière trop simpliste et, pour tout dire, pas assez sévère. L’attitude lénifiante, encore même aujourd’hui, de certains dirigeants occidentaux envers la Russie, notamment américain et allemand, est d’une certaine manière pire que celle de Chamberlain et Daladier, précisément car ils ont été instruits par cet exemple et que, autant les dirigeants de 1938 pouvaient être déroutés par un personnage comme Hitler et ne pouvaient imaginer la Shoah – littéralement impensable, comme le disait David Rousset, pour toute personne normale –, autant ceux d’aujourd’hui ont toutes les raisons de tout savoir de Poutine. Ne pas vouloir aujourd’hui la défaite totale de la Russie, d’abord en Ukraine, et ne pas agir en ce sens, est irresponsable devant l’histoire. Toutes différences mises à part, une non-victoire intégrale de l’Ukraine aboutirait à un 1945 à l’envers. Suivant que la Russie ou l’Ukraine gagne – il n’y a pas de voie moyenne possible car il s’agit d’un jeu à somme nulle –, l’avenir de nos enfants et petits-enfants sera fondamentalement différent. Cette guerre est la guerre décisive ; celle qui va déterminer notre destin – c’est pour cela que j’ai choisi le titre Notre Guerre pour ce livre, expression que j’avais d’ailleurs plusieurs fois employée dans des émissions de télévision dès le 24 février 2022 et dans un article quelques jours après le déclenchement de la guerre totale. Je suis heureux qu’Emmanuel Macron y fasse désormais référence.

Les régimes autoritaires semblent reculer de moins en moins devant le crime de masse : en témoigne la situation en Russie et en Ukraine notamment. Quels sont les rouages intellectuels qui expliquent cette évolution ? Faut-il penser que les démocraties demeurent dans le déni face à ce sujet, notamment du fait d’un certain révisionnisme à l’œuvre ?

Le crime de masse n’est certes pas nouveau. Au-delà de la Shoah et du génocide arménien de 1915, on doit évoquer ceux de Staline, de Mao et de Pol Pot, le génocide tutsi commis par les Hutus, Srebrenica et bien sûr le million de morts en Syrie dus principalement au régime Assad – la liste n’est pas exhaustive, et il faudrait ajouter le génocide commis par Pékin contre les Ouïghours. Sans revenir ici sur la pulsion de mort et les déterminants psychologiques qui peuvent pousser au crime de masse, son premier facteur permissif est, sans jouer sur les mots, l’autorisation qui lui est donnée par notre silence. Là aussi, je crois que la Syrie a été un tournant : les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu les crimes de guerre et contre l’humanité commis par Poutine en Syrie, même s’ils ont nommé ceux d’Assad et de Daech. Ces crimes de masse ne les ont pas empêché de serrer la main de Poutine, pourtant déjà responsable de plus d’une centaine de milliers de morts, si l’on compte la Tchétchénie. J’étais l’un des rares en France à avoir, avec Yannick Jadot, appelé à boycotter la coupe du monde de 2018 en Russie.

La réalité est que, de fait, la plupart des dirigeants occidentaux ont donné à Poutine une licence de tuer. Ils ont détourné le regard. Cette déshumanisation peut certes être condamnée sur le plan moral, mais dans mon livre je me place sur le terrain de l’analyse stratégique et des relations internationales. Dans ce domaine, je me définis comme un réaliste. Je démontre longuement ainsi que détourner le regard du crime, refuser d’intégrer dans l’analyse internationale les questions liées à la violation du droit international et, prétendument, refuser toute émotion devant le visage des enfants assassinés, est le contraire du réalisme. Précisément, ces crimes nous apprennent sur le régime et sa stratégie et nous permettent de mieux apprécier en quoi c’est une menace pour notre propre sécurité. En somme, le révisionnisme auquel vous faites allusion devant les crimes de masse est certes, sur le plan historique, un révisionnisme peu différent de celui des négationnistes au sujet de la Shoah, mais c’est aussi un révisionnisme stratégique qui nous a fait perdre toute lucidité.

Emmanuel Macron, quand il a annoncé envisager l’envoi de troupes au sol, a fait l’objet de nombreuses critiques. Quelles étaient celles qui, selon vous, étaient pertinentes ? Quid des autres, qui relevaient peut-être d’une forme de pacifisme d’illusion ?

On peut discuter à l’infini de la stratégie de communication qui a accompagné cette annonce. Sans doute, sur le plan interne, aurait-il pu y avoir plus de discours depuis quelques mois expliquant la véritable nature de la guerre russe contre l’Ukraine et contre nous. Peut-être aussi fallait-il tout de suite tuer dans l’œuf la croyance qu’on allait mobiliser les jeunes Français – il n’en a jamais été question et ceux qui en ont fait état ont été les propagandistes, conscients ou non, de l’ennemi. Mais je pense qu’Emmanuel Macron a dit juste et a créé un choc qui a parfaitement été voulu et calculé. Personne non plus, parmi les Alliés, ne peut dire que le sujet n’avait pas été discuté et préparé. Si le président a voulu communiquer dessus le 26 février, c’est aussi parce qu’il avait reçu une fin de non-recevoir de Washington et de Berlin. Il lui fallait dire les choses et briser un tabou. Il a bien fait.

Bien sûr, comme vous l’avez vu, c’était une idée pour laquelle je plaidais publiquement depuis plus d’un an et que j’ai développée dans mon livre. Je suis heureux que le chef de l’État l’ait finalement reprise. Trois éléments me paraissent ici fondamentaux. D’abord, pour reprendre votre notion de pacifisme d’illusion, on ne peut pas gagner la guerre – notre guerre précisément – en ne la faisant pas. Il y a un moment où, si l’on considère que l’issue de cette guerre est existentielle non seulement pour les Ukrainiens, mais aussi pour nous, il faut, d’une manière ou d’une autre, s’y engager. On ne gagne pas une guerre en la faisant livrer par procuration. Ensuite, Emmanuel Macron a compris que, même si nous, Alliés, devons considérablement augmenté nos livraisons d’armes à l’Ukraine et n’avoir aucune restriction sur leurs caractéristiques (nature, portée des missiles, etc.), il y a bien un moment où cela ne suffira pas. Il nous faudra trouver une forme d’engagement plus fort, soit en frappant directement nous-mêmes contre les positions russes – ce qui est d’ailleurs parfaitement légal en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies –, soit au moins en sécurisant les zones libérées d’Ukraine par un déploiement de troupes que la Russie n’osera pas attaquer car elle en connaît les conséquences. Si nous allons dans cette direction, la présence de troupes combattantes au sol en nombre ne sera pas nécessaire. Pour éviter une guerre plus étendue, nous devons agir avec détermination maintenant. Enfin, Emmanuel Macron a compris, comme d’ailleurs la plupart de ses homologues, que la guerre, si l’Ukraine ne devait pas récupérer tous ses territoires, ne s’arrêterait pas là. Nous devons placer avec lucidité l’opinion publique devant cette réalité. C’est aussi pourquoi nous devons gagner – pour éviter le pire.

Peut-on dire, pour conclure, que la niaiserie stratégique est devenue le pire ennemi de l’Occident ?

Oui, elle le fut en tout cas pendant plus de deux décennies, et elle a déjà coûté la vie à des centaines de milliers de personnes et a considérablement dégradé notre propre sécurité. C’est d’ailleurs pourquoi l’une visées essentielles de mon livre consiste à tenter de remettre d’aplomb les concepts stratégiques. J’ai pu ainsi montrer, m’inspirant parfois de Raymond Aron, que nous devions repenser complètement des notions-clé de politique internationale comme celles d’intérêt, de réalisme, de régime, etc. et traiter de manière plus conséquente et subtile de l’articulation entre nos principes et valeurs et notre politique étrangère, entre droits de l’homme et sécurité, etc. C’est aussi pourquoi j’ai proposé de nouveaux concepts dans mon livre, comme celui de diplomatie de guerre. Je propose aussi qu’on fasse clairement le départ entre les guerres dont l’issue est négociable et celles où elle ne l’est pas. Je montre que, s’agissant de la Russie, il faut précisément penser la radicalité de la guerre au lieu de la ramener à une catégorie classique. Je comprends certes l’effroi des dirigeants quand ils doivent s’affronter à un phénomène comme le mal radical – car c’est finalement bien de cela qu’il s’agit tout en critiquant par ailleurs les usages inappropriés de cette notion. Explorer les territoires de cette radicalité est un travail compliqué, glaçant, mais indispensable.

Dans notre politique avec la Russie, mais certainement aussi avec la Chine, beaucoup ont pointé avec raison la compromission, pour ne pas dire la corruption, la lâcheté et l’absence de sens moral comme la cause de nos fautes stratégiques. Ces facteurs perdurent largement. Mais je crois que l’imbécillité intellectuelle, qui caractérise encore certains dirigeants ou leurs conseillers – je pense à ceux qui semblent encore ménager la Russie ou achètent le discours de propagande russe d’une guerre nucléaire ou d’une Troisième Guerre mondiale dont je pointe le caractère fallacieux –, est une raison bien trop sous-estimée du désastre stratégique actuel.

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