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Défense
Thierry Breton a proposé une mise en commun des moyens de production militaire européens.
Thierry Breton a proposé une mise en commun des moyens de production militaire européens.
©Kenzo TRIBOUILLARD / AFP

Solidarité européenne

Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur, a présenté le plan de stratégie européenne de défense pour créer un catalogue d'armes que pourront fournir les Européens.

Renaud Bellais

Renaud Bellais

Renaud Bellais est Chercheur au CESICE (Université Grenoble Alpes) et co-directeur de l’Observatoire de la Défense de la Fondation Jean Jaurès. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Lille (1994) et docteur en sciences économiques (1998) habilité à diriger des recherches (2004). Il est également chercheur associé à l’ENSTA Bretagne et à l’Université Grenoble-Alpes où il conduit des recherches en économie de la défense et économie de l’innovation.

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Guillaume Lagane

Guillaume Lagane

Guillaume Lagane est spécialiste des questions de défense.

Il est également maître de conférences à Science-Po Paris. 

Il est l'auteur de Questions internationales en fiches (Ellipses, 2021 (quatrième édition)) et de Premiers pas en géopolitique (Ellipses, 2012). il est également l'auteur de Théories des relations internationales (Ellipses, février 2016). Il participe au blog Eurasia Prospective.

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Atlantico : Thierry Breton a proposé une mise en commun des moyens de production militaire européens. Cette mesure est-elle réaliste ?

Renaud Bellais : Partager des capacités de production reste un enjeu difficile à obtenir au niveau européen car cela reste un outil de sécurité nationale pour les États. Au titre de l'article 346, c'est au cœur de leur mission spécifique aujourd'hui au sein de l'Union européenne. Donc, les États ont privilégié des approches nationales pour maîtriser justement leur sécurité d'approvisionnement. Il y a une certaine réticence quand même des États à ouvrir ces capacités à une décision communautaire. Mais en même temps, ils sont à la recherche eux-mêmes de capacités. Donc ici, il y a un compromis à trouver entre une certaine maîtrise de la sécurité d'approvisionnement par les États et, de l'autre côté, une mutualisation des ressources qu'il faut définir pour ne pas empiéter sur les compétences des États.

Guillaume Lagane : Cette idée est ancienne. Il s'agit de l'Europe de la défense. Il y a plusieurs décennies, lors de la création de l'Union européenne, au début des années 90, à l'époque de la Communauté économique européenne, le projet était de doter la nouvelle Union européenne d'une dimension politique et militaire. Mais cette Europe de la défense est longtemps restée dans les limbes. Paradoxalement, la guerre en Ukraine en 2022 a permis à l'Europe d'affecter pour la première fois des financements à l'achat d'armes au profit des Ukrainiens. La proposition actuelle de Thierry Breton s'inscrit dans cette dynamique. L'idée est de rendre l'Europe plus autonome sur le plan militaire. Je rappelle que depuis deux ans, 75% des achats d'équipements militaires en Europe sont allés à des firmes non européennes. Et pour l'essentiel, ces achats ont été réalisés auprès des États-Unis. Donc l'idée de Thierry Breton est de relancer l'industrie européenne de défense. Et en particulier, il a un objectif très concret. Il souhaite multiplier par quatre la production d'obus. Aujourd'hui, près de 500.000 obus sont produits chaque année en Europe. L'idée est d'arriver en 2025 à en produire 2 millions. Face à la situation que nous connaissons en Ukraine, face aussi à la nouveauté que constitue l'absence des États-Unis, qui sont bloqués par le Congrès, et avec la perspective de la réélection de Donald Trump, qui a eu quand même des mots très durs pour les Européens, l'idée que l'Europe doit se réarmer est plutôt pertinente.

Est-ce qu’il existe une volonté commune chez tous les États européens de partager leurs moyens de production ? 

Renaud Bellais : En fait, aller vers des projets communs en Europe est plutôt un choix vu par la France comme passant par des programmes en coopération, dans une logique intergouvernementale. Les efforts vont être mutualisés tout en conservant une capacité de production qui reste contrôlée au travers d’une régulation nationale de la base industrielle. Il y a une certaine tension ici entre une vision plutôt d'intégration du marché du côté de la Commission européenne, qui vise à aboutir à un marché unique de l'armement en quelque sorte, et la vision intergouvernementale des États, en tout cas ceux qui sont plutôt ouverts à la coopération, qui vise plutôt à mutualiser les coûts ou à partager les projets dans le cadre de coopérations plutôt que de laisser faire le marché. Il y a donc deux représentations un peu concurrentes qui visent le même objectif, à savoir assurer une plus grande résilience et une meilleure efficacité de la base industrielle de défense en Europe.

Chacun voit la mutualisation en fonction de ses propres stratégies en réalité. L'un des défis qui va se poser est de faire converger ces représentations sur ce que doit être une mutualisation. Quelles sont les contraintes qu'il faut accepter ? Les renoncements aussi qu'il va falloir se résoudre ? Parce qu'une solution purement nationale est toujours mieux maîtrisée. En tout cas, elle donne le sentiment de l'être. Et malheureusement, on sait qu'historiquement, si on a une trop petite taille de l'activité sur une base purement nationale, elle risque d'être fragile, à la limite de la viabilité, et elle sera incapable de répondre aux défis et d'être réactive. Alors que lorsque l'on est capable de mutualiser, il est possible de dégager une logique industrielle beaucoup plus pérenne. Le rapprochement franco-britannique, par exemple, a permis de pérenniser une filière dans les missiles qui était assez fragilisée après la décennie de baisse des dépenses militaires de l'après-guerre froide. Le défi est de faire converger des logiques industrielles avec des rationalités politiques. Cela n'est pas toujours évident dans le domaine de l'armement, qui est un sujet par définition de souveraineté nationale.

Guillaume Lagane : En Europe, vous avez traditionnellement deux groupes de pays, ceux qui, derrière la France, ont toujours défendu l'idée d'une autonomie stratégique européenne, qui passerait notamment par l'achat de matériel produit en Europe, sous-entendu souvent français, et puis des pays plus atlantistes qui disaient, attention, ne nous refermons pas sur l'Europe, nous avons besoin des États-Unis, nous avons besoin de l'OTAN, donc laissons ouverte la porte à des achats de matériel américain. Aujourd'hui, la proposition de la Commission satisfait le premier groupe de pays, ceux qui veulent une défense européenne, mais elle est aussi soutenue par le deuxième groupe de pays qui sont désireux à la fois de maintenir les liens avec les États-Unis, mais qui, en même temps, voient bien que si les États-Unis nous font défaut, il faut quand même que l'on retrouve des capacités européennes d'armement et de défense. La proposition de la Commission peut diviser les Européens sur deux lignes. Est-ce que cet effort militaire doit être porté par la Commission ou bien est-ce qu'il faut qu'il garde un caractère intergouvernemental ? L'Agence Européenne de Défense pourrait jouer un rôle plus important. C'est une organisation qui est un peu différente, qui n'est pas directement liée à la Commission. La deuxième question est de savoir qui va financer ce programme européen, sachant qu'aujourd'hui, Thierry Breton parle d'un emprunt qui pourrait être réalisé au niveau européen pour financer ces sommes. Les petits États européens sont plutôt favorables au projet car ils contribuent peu au budget européen et ils pourraient en bénéficier. Les gros contributeurs au budget de l'Union européenne, en particulier les Allemands, peuvent être un peu dubitatifs. Ils ne sont pas très favorables à des financements supplémentaires, et encore davantage à un emprunt européen, comme cela avait été réalisé au moment du Covid. 

Est-ce que, assez rapidement, serait-il possible d'arriver à cette mutualisation ? 

Renaud Bellais : Le problème aujourd’hui est que, avec une vision très centrée sur une approche nationale, la difficulté est que les choix nationaux de politique industrielle de défense sont contraints par des budgets qui sont limités, avec des commandes qui sont trop restreintes pour faire justifier des investissements à l'échelle adaptée à une augmentation significative de la production. Une solution consiste en effet àregrouper les besoins entre Étatspour atteindre un seuil de viabilité des productions concernées à une échelle multinationale en Europe . Concentrer les efforts peut aussi aboutir à une spécialisation des productions pour pouvoir atteindre une taille critique de production et d'investissement et assurer un flux régulier de commandes qui va permettre de rendre économiquement rationnels ces nouveaux investissements. Cela me paraît être du bon sens, même si cela suppose d'accepter un dialogue avec des pays partenaires et d'identifier aussi où sont les centres d’excellence à consolider ainsi. D'une certaine manière, l'industrie a commencé à le faire, comme le montre la décision de l’Allemand Rheinmetall d’acquérir l’Espagnol Expal dans les munitions qui s’inscrit dans la continuité des regroupements déjà réalisés dans les munitions par KNDS et Nammo ou dans les matériaux énergétiques par Eurenco.Il est possible d'avoir une rationalisation qui devrait être incitée par les États et la Commission pour essayer de donner une plus grande efficacité à la base industrielle existante. Mais cela va de pair avec aussi une coopération, peut-être avec des incitations communautaires en direction des États qui vont permettre de faire en sorte que les acheteurs publics identifient des besoins communs, identifient des capacités pour y répondre et acceptent de travailler de concert. Mais cela suppose d'avoir aussi une confiance entre les États quant à la sécurité d’approvisionnement et souvent, cela reste très fragile. Aujourd'hui, les États ont certaines réticences à être dépendants même d’autrespays européens, alors que, paradoxalement, ils sont prêts à être dépendants, pour certains d'entre eux, de fournisseurs non-européens, que ce soit des Sud-Coréens ou des Américains. On voit ici qu'il y a une construction politique à faire pour créer cet espace de confiance qui va permettre de construire des solutions communes.

Guillaume Lagane : À court terme, les propositions de l'Union européenne se heurtent quand même à deux obstacles. Le premier est que l'industrie européenne aujourd'hui n'a pas les capacités techniques suffisantes pour produire autant d'obus qu'il est nécessaire pour l'Ukraine. Il y a des obstacles notamment liés à la fourniture de poudre, à la constitution de chaînes industrielles, à la recréation d'usines qui ont été fermées après 1990, après la fin de la guerre froide. A côté de la reconstitution de capacités industrielles européennes, il faut probablement accepter l'idée tchèque, qui a été proposée la semaine dernière, qui consisterait à acheter en dehors de l'Europe des munitions pour l'Ukraine. Donc les Tchèques disent qu'il pourrait y avoir jusqu'à 800 000 munitions qui sont sur le marché mondial, qui sont possédées par des États qui ne sont pas européens. Cela peut passer par l'Afrique du Sud, l'Inde ou le Pakistan. Des États qui ne veulent pas être impliqués dans la guerre en Ukraine, mais qui, pour des raisons pécuniaires pourraient accepter de vendre ces matériels, ces munitions à l'Europe qui les transférerait à l'Ukraine.

Le problème majeur concerne le financement de cette nouvelle dépense européenne. Le budget européen est principalement tourné vers la politique agricole commune et vers la politique régionale, les aides aux régions les plus pauvres. Si on ajoute des dépenses militaires, il faudra trouver de nouveaux financements. Il faut viser 100 milliards d'euros par an. Cela représente beaucoup d'argent que les États européens vont devoir financer et devoir trouver. Dans chaque État, il va falloir rééquilibrer les dépenses publiques pour contribuer peut-être moins à certaines dépenses de nature sociale, qui sont aujourd'hui les principaux postes de dépenses et pour affecter davantage d'argent à la défense. Cela va être compliqué à réaliser car les opinions publiques ne sont pas toujours conscientes de ce qui est aujourd'hui nécessaire. On voit par exemple en France la difficulté pour trouver 10 milliards d'euros d'économies dans le prochain budget. Là, il s'agirait de trouver beaucoup plus d'argent à réattribuer au secteur de la défense. Aujourd’hui, la Russie consacre 6% de son PIB à l'armée, les États-Unis un peu plus de 4%, et les pays européens moins de 2%. On voit bien l'effort qu'il va falloir faire si on veut arriver au niveau américain ou au niveau russe et gagner en autonomie en matière de défense.

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