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Veto sur l'intervention en Irak : ces interrogations légitimes derrière l'éloge unanime de l'action de Jacques Chirac
©PATRICK KOVARIK / AFP

Vision

La politique de Jacques Chirac sur le plan international a notamment été saluée pour sa gestion de la guerre en Irak en 2003 et pour ses intuitions au Moyen-Orient. Frédéric Encel décrypte pour Atlantico les spécificités du président Jacques Chirac sur ces questions.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico.fr : La décision de Jacques Chirac de ne pas engager la France dans le conflit en Irak en 2003 est unanimement saluée aujourd'hui. Quel regard portez-vous sur cette quasi-unanimité ?

Frédéric Encel : Bien plus nuancé que la doxa ! Et cela à deux titres. En premier lieu, je rappellerais volontiers que Jacques Chirac s'est bercé d'illusions en estimant que son refus d'intégrer la coalition empêcherait celle-ci de se constituer. Vanité... Les citoyens français sont sans doute les seuls au monde à croire encore que la France faisait partie du camp majoritairement opposé à l'aventurisme de George W. Bush ! Or quarante-quatre Etats (dont, au passage, presque toutes les grandes démocraties) la composèrent, laissant la France flanquée de la Russie et de l'Allemagne. C'est peu... Et encore, le chancelier allemand Gerhard Schröder s'abstint de rejoindre les coalisés pour des calculs électoraux internes liés au scrutin législatif approchant, et à son alliance avec les Verts, pacifistes. Cela ne délégitime pas la position de Jacques Chirac, mais relativise le caractère strictement "américain" de cette guerre ainsi que "l'efficacité" de la démarche élyséenne. Chirac pouvait refuser de participer sans menacer d'un veto onusien qui, de toute façon, aurait été mis par Moscou. 

En second lieu, il existe une formidable hypocrisie - pas seulement française mais plus généralement progressiste - à considérer qu'on doit le plus possible défendre les peuples opprimés et interdire à une minorité de dominer ou d'asservir une majorité (souvenez-vous de notre lutte mondiale commune contre l'Apartheid) et, en même temps, dans le cas irakien, à protester que c'était mieux avant la guerre de 2003, autrement dit quand la... grande majorité chiite et kurde était martyrisée par le dictateur sanguinaire sunnite Saddam Hussein ! Les 20% d'Irakiens kurdes et les 60% d'Irakiens chiites, depuis 2003, ne risquent plus d'être spoliés, affamés, violés ou exterminés au gaz de combat (opération Anfal en 1988, marais du sud en 1991, etc.) par la soldatesque d'un despote régnant grâce aux seuls 20% restants, sunnites, de la population. Certes, l'Irak post 2003 a souvent connu le chaos et n'est toujours pas stabilisé, mais l'échec et l'illégalité de l'expédition ne remettent pas en cause cette réalité démographique et politique, fort appréciée - je puis vous le certifier - par les premiers concernés auxquels on ne demande jamais l'avis...

La prudence de Jacques Chirac reposait sur une bonne connaissance du Moyen-Orient, qui aujourd'hui, seize ans après cet événement, est la zone principale de conflits dans le monde. Ne faut-il pas saluer son intuition sur ce dossier ?

J'estime qu'il a eu raison de tenter d'éviter une guerre qui, manifestement, avait pour moteur des éléments au mieux erronés, au pire (et c'est ce pire qui s'avéra juste) mensongers. Cela étant dit, ce que vous appelez "intuition" m'apparaît relever davantage de très pragmatiques intérêts politiques et commerciaux, du moins selon Chirac, président d'une puissance fortement exportatrice d'armements lourds au Moyen-Orient. La traditionnelle politique-arabe-de-la-France (je fais ici figurer délibérément la formule à la manière d'un concept intangible et répété ad nauseam) passait encore à l'époque par une grande prudence vis à vis de nos partenaires, y compris quand ceux-ci nous devaient beaucoup d'argent. Et c'était bien le cas de cet Etat irakien extrêmement agressif et déstabilisateur (invasion de l'Iran en 1980 puis du Koweït en 1990, menaces sur la Jordanie, etc.) qui avait déjà incarné, notamment et tout particulièrement à l'instigation du premier ministre... Jacques Chirac dès 1975, un important client pour l'industrie militaire et nucléaire française. Autrement dit, en 2002 et 2003, le président pouvait peut-être encore espérer que cet Irak-là nous rembourserait à terme une partie au moins des sommes colossales qu'il nous devait ; or si l'on faisait chuter ce régime débiteur de Saddam Hussein, un nouveau régime ne se sentirait pas nécessairement comptable de ses dettes. Entendez-moi bien : il ne s'agit-là selon moi que d'une variable de prise de décision de refuser la guerre en 2003, et elle n'est ni stupide ni illégitime. Simplement, elle permet de nuancer le lénifiant credo d'un Chirac exclusivement porté à défendre le droit international et la paix à tout prix...

Ensuite, vous dites que le Moyen-Orient est "la zone principale de conflits dans le monde". Permettez-moi là encore de nuancer ; je critique tout à fait cette espèce de dogme absolu selon lequel la seconde guerre d'Irak serait la cause de tous les maux du Moyen-Orient.  D'une part l'instabilité du Moyen-Orient est bien antérieure à l'expédition foireuse de 2003, avec des rivalités ou des conflits inter-libanais, israélo-arabes, inter-kurdes, turco-arabes ou encore et surtout inter-arabes qui remontent parfois aux décennies 1950-60, sachant que l'empire turc ottoman ne s'était pas caractérisé les quatre siècles précédents par une domination harmonieuse ; d'autre part des tensions extérieures sont bien plus dangereuses pour la paix non seulement régionale mais mondiale, à commencer par celle prévalant au Cachemire entre les titans que sont l'Inde, la Chine et le Pakistan. Et je vous épargne les politiques génocidaires extraordinairement plus meurtrières de l'Afrique des Grands Lacs dans les années 1990-2000... Je le réaffirme : le président W. Bush a décidé de faire la guerre pour des motifs illégitimes et - peut-être pire encore à mes yeux (comme je l'avais dit dès 2002 au micro d'Alain Finkielkraut à "Répliques", sur France Culture) - l'a menée de façon aberrante. Mais il existait des crises moyen-orientales avant, il en existe depuis (souvent sans lien avec l'Irak), et il en existera hélas à l'avenir. Voilà vingt-cinq ans que j'enseigne et écris sur cette zone que je parcours régulièrement ; cela autorise quelques nuances quant à la dimension prétendument apocalyptique de l'attaque malheureuse de 2003.

Jacques Chirac a aussi été à l'origine d'un rapprochement franco-britannique, lancé lors du sommet de Saint-Malo en 1998, lors duquel il avait rencontré Tony Blair, alors premier ministre britannique. Cet événement et ses suites trouvent grâce à vos yeux. Pourquoi ?

Oui, là je crois que nous avons un Chirac plus inspiré, moins engoncé dans des postures dont certaines ridicules - je pense bien sûr à son coup de gueule à Jérusalem -, très préoccupé par les fondamentaux. Et l'alliance franco-britannique en est un. Dès la fin de la guerre froide puis l'élargissement de l'Europe à l'est, le président est bien conscient que les Etats-Unis seront tout à fait omnipotents si l'on ne s'organise pas davantage entre Européens sur le plan stratégique et militaire, quitte à mutualiser certains matériels. Or qui mieux que le tandem constitué des deux seules puissances militaires primordiales qui se représentent encore comme des puissances globales, la France et la Grande-Bretagne, peut opérer une telle montée en force ? Les deux Etats voisins sont depuis de longues décennies amis, alliés, assez similaires en termes de poids économique, démographique et militaire, et constituent ensemble le premier domaine maritime au monde et plus du tiers des membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU ! L'Allemagne, elle, très proche aussi, présente un défaut : son absence de volonté d'incarner une puissance globale, autrement dit militaire autant qu'économique. Quant aux autres Etats de l'UE, ils pèsent objectivement moins. D'où ce rapprochement en effet précieux et cohérent selon moi. Malheureusement, l'aventure irakienne de 2003 aura ralenti le processus de St-Malo plusieurs années durant. Aujourd'hui, c'est celui dit de Lancaster House qui a pris le relais, mais avec une incertitude majeure liée à la fois au Brexit et à la relation politique entre deux dirigeants imprévisibles et un peu fantasques... Le processus de St-Malo, cela signifiait aussi que Jacques Chirac ne s'arc-boutait pas sur ce concept creux voire inepte de "gaullo-mitterrandisme" et pouvait envisager sereinement - outre une ambition arabe et africaine assumée - un vrai rapprochement avec nos partenaires britanniques.

J'ajoute que Jacques Chirac entretenait déjà une préoccupation devenue aujourd'hui essentielle, celle du degré d'autonomie de l'appareil industriel de défense français, non seulement vis à vis des Etats-Unis et de nos alliés européens, mais aussi par rapport à l'Etat français lui-même. 

En quoi son regard particulier sur l'Europe et sur l'Asie ont-ils servi la France ?

Je me serais attendu à une question sur l'Afrique ! Sur l'Europe, il faut saluer le parcours. Qu'on se souvienne du discours de Cochin de 1978, violemment anti-européen et souverainiste dans lequel il condamnait "le parti de l'étranger" ! Jusqu'aux années 1980, il s'opposera même à l'entrée de l'Espagne, du Portugal ou encore de la Grèce... Et c'est le même homme, devenu président en 1995, qui favorisera le renforcement et dans une certaine mesure l'élargissement de l'UE. Avec du reste une erreur tactique majeure - due sans doute à sa posture gaullienne, encore elle - consistant à organiser un référendum sur le Traité constitutionnel, en 2005. Peut-être le précédent mitterrandien de Maastricht, en 1992, l'aura-t-il convaincu qu'il ne pouvait se contenter d'un vote de l'Assemblée nationale, pourtant acquis. On se souviendra aussi des propos maladroits car blessants adressés aux nouveaux membres entrants de l'UE, ceux de l'est, qui rejoignaient la coalition américaine en Irak.

Quant à l'Asie, peut-on prétendre que Jacques Chirac en ait eu une vision particulière ? J'en doute, du moins si l'on prend le continent dans son ensemble. En promoteur d'un réalisme affirmé, il évitait d'évoquer les Droits de l'homme - tout comme dans le monde arabe et en Afrique subsaharienne bien entendu - s'évertuant plutôt à obtenir des contrats commerciaux avec les nouveaux géants de plus en plus solvables et intéressés tels que l'Inde et la Chine. N'oublions pas non plus les essais nucléaires du Pacifique, repris à son initiative et au grand dam des Etats océaniens (et de bien d'autres) mais stoppés sous la pression dès 1996. 

Au fond, si vous me demandiez quel bilan global tirer du double mandat de Jacques Chirac en matières d'affaires étrangères, je vous répondrais qu'il ne comporte ni politique calamiteuse façon Rwanda 1990-1994, ni grande pensée structurante façon De Gaulle. En réalité, ce passionné d'affaires internationales se sera inscrit dans les temps relativement longs de la politique internationale de puissance menée par Paris, dans un contexte d'après guerre froide assez difficile à gérer, face à un président américain inconséquent, avec finalement des succès et des échecs. Que ce soit sur le climat - où Chirac se distingua aussi - l'Europe, la relation aux Etats-Unis ou à la Russie, ou encore sur des dossiers régionaux brûlants comme celui de l'Iran ou du rapport à l'Afrique francophone, l'actuel président Macron me semble affronter un contexte également très complexe, mais l'appréhender avec moins de postures et plus de souplesse.

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