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Voilà pourquoi statistiquement, vous êtes probablement beaucoup moins ouverts d’esprit que vous ne le croyez
©DAMIEN MEYER / AFP

Subjectif

Une étude américaine en 2017 revenait sur les préjugés à propos de notre ouverture d'esprit. Interrogés sur des sujets traditionnellement clivants, des électeurs de camp adverses se sont révélés beaucoup moins objectifs qu'ils ne le présumaient.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Une étude américaine en 2017 revenait sur les préjugés à propos de notre ouverture d'esprit. Interrogés sur des sujets traditionnellement clivants, des électeurs de camp adverses se sont révélés beaucoup moins objectifs qu'ils ne le présumaient. A quels mécanismes peut-on imputer cette perte d’objectivité ?

Jean-Paul Mialet : Sommes nous ouverts d’esprit ? Et d’ailleurs, qu’est-ce donc, au fond, que l’ouverture d’esprit ? Dans un inventaire de personnalité fameux, l’ouverture d’esprit est décrite comme un goût pour l’art, l’émotion, l’aventure, les idées inhabituelles, l’imagination et la variété d’expérience. Comparées aux personnes à l’esprit fermé, les personnes ouvertes d’esprit seraient plus créatives, plus conscientes de ce qu’elles ressentent et moins conventionnelles. Ce serait là, en somme, une disposition fondamentale du caractère.

L’ennui est que cette ouverture d’esprit – posée là comme une donnée constitutive de la personnalité - est sans doute à géométrie variable. L’étude de 2017 à laquelle vous faites référence n’aborde pas directement la question de l’ouverture d’esprit mais elle signale un phénomène frappant qui va bien au-delà.Revenons à l’intitulé de cette recherche, qui est explicite : « Libéraux et conservateurs sont semblablement motivés à éviter d’être exposés à leurs opinions respectives ». On y compare l’attitude des conservateurs et des libéraux face à des contradictions de leurs convictions personnelles sur des sujets sensibles : mariage homosexuel, légalisation du cannabis, avortement, changement climatique, contrôle des armes. La recherche est menée sur un très large groupe d’individus d’un bon niveau éducatif. Que constate-t-elle ? La majorité des individus des deux bords manifeste une aversion à examiner les points de vue de l’autre bord, celui qui s’oppose à leurs idées. L’aversion est si profonde que même si l’on propose de payer les sujets pour se plonger dans des exposés contradictoires, ils refusent. A l’analyse, ce manque d’intérêt ne résulte pas d’un sentiment de maîtriser parfaitement le domaine ou d’être fatigué par l’argumentation, mais plutôt d’un sentiment d’inconfort et de frustration face à une opinion discordante, opinion qui menace à la fois l’harmonie intérieure de ses croyances propres, et l’harmonie globale de ses relations aux autres: c’est le sentiment d’une base commune des réalités qui est mis à l’épreuve.

Or, fait particulièrement intéressant, cette aversion profonde est vécue avec exactement la même intensité dans les deux camps, conservateurs et libéraux. Le biais idéologique qui maintient ainsi  chacun dans sa bulle est parfaitement symétrique.

Un préjugé commun tient pourtant les conservateurs comme des esprits étroits, et attribue l’ouverture d’esprit aux libéraux. A propos du Brexit, par exemple, une étude de personnalité des votants (réalisé avec l’inventaire que nous venons d’évoquer)  a montré que les libéraux pro-européens avaient un score supérieur dans l’échelle d’ouverture d’esprit que les « brexiteurs », conservateurs.On y trouvait ainsi la confirmation – ouf ! -  que ces incompréhensibles brexiteurs sont étroits d’esprit… Pourtant brexiteurs et non brexiteurs se montrent encore symétriquement aveugles lorsqu’il s’agit de juger des faits qui touchent à leurs convictions. Une recherche dans ce domaine s’est révélée spectaculaire.Dans un premier temps, elle demandait aux électeurs des deux groupes de juger, à partir de données statistiques, les effets d’une crème sur une éruption cutanée. 57% des sujets interprétaient alors correctement les chiffres. Ces mêmes statistiques étaient ensuite produites pour interpréter des conséquences de l’immigration : résultats effarants ! On constate une déformation complète et symétrique du jugement dans les deux camps. Les données sont interprétés comme indiquant que la criminalité augmente dans les lieux à forte immigration et décroit dans les lieux sans immigration par les brexiteurs ; chez les non brexiteurs , la distorsion est de la même amplitude mais exactement inverse… L’expérience, répliquée à Yale, a donné lieu à un titre évocateur : «  La découverte la plus déprimante sur l’esprit » ! (« The most depressive brain finding ever ») L’aveuglement idéologique est donc une tendance forte qui n’épargne aucun camp, même ceux qui sont présumés avoir l’esprit ouvert,mais déprime les psychologues épris de science…

Quels impacts cela peut-il avoir, notamment au niveau politique ? Peut-on relier ce phénomène à la perte de confiance envers la pensée scientifique ?

Il y a longtemps que l’on sait que les convictions idéologiques produisent une fermeture d’esprit. Dans les années 80, des recherches montraient combien les opinions politiques d’un lecteur influençaient sa mémorisation de textes : l’information retenue était beaucoup plus pauvre en cas de désaccord. Mais les recherches qui viennent d’être citées vont bien plus loin ; elles montrent que nous évitons de nous pencher sur les arguments de ceux qui ne partagent pas nos opinions et que de plus, nous interprétons les faits avec un biais de jugement qui va dans le sens de nos convictions. En fait, l’idéologie aveugle, un peu comme l’amour et la foi ; elle relève de l’affectif et de l’émotionnel plus que du rationnel.

Cela explique sans doute que les débats politiques n’ont qu’une influence modeste sur la formation d’un jugement critique des électeurs, qui restent enracinés dans leur foi. En ce sens, Emmanuel Macron, qui a su éviter les camps et s’adresser à l’espoir en pratiquant l’incantation, a sûrement choisi la bonne voie. On comprend également pourquoi une Greta Thunberg peut être portée aussi haut par ceux qui font de l’écologie une religion.

La question est de savoir si cette crispation  idéologique est plus importante aujourd’hui qu’hier, et en ce cas pour quelle raison. Au flair, sans disposer de statistiques qui permettent de trancher, je répondrais que oui ;  la raison en est que les oppositions d’aujourd’hui concernent des enjeux plus fondamentaux que ceux d’hier. Les oppositions d’hier entre convictions de gauche et de droite ne portaient globalement que sur des sujets d’économie et de répartition des richesses ; les oppositions d’aujourd’hui portent sur l’enjeu d’un changement de paradigme dans les rapports entre soi et avec la planète qu’il est difficile de considérer sereinement. Les conservateurs des recroquevillent, les progressistes s’enthousiasment – mais il y a peu de place pour un dialogue apaisé et constructif.

Cette crispation est par ailleurs démultipliée par les réseaux sociaux qui ne se prêtent pas, comme je l’ai dit  ici-même, à une pensée réflexive. Les émotions y tiennent la plus grande place. Proférations et vitupérations se substituent au débat.

Il y a donc certes une progression d’une forme de pensée irrationnelle. Toutefois, dire qu’il y a une perte de confiance envers la pensée scientifique est aller un peu loin. Quand la science fait rêver, qu’elle explore l’espace ou l’infiniment petit, on lui accorde toujours autant de crédit. On notera d’ailleurs que ce sont des recherches scientifiques qui sont à l’origine de ces lignes critiques sur notre aveuglement ordinaire… La curiosité scientifique est d’ailleurs pour certains ce qui permet d’échapper à la fermeture d’esprit. Non, je ne crois pas que la science soit menacée. Mais les experts ont perdu de leur crédibilité. Et il y a à cela une  raison : les experts ne sont pas exempts de fermeture d’esprit.

Une technique nommée "active open mindedness" (ouverture d'esprit active) permettrait de limiter les effets de ces biais de jugement. En quoi consiste-t-elle et quelle est son efficacité ?

Hélas, « l’active open mindedness » n’est pas une technique mais plutôt une qualité, une démarche d’esprit qui est en soi et que l’on ne cultive pas. Ou pas encore. Mais le sujet mérite réflexion.Philip Tetlock, un psychologue de l’Université de Pennsylvanie a consacré de nombreuses recherches à évaluer la capacité d’experts à faire des prévisions précises sur des évènements géopolitiques. Il a découvert que l’expert moyen, quelque soit son niveau académique, sa spécialité et son accès aux informations était en règle un prévisionniste désastreux… Il y avait en revanche un sous groupe d’étudiants qui performait beaucoup mieux que les experts : ceux qui n’étaient pas ancrés dans un domaine d’expertise. Ceux-là ne fuyaient pas les avis contraires et avaient plutôt tendance à croiser les domaines de connaissances sans tenir compte des frontières traditionnelles. Tetlock a fait appel à une analogie animale pour catégoriser ces deux groupes d’individus: les « hérissons » qui ne connaissent qu’un seul gros domaine et avancent bardés de certitudes, et les « renards » qui savent beaucoup de petites choses, se promènent librement dans tous les territoires, écoutent soigneusement et consomment un peu de tout. Pour Tetlock, l’imprévisibilité de notre monde complexe et changeant est plus facile à interpréter pour des esprits éclectiques que pour ceux qui sont enracinés dans une voie.  Ce sont hélas ces derniers qui sont promus par les medias  : les « single minded » ont la détermination qui convient au combat idéologique…

Constat pessimiste ? Non point, pour un renard qui pense que les erreurs font avancer : il finira bien par y avoir une prise de conscience que nos certitudes, destinées à nous protéger contre les imprévus, augmentent les risques de l’aventure à laquelle nous participons tous et nous privent des moyens de construire ensemble, autant que faire se peut, les parades les plus appropriées aux dangers qui nous menacent et dont personne ne possède la clé. La clôture des deux camps, ici libéraux et conservateurs, là progressistes et populistes, finira par céder avant l’affrontement -  espérons le, en tout cas, en ne nous risquant pas à une conclusion définitive, faute d’être expert... Et bornons-nous à constater que si l’on n’entend et ne voit que les hérissons, les renards sont nombreux ; le Net, dont on dit tant de mal, leur permet de fureter et de nourrir un jugement qui finira bien par peser.

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