Yves Ravey : l’écriture du danger, ou la traversée des malchanceux<!-- --> | Atlantico.fr
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Yves Ravey publie « Taormine » aux Editions de Minuit.
Yves Ravey publie « Taormine » aux Editions de Minuit.
©Mathieu Zazzo / DR / Editions de Minuit

Atlantico Litterati

Yves Ravey publie « Taormine » aux Editions de Minuit : polar décalé en surface et traité philosophique en ses profondeurs. L’instantané d’une époque déboussolée : la nôtre. Fascinant.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est journaliste-écrivain et critique littéraire. Elle a publié onze romans et obtenu entre autres le Prix du Premier Roman et le prix Alfred Née de l’académie française (voir Google). Elle fonda et dirigea vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels Playboy-France, Pariscope et « F Magazine, » - mensuel féministe (racheté au groupe Servan-Schreiber par Daniel Filipacchi) qu’Annick Geille baptisa « Femme » et reformula, aux côtés de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos d'écrivains. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, AG dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », tout en rédigeant chaque mois pendant dix ans une chronique litt. pour le mensuel "Service Littéraire". Annick Geille remet depuis sept ans à Atlantico une chronique vouée à la littérature et à ceux qui la font : « Atlantico-Litterati ».

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Romancier, essayiste et auteur dramatique, Yves Ravey doit à la littérature d’avoir survécuà la mort de son père, emporté par un canceralors qu’Yves Ravey avait quinze ans( «le père empêché ») ; ce pourquoi, sans doute, la mort en général -etla notion de menace, de danger - mènent le bal dans cette œuvrepeuplée d’hommes aimants et de femmes infidèles ( « L’amour fuit ceux qui le poursuivent et poursuit ceux qui le fuient » (Shakespeare/ « Falstaff ),truqueurs ou victimes d’une ère qui a perdu ses repères. Avec cette perte de sens, rien n’a d’importance si ce n’est l’argent. «Dans ma nuit sans étoile‚ les livres m’ont apporté des moitiés de solutions‚ ils m’ont indiqué les sentiments des philosophes distants de deux siècles. Leur discours m’était plus important‚ plus chaud que la voix de ma mère », indiquait l’écrivain en quatrième de couverture de son essai: « Pudeur de la lecture » (Les Solitaires Intempestifs- 2003) . Comme le fait Pascal Quignard, Yves Ravey utilise ses non-fictions pour réfléchir à nos modes de relations avec autrui. Chez Quignard, on sent une éthique née de sa familiarité avec les textes sacrés et ses lectures dePlaton à Montaigne : «Place la bonté comme base de ta vie, la justice comme mesure, la sagesse comme limite, l’amour comme délectation et la vérité comme lumière", écrit ainsi l’auteur de « Vie Secrète » (Gallimard -1998) dans son essai « Le Lecteur » (1976).

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« Taormine » voit ses anti-héros suivent le chemin inverse. Dans un univers sans bonté ni sagesse, ils semblent contaminés par l’inquiétude, qui monte en chacun d’entre eux comme chez le lecteur. « Le talent de Ravey, »souligne le journaliste-écrivain Jean-Baptiste Harang, «  c’est de ne pas plaire sans tout à fait déplaire», «de retenir l’attention en feignant de s’en désintéresser, et au bout du compte, […]de subjuguer pour de bon».« Taormine » fait parler, car il s’agit d’une sorte de balise dans l’océan des nouveautés romanesques déferlant ces temps-ci. Une fiction qui tend un miroir à l’époque. La phrase est sèche à force de coupes. Les mots doivent dire tout et plus encore sans le dire tout en le disant, au rythme d’une vitesse stylistique sidérante.Les monologues du narrateur (Melvill) font monter la tension, par petites touches descriptives.«Luisa patientait en lisant son magazine acheté à l’aéroport, appuyée contre l’aile avant de la voiture. J’ai franchi le pas, malgré le risque couru de manifester mon humeur : en avait-elle fini, oui ou non, avec son magazine ? et que tout recommence de notre discorde de l’avant-veille... Mais elle a plié consciencieusement la revue, avant de la ranger, tant bien que mal, dans la poche arrière de son jean. D’un autre geste, elle a dit sa déception de ne pas apercevoir la mer. Par contre, elle a manifesté son plaisir d’être là, au milieu de nulle part, après ces trois longues heures de vol. »

Dans cette séquence inaugurale de « Taormine », la narration nous introduit au cœur de cette école postmoderne dont Yves Ravey est le chef de file. En quelques mots, avec une rare économie de moyens,l’auteur dit tout surses personnages .  Le conducteur et «  Luisa » se trouvent à bord d’une voiture sans doute louée. Ils ont quitté l’aéroport après trois heures de vol .Le conducteur-« court un risque » s’il « manifeste son  humeur » : Luisa n’est donc pas commode. Elle est sans doute séduisante, car elle parvient àglisser un magazine dans « la poche arrière de son jeans ( un « cageot » ne peut glisser quoi que ce soit dans « la poche arrière de son jeans » – d’ailleurs Bobone («Epouse d'âge moyen, établie dans une vie bourgeoise», confirment le Robert et Google) évite de porter des jeans, qui avantagent la silhouette des femmes dangereuses. « Luisa »- probablement jeune et belle, donc, vient d’atterrir en Sicile avec son mari, narrateur du livre que nous lisons. Il s’agit d’un couple « dans la discorde »,c’est-à-dire pas très heureux, mais plutôt contentde se retrouver en Sicile, face à la mer. Mer des touristes et des migrants qui, on le pressent, va jouer un rôle essentiel dans « Taormine » . « Plus loin, la mer a surgi d’entre les arbres courbés par le vent. » : c’est d’ailleurs l’incipit de « Taormine ». Pas de chichis, point de circonvolutions, la scène est tracée au millimètre près car Yves Ravey ne s’impose pas seulement comme l’un de nos meilleurs romanciers  : il est aussi dramaturge ( voir « Repères » ci-dessous ) . Ravey sait doser ses effets. Nous le pressentions rien que par cette mystérieuse  amorce et le Grand Will  nous avait prévenus :« Life is a theater and everyone plays his part ».

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« J’ai prévenu qu’il faudrait redoubler de prudence dorénavant,dit le mari de Luisa et j’ai relié cette crainte que j’éprouvais de poursuivre ma route dans l’obscurité, en direction du nord, à l’avertissement de l’employée de l’agence de location. Elle m’avait prévenu, la Sicile, c’est un pays magnifique, qui réserve aussi de mauvaises surprises aux touristes imprudents, ou malchanceux. Faites attention aux routes ». Malchanceux : tout est dit et l’angoisse monte.

Ce n’est pas l’intrigue qui est tragique dans « Taormine » ,c’est le manque de sens qui la fonde et qu’exprime le couple Melvill/ Luisa ; la narration hyper travaillée baigne dans l’absurdie contemporaine ;  l’humanité parait avoir déserté les humains, si bien que la menace plane, le couple d’abord en vacances se retrouve en cavale. Le narrateur est un chômeur presque volontaire.Luisa semble d’une parfaite indifférence à tout ce qui n’est pas elle. Sont-ils coupables ? Ou s’agit-il d’une illusion comique ? Kafka rôde à chaque étape du voyage. Yves Ravey ressasse (façon Thomas Bernhard) la vanité du monde contemporain. Des ombres parcourent l’intrigue ficelée à la virgule près, ce sont les bourreaux ordinairesde la soft-barbarie. Les corrompus, les interessés, les faux amis. Tous ceux qui rendent de faux services.Yves Ravey utilise le roman noir pour dire sans emphase les impasses de notre temps . Enfant orphelin de père, Ravey rêvait de « devenir juif ». La mort menaçant les personnages comme elle le fait des personnes dans la vie, Yves Ravey voit en la Shoah son triomphe historique. Pour combattre cette mort qui gagne, ce néant, Yves Ravey fait appel à la littérature. Avec un langage nouveau pour un new monde pas ragoutant. Pas de fioritures, la peinture est un hyperréaliste, tout y est, même l’inquiétude . Yves Ravey distille son suspense.C’est ainsi que dans son dix-septième livre « Adultère » ( Editions de Minuit-2017)le narrateur a l'air sympathique, mais sait-on jamais ?« Dolorès m’a redemandé comment ça allait, si j’avais des soucis avec la station. Elle éprouvait le sentiment quequelque chose clochait. » Quoi que l’on fasse ou que l’on dise, il y a toujours quelque chosequi cloche et c’est pratiquement le pitch de chaque roman d’Yves Ravey. Ce quelque chose qui cloche.

« Taormine » semble un concentré de cette œuvre importante et singulière. « Il m’a auparavant serré longuement la main, d’une poigne vigoureuse, en me rappelant, une nouvelle fois, que je n’étais pas le seul à rencontrer ce type d’ennuis. Je lui ai demandé, quel type d’ennuis ? Et Michelini m’a répondu : Vous savez de quoi je veux parler, ce gosse. Il m’a souhaité bonne chance.Le petit bruit feutré que fait la phrase en partant reste gravé dans nos mémoires, le sens est orienté, dirigé par la voix de Ravey, ses mots. L’écrivain s’amuse de son intrigue au troisième degré et nous marchons comme un seul homme. Le suspense nous tient en haleine, nous oublions tout le reste, prisonniers d’une narration minimaliste, structurée par une belle économie de moyens. La Sicile est revue et corrigée par Kafka.

« Bien évidemment, je regrettais d’avoir emprunté, par erreur, cette sortie-là̀. De ce point de vue, et pour tout dire, je ressentais une forme d’échec, mais comment s’y prendre, si on ne peut plus faire confiance aux panneaux routiers, Luisa ? ». Jamais Yves Ravey n’avait à ce pointfait semblant de nous raconter une histoire - ce polar décalé- pour mieux braquer le projecteur sur le style qui définit à lui tout seul le concept de « Taormine » et de tous les romans d’Yves Ravey (Sélectionné Goncourt).

Annick GEILLE

Repères

Yves Raveya publié "La Table des singes" (Gallimard, 1989) et, aux éditions de Minuit : "Bureau des illettrés" (1992), "Le Cours classique" (1995), "Alerte" (1996), "Moteur" (1997), "Montparnasse reçoit" (1997), "La Concession Pilgrim" (1999), "Le Drap" (2003, Prix Marcel Aymé), "Dieu est un steward de bonne composition" (2005), "Pris au piège" (2005), En 2011, il reçoit le Prix Renfer pour l'ensemble de son œuvre."Un notaire peu ordinaire" (2014), "Sans état d'âme" (2015), et aux Éditions Les Solitaires intempestifs, "Carré blanc" et "Pudeur de la lecture" (2003)..."Trois jours chez ma tante" fut (sélectionné Goncourt/2017.Yves Ravey est également dramaturge : Monparnasse reçoit ( 1997) a été joué dans une mise en scène de Joël Jouanneau qui a créé en 1999 La Concession Pilgrim au Studio-Théâtre de la Comédie-Française. En 2002, La Cuningham (Carré blanc) a été montée par Michel Dubois au Nouveau Théâtre de Besançon.

Dieu est un steward de bonne composition a été créé en  2005, au Théâtre du Rond-Point dans une mise scène de Jean-Michel Ribes, avec Michel AumontClaude Brasseur et Judith Magre, monté ensuite par Alain Chambon à La Criée, Théâtre national de Marseille. (cf. Éditions de Minuit + Wikipédia)

Extraits

Extrait 1

« Luisa n’en fait jamais qu’à sa tête »

«  Luisa s’impatientait au bord de la route. Elle me tournait le dos, et c’était aussi bien. J’évitais ainsi le regard de ses beaux yeux verts. Pourquoi beaux, Melvil ? Pourquoi se raconter des choses pareilles ? Pourquoi qualifier ses yeux, alors que tu viens, par maladresse, d’anéantir sa journée, et ta journée? Et toute la durée des vacances de ta femme par la même occasion? Tu n’as jamais regardé ses yeux. Maintenant, oui, tu les vois.

J’ai repris le chemin de l’atelier. Le patron, revenu s’adosser contre la rampe, discutait, main- tenant, avec l’ouvrier au chalumeau. Il se demandait où était passé son gendre, Roberto, le grand malade, là, avec sa veste blanche, ses galons d’officier, et l’ouvrier répondait qu’il était d’accord, Roberto, il parle pour ne rien dire, il se prend pour qui, à la fin. Le patron a dit qu’il pensait la même chose, puis il a déclaré, me voyant apparaître, mon ouvrier sait le faire, il va s’y remettre, ne nous énervons pas, et j’ai dit: Ah oui, vous allez vous y remettre... ! C’est ça... On va vous croire.

Luisa est revenue, ce qui m’a surpris. En fait, elle avait pris une décision: partir d’ici, disparaître.

Elle m’a tiré par le bras. Nerveusement – je ne sais si elle ne m’aurait pas légèrement pincé à hauteur du coude. On ne parviendra à rien avec ces gens-là, a-t-elle déclaré. Le mécanicien m’a regardé monter dans la voiture, claquer la portière, vérifier la présence des clés de contact sur le tableau de bord, annoncer que nous repartions.

D’abord, j’ai attendu que l’ouvrier au turban lâche sa fraiseuse et vienne m’ouvrir la grande porte métallique. Il a tiré à lui, d’un geste machinal, le premier battant. J’ai aperçu, de loin, Luisa, qui atteignait déjà le trottoir, direction la sortie. Le mécanicien a ouvert le second battant. J’ai donné un coup d’accélérateur, la combinaison orange du patron a surgi. J’ai aperçu ses bras en croix, signe d’interdiction, et j’ai stoppé. Attendez ! J’ai baissé ma vitre, et suis resté sur le seuil du garage. Le patron a donné un ordre à l’ouvrier au turban, qui a ouvert ma portière. Plus loin, Luisa, à l’arrêt sur le trottoir, mais qui ne patienterait pas longtemps, prête à traverser la route, son sac en bandoulière. J’étais inquiet à l’idée qu’elle parte sans moi et se rende, pourquoi pas, à Gravinnella. C’était fort plausible. Luisa n’en faisait jamais qu’à sa tête, et j’en ai voulu au patron qui se tenait penché devant mon pare-brise, les mains à plat sur le capot. Il me parlait, mais je ne comprenais pas un traître mot de ce qu’il disait, sinon qu’il s’adressait aussi au mécanicien, qui m’a invité à descendre.

Le patron s’est approché : On va la réparer, monsieur, votre voiture, vous auriez pu me le dire, que vous logiez à l’hôtel, vous connaissez ma fille, ça me revient. Maintenant j’ai compris, tout va bien. On va la remplacer tout de suite, votre aile.

J’ai rejoint Luisa, pour lui annoncer que tout s’arrangeait, le patron avait changé d’avis. Elle a accepté de faire demi-tour. Il m’attendait toujours devant la porte, essuyait ses mains dans un chiffon propre et rangeait son téléphone dans la poche de sa combinaison. Je lui ai demandé combien de temps il lui faudrait exactement. Deux à trois heures, vous pouvez vous installer avec madame. Il m’a désigné un parasol à l’extrémité de la cour, une table pliante et des chaises: Ma fille m’a tout raconté, vous avez eu des ennuis à votre arrivée, on a compris, nous aussi, on écoute la radio, donc pas la peine de me faire un dessin, on ne va pas vous laisser tomber, vous n’êtes pas le premier touriste...

Le patron a disparu un instant dans la pénombre de son garage. Je l’ai aperçu devant la voiture, qui donnait des consignes à son mécanicien. Il est revenu en m’indiquant le montant de la facture, remplacement de l’aile, pièces et main-d’œuvre. Il a évoqué ensuite une réduction sur le prix horaire de la pose, mais j’en ignorais le montant. J’ai seulement perçu l’expression: prix d’ami, suivie de: car vous connaissez ma fille, aussi, ce serait mieux de payer d’avance, nous acceptons le cash. J’ai fait le compte mentalement, en euros, de mon retrait au distribanque quelques heures plus tôt, en lui répliquant que le montant de la réparation était excessif. Et puis, Luisa s’est approchée, avisant le parasol. Le patron a plongé sa main dans une glacière. Il a extrait deux boissons gazeuses, qu’il a décapsulées, et Luisa s’est installée, sans demander mon avis, vérifiant qu’aucune trace de cambouis n’était venue contaminer sa canette sur le relief du bec verseur.

Le patron m’a tendu la main, il a dit, les choses vont s’arranger, il comprenait mes difficultés, je m’appelle Michelini. Roberto, le serveur, c’est le fiancé de ma fille, Rosa, mais Roberto, c’est un imbécile, il ne m’a pas précisé que vous logiez à l’hôtel.

Il s’est assis sous le parasol. De là où j’étais, tournant le dos à la route, j’ai vu passer l’ouvrier d’origine asiatique. Il s’est dirigé vers son collègue s’activant au démontage de l’optique du phare avant droit, le patron me déclarant, de son côté, que ça avait dû produire un gros choc, cet accident, et j’ai senti Luisa prête à lui dire que ça ne le concernait pas. Au passage il a signalé, aperçue sur la banquette arrière, la photographie de cet enfant mort, en première page du journal. Il a marmonné, sale histoire, en ajoutant d’une voix plus distincte que ce genre d’événement, ce n’était pas rare, mais le mieux, vu notre situation, serait de ne pas laisser traîner le journal visible par tous sur la banquette, ça peut attirer l’attention des policiers, et Luisa m’a lancé un regard de reproche. Je suis parti dans le garage. J’ai dit au patron, vous avez raison, mon- sieur Michelini. J’ai baissé le siège avant, pris le journal, emprunté le briquet de l’ouvrier au turban, qui terminait le démontage de l’aile. J’ai posé le journal à l’extérieur, sur un bidon usagé, je lui ai mis le feu, en partie pour que Luisa m’aperçoive et ne m’adresse pas de reproche de négligence, l’autre partie pour me rassurer à titre personnel, et j’ai remercié Michelini de son conseil avisé.

Il expliquait à Luisa qu’il fallait redoubler de prudence. Vous comprenez, ma fille a reçu la visite de la police, ils l’ont interrogée, sans approfondir leur enquête, mais ils ont promis de revenir dans les heures qui suivent. Le carabinier s’intéresse à un soi-disant couple qui aurait pris une chambre dans les alentours, à partir de dimanche. Rosa a dit que les policiers n’étaient pas restés bien longtemps, mais il y avait parmi eux un certain inspecteur, qui s’est montré très impliqué. Il a rappelé enquêter sur l’accident qui a coûté la vie à cet enfant, il a dit que ce n’était pas évident, même si ce gosse n’avait rien à faire là au milieu, à une heure pareille. En tout cas, l’inspecteur a l’air bien renseigné, écoutez-moi bien, il sait déjà que les parents vivent à proximité du lieu de l’accident, ils sont installés non loin de la plage depuis le début du mois, là-dessus, l’inspecteur est très précis. C’est pourquoi je vous donne ces explications, car il défend la cause des parents, il est connu, dans la région, son nom, c’est Dacosta, il n’en est pas à sa première affaire, c’est fréquent avec les clandestins qui trouvent souvent refuge au bord des routes. Il a dit avoir déjà mené son enquête parmi les gens du campement. La voiture s’est arrêtée après le choc, le moteur s’est coupé, puis, ce fut le silence total, quelques minutes. Les parents ont bien entendu. On peut donc en déduire que le conducteur n’est pas descendu de son véhicule. Les parents, eux, ils étaient loin de s’imaginer que leur fils venait de passer sous les roues de la voiture. Ensuite, le véhicule a démarré, il a filé tout droit, mais, notez-le, l’inspecteur a raconté à ma fille: pas un bruit, seul un petit claquement de portière, et rien d’autre, à croire que renverser un enfant, ça peut laisser indifférent. Vous comprenez, après un tel choc, en principe, on descend de voiture, non...? alors, je vous mets en garde, moi, monsieur Hammett, vous vous appelez bien Hammett, n’est-ce pas ? ma fille me l’a dit. Sachez que les autorités se renseignent depuis hier, dans chaque hôtel, et moi je suis en train de me dire qu’ils ne vont pas tarder à se mettre à la recherche des garages de mécanique, et je préférerais qu’à ce moment, en cas de visite, vous soyez déjà partis. Ça n’a l’air de rien, mais plus j’y réfléchis, plus ça me tracasse. » 

Extrait 2

« J’ai pensé à Luisa »

« Le policier est venu lui aussi. Il a salué Luisa d’un signe sur la visière de sa cas- quette, et Roberto m’a tout de suite prévenu, que ça risquait de mal tourner, et que je devais faire attention à ce que j’allais dire.

L’officier était intéressé par Luisa, il aimait bien ce genre de femme, et Roberto, comme un imbécile qu’il était, a laissé échapper que cela était vrai, Luisa est très belle. Elle est certainement très gentille, a surenchéri le policier. Il avait envie de l’inviter à monter dans la voiture, et de partir avec elle pour une petite promenade. Je me suis avancé. Mais le policier n’a pas fait attention à moi, il a dévisagé ma femme, puis il l’a déshabillée du regard, tranquillement, de haut en bas, avant de se diriger vers son collègue resté au volant. Roberto m’a soufflé dans l’oreille que Luisa risquait d’avoir des ennuis, et j’ai demandé où cet homme comptait emmener ma femme. Roberto a repris, à voix basse: Certainement pas dans un bureau de police... plutôt dans un parking, un endroit désert... et j’ai répondu qu’on allait voir ça. Roberto a posé un doigt sur ses lèvres, ce qui voulait dire : attendez ! vous ne m’avez pas laissé finir ! ils sont capables de l’embarquer. Selon eux, désormais, vous n’êtes rien d’autre que des fugitifs, vous n’êtes donc plus sous protection de la loi, c’est leur façon de voir les choses, ils peuvent tout se permettre... sauf si... monsieur Hammett, sauf... si vous m’écoutez, et si vous me faites confiance. J’ai une solution pour vous et pour votre femme... Le carabinier, je le connais, j’ai déjà parlementé, figurez-vous qu’il accepte de vous aider. Il m’a dit, il ne vous connaît pas, il ne vous a jamais vus, votre femme et vous, monsieur Hammett, de plus, il ne mentionnera pas votre présence dans son rapport, simplement il demande un petit quelque chose en échange de la liberté pour votre femme, vous comprenez, monsieur Hammett ? je ne vois pas d’autre porte de sortie.

J’ai traversé la place, sans un mot, en adressant un signe à Luisa, qui ne bougeait plus. Roberto m’a accompagné, il a redit que, désormais, nous n’étions plus rien aux yeux de ce policier, des étrangers de passage, qui n’intéressent personne, des parasites, comme il y en a tant, c’est le mot utilisé par le carabinier. Il a dit aussi qu’il nous laissait un quart d’heure pour nous décider et pour choisir. Ou ils embarquent la fille, ou vous payez, monsieur Hammett. J’ai demandé à Roberto s’il savait où je pourrais trouver un distribanque, ça ne devait pas être trop difficile. Il m’a approuvé d’un hochement de tête adressé aussi au chauffeur, qui a répondu par gestes, et son collègue a saisi Luisa par le bras. Je l’ai vue blêmir. Alors, j’ai rallié l’agence bancaire, une ruelle plus loin, derrière la maison communale.

Sur place, j’ai introduit ma carte, composé le code secret et vidé mon compte de la somme fixée par le policier. J’ai sélectionné l’icône, retrait à crédit, et non retrait comptant, lequel m’aurait été refusé, vu l’état de mes finances. Les billets, neufs, sont arrivés l’un après l’autre dans un glissement d’automate. Je les ai pliés en deux pour les ranger dans ma poche, et nous sommes revenus vers la voiture des carabiniers. En marchant, Roberto m’a prévenu, je ne devais pas toucher un seul mot de cette opération à Michelini. C’est entre nous que ça se passe, a-t-il conclu.

L’officier a empoché l’argent, en tendant les cinq premières coupures à Roberto. Il n’a pas eu un regard pour moi. J’ai pensé alors qu’il ne voulait pas prendre le risque de fixer mon visage. Il ne me connaissait pas, ne m’avait jamais vu. Son collègue a libéré Luisa.

La sonnerie du smartphone s’est déclenchée. Maintenant, je pouvais décrocher en toute sécurité. Michelini m’a demandé si j’avais le moral, et si tout se passait bien avec Roberto. J’ai pensé à Luisa. J’ai répondu que tout allait bien, qu’il n’y avait aucun problème.

Il a fixé un prix, et j’ai fait signe à ma femme, qui s’est approchée. »

Dessin d’Yves Ravey d’après Munch, Mélancolie.

Dessin d’Yves Ravey d’après Rembrandt, Retour de l’enfant prodigue.

Copyright Yves Ravey :   «Taormine » (Prix des libraires de Nancy - Le Point 2022) 140 pages/ 16 euros/ En vente toutes Librairies et « La Boutique »

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