Une loi de fraternité ? Cette guerre idéologique violente qui se joue derrière la légalisation de l’euthanasie<!-- --> | Atlantico.fr
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Le projet « arrivera sur la table du conseil des ministres en avril, pour une première lecture en mai », s’engage le président.
Le projet « arrivera sur la table du conseil des ministres en avril, pour une première lecture en mai », s’engage le président.
©JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

Projet mal défini

Emmanuel Macron a annoncé, dimanche 10 mars, un projet de loi prévoyant une « aide à mourir » sous « conditions strictes ».

Damien Le Guay

Damien Le Guay

Philosophe et critique littéraire, Damien Le Guay est l'auteur de plusieurs livres, notamment de La mort en cendres (Editions le Cerf) et La face cachée d'Halloween (Editions le Cerf).

Il est maître de conférences à l'École des hautes études commerciales (HEC), à l'IRCOM d'Angers, et président du Comité national d'éthique du funéraire.

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Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : Emmanuel Macron a annoncé, dimanche 10 mars, un projet de loi prévoyant une « aide à mourir » sous « conditions strictes ». Le projet « arrivera sur la table du conseil des ministres en avril, pour une première lecture en mai », s’engage-t-il. Quelle est la véritable nature de cette loi ?

Damien Le Guay : Ce projet de loi est pour l’heure mal défini. Pour l’instant on n’en connait que les contours mis en scène par la majestueuse rhétorique présidentielle qui veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Emmanuel Macron nous indique vouloir rien de moins qu’un « nouveau modèle français » et, qui plus est, « une loi de fraternité ». Etrange manière de concevoir la fraternité quand il s’agit de proposer la mort et de la donner à ceux qui ne se sentent plus partie prenante de la communauté des hommes. Enfin !  A cela s’ajoute, nous dit le Président une loi que ne sera « ni une liberté ni un droit » mais, dit-il, un « chemin qui ouvre la possibilité de demander une aide à mourir ». Et ce chemin, ouvert par le Président, ne sera « ni le suicide assisté, ni l’euthanasie ». On pourrait s’attendre, alléché par toutes ces belles paroles, à une nouvelle option tout à fait révolutionnaire, qui n’aurait jamais été faite ailleurs. Or, tout bien considéré, ce « chemin » est celui qui conduit vers un « suicide assisté » avec une procédure collégiale (avec des médecins qui rendront une décision qui ne sera pas forcement unanime et qui pourra même être contesté) doublé d’une « euthanasie ». Cette « euthanasie » n’est sans doute pas, dans l’esprit du Président qui aime les euphémismes pour mieux cacher des réalités qui sont pourtant promues par lui, une « euthanasie », mais elle en est une, belle et bien une, si on considère, tout bêtement, que celui qui administre une potion létale à un tiers, dans un cadre défini, pratique une euthanasie – et ceux dans tous les autres pays qui ont déjà légalisés l’euthanasie. Et cet ultime geste de « fraternité » qui donne la mort pourrait même être fait par un médecin, un infirmier et même « un volontaire désigné » - ce qui ressemble, pour le volontaire, à la situation suisse. Le président aime à nous faire croire qu’il fait du neuf avec de l’ancien, de l’inédit avec des solutions déjà faites à l’étranger. C’est, à n’en point douter, pour rassurer tout le monde  avec de belles paroles, alors que le flou actuel, sans garde-fous clairement définis ni « clause de conscience » indiquée, inquiète au contraire les équipes de terrain qui refusent mordicus ces solutions – aussi euphémistiques soient-elles ! Cette « aide à mourir » est une manière déguisée, (qui n’ose pas dire les mots qui fâchent comme « suicide assisté » ou « euthanasie »), de recycler des solutions déjà expérimentées ailleurs. Mais comme le Président sait que toutes ces solutions, celles de la Belgique, des Pays-Bas, du Canada, ont toutes finies par trahir les intentions d’origine, les « belles promesses » restrictives et « fraternelles » faites au début, alors, plutôt que de dire les choses telles qu’elles sont, il veut nous faire croire que la France macronienne, illuminée par lui d’intelligence et d’inventivité, pourra inventer un « nouveau modèle ». Cette présentation, cette manière de parler sans regarder les dérives des autres pays, fait croire, souhaite faire croire à un projet inédit et empli des intentions d’équilibre du Président. Or, toutes ces belles intentions protectrices et fraternelles ne seront pas tenues. Elles ne pourront pas l’être, malgré tout le pouvoir de prestidigitateur rhétorique du Président. La réalité est triste quand le Président veut l’enchanter par de belles paroles. La mort à donner est triste. Le suicide est un drame – d’autant plus dramatique quand la responsabilité est partagée avec la famille. Et quand il dit, dans cet entretien, qu’avec cette loi « on regarde la mort en face » on se demande s’il considère que jusqu’à présent il n’en était rien ou s’il nous dit que le face à face ultime, au moment du dernier moment d’un suicide assisté, entre la potion létale et celui qui va ainsi mourir, est le nouveau regard qu’il faut poser sur la mort. Non pas la mort qui vient, mais la mort qu’on donne.  

Eric Deschavanne : L’enjeu politique pour Emmanuel Macron est sans doute de préciser le sens du macronisme, à la fois dans la perspective des élections futures et pour la postérité. Le premier quinquennat, marqué par la crise des Gilets Jaunes puis par celle de la pandémie, pouvait se prévaloir d’orientations économiques libérales favorisant le travail et l’investissement ainsi que d’une (fragile) victoire sur le chômage. Durant son second quinquennat, Emmanuel Macron s’est délibérément emmuré, séparant le bloc central de la gauche, par la réforme des retraites, et de la droite, par son refus d’aborder de front le problème de l’immigration. Le seul champ d’action qui lui permet de bénéficier d’une large approbation dans l’opinion est celui des réformes dites « sociétales ».

Le droit à l’avortement, le droit au divorce, les droits des homosexuels, etc. : depuis un demi-siècle, le sens de ces réformes est d’accroître la liberté individuelle dans le domaine des mœurs, un domaine jusque-là gouverné par la morale catholique. Emmanuel Macron s’inscrit à cet égard dans la continuité des présidents de gauche et de droite qui, depuis les années 70, ont tous peu ou prou, bon gré mal gré, contribué à cette libéralisation des mœurs. Il est en outre parfaitement en phase avec l’identité du mouvement qu’il a initié, dont l’émancipation de la bourgeoisie libérale vis-à-vis la morale catholique a constitué l’une des conditions du succès. Il ne faut donc pas prendre l’effet pour la cause. C’est l’effacement de la transcendance religieuse qui crée le climat politique qui favorise la volonté de promouvoir « l’aide active à mourir », et non l’inverse.

Dans les débats actuels, ne s’agit-il pas d’instaurer, sur cette question, un climat politique sans religieux ou transcendance ?

Damien Le Guay : On voit bien que le sujet religieux revient souvent sur la table. La religion est instrumentalisée par ceux qui veulent pousser l’euthanasie et le suicide assisté. Ils considèrent que derrière les soins palliatifs (à l’ancienne, faite par ceux qui refusent le suicide et l’euthanasie), il y aurait des résurgences de religion qu’il importerait de combattre. Il y a donc un positionnement stratégique du « camp du Progrès », comme chez Raphaël Enthoven. Lui explique qu’il n’a jamais rencontré un seul opposant à l’euthanasie qui ne soit pas d’une façon ou d’une autre d’inspiration chrétienne. C’est absolument stupide. Ceux qui sont opposés à l’euthanasie ou au suicide assisté évoquent toujours des raisons médicales et éthiques pour vouloir maintenir le pacte de confiance qui est au cœur de la relation entre les soignants et le soignés. Ceci dit, quand bien même il y aurait des raisons religieuses, celles-ci ne peuvent pas et ne doivent pas être balayées. Dans une démocratie, elles ont voie au chapitre. Il est trop facile de toutes les balayer pour mettre en avant de simples considérations techniques ou pour promouvoir une nouvelle liberté dans un combat soi-disant humaniste – alors que l’humanisme est pluriel, divers, mis à toutes les sauces. Méfions-nous des combats qui se cachent derrière de nobles ambitions d’un humanisme restreint, pour lutter, est-il dit, contre les « forces réactionnaires ». Le monde n’est pas plat. Et la demande de spiritualité est puissante en fin de vie. Nus ne sommes pas des robots qu’il faudrait débrancher une fois hors d’usage. Nous vivons de nos rêves et du sens que nous donnons à nos vies.

Précisons que les soins palliatifs, depuis 40 ans, font tout pour promouvoir une certaine idée de la dignité humaine et ce contre la mainmise médicale qui, avant que l’approche palliative soit mise en place, décidait, seule, grâce au « cocktail lithique » de la vie et de la mort des patients. Ce sont les soins palliatifs qui défendent l’humanité des malades jusqu’au bout. Mettre à mal les soins palliatifs ( ce qui sera le cas avec le « suicide assisté ») revient à lutter contre cette noble aspiration humaniste.

Au lendemain de l’annonce de ce projet de loi, une tribune publiée dans Le Monde affirme en titre : « Les forces qui s’opposent au droit à une aide médicale à mourir rappellent celles qui, il y a cinquante ans, s’opposaient à l’IVG ». Dans quelle mesure cette tribune est l’illustration d’un combat idéologique mené depuis des décennies ? 

Eric Deschavanne : Cette tribune est avant tout l’illustration de la déplorable tendance à politiser le débat éthique. Nous vivons une époque de grande confusion intellectuelle, où on assiste en permanence à la moralisation des questions politiques et à la politisation des questions morales. Rappeler la transcendance des principes moraux par rapport à la politique est une vertu de la religion quoiqu’on pense de celle-ci par ailleurs. À lire la tribune du Monde, on a parfois le sentiment qu’il suffirait de consulter les sondages, sans avoir besoin d’y réfléchir plus avant, pour trancher la question de savoir s’il faut banaliser l’euthanasie des vieillards et des malades comme on a banalisé l’avortement.

On ne s’interroge pas sur la différence des problèmes, comme si la mort d’un vieillard ou d’un malade pouvait être considérée comme l’équivalent de celle d’un fœtus. Rappelons qu’au regard du droit un fœtus n’est pas une personne, de sorte que subsiste une indétermination quant à l’application à la vie intra-utérine du principe du respect inconditionnel de la vie humaine. On ne s’interroge pas non plus sur la valeur intellectuelle et morale du dilemme existentiel implicitement proposé par les instituts de sondages : préférez-vous finir votre vie grabataire et solitaire au fond d’un ehpad, et mourir dans d’atroces souffrances, ou bien qu’on vous fournisse une pilule pour passer rapidement et sans douleur l’arme à gauche ? On occulte ainsi le dilemme moral, le choix entre l’aide à mourir et l’aide à vivre, la question posée à « l’aidant », celui à qui on demanderait de fournir la pilule.

L’élément de vérité de la tribune consiste à souligner le fait que, sur cette question, comme sur d’autres, notamment la question de l’IVG, le dogme catholique interdit le débat. Il est toutefois possible et souhaitable, sur chaque question de mœurs dans ce qu’elle a de spécifique, abstraction faite des amalgames, d’avoir un débat moral laïque, dans lequel la morale catholique a bien entendu le droit et le devoir de participer. Le pluralisme philosophique crée aujourd’hui les conditions d’un débat ouvert. Ne le refermons pas d’emblée au nom du dogme selon lequel « on n’arrête pas le progrès. » On ne peut tout de même pas considérer qu’il n’existe aucun recoupement possible entre morale laïque et morale religieuse, que l’impératif moral « Tu ne tueras point ! » est a priori disqualifié parce que d’origine religieuse. Ce serait une autre manière d’empêcher le débat d’avoir lieu.

En cherchant à perpétuer l’affrontement idéologique entre les « forces du « progrès » et celles de « la réaction », cette tribune entend en réalité réduire le débat éthique à l’opposition politique entre deux camps qu’il faudrait départager par un vote démocratique. On a récemment rendu un hommage mérité à Robert Badinter, un homme de principe qui considérait à raison qu’on ne peut à la fois être contre la peine de mort et pour l’euthanasie. On ne met pas la cohérence morale au vote ! On ne met pas l’impératif du respect inconditionnel de la vie humaine au vote. On ne peut pas à la fois dénoncer l’incohérence morale qui fut celle des catholiques partisans de la peine de mort et ne pas voir celle des prétendus humanistes qui ne font pas le lien entre leur opposition à la peine de mort et leur parti pris en faveur de « l’aide active à mourir ». Certes, la question est un peu plus complexe, puisqu’elle fait également intervenir le principe de liberté. Je peux comprendre la revendication du « suicide assisté » au nom de « l’ultime liberté ». Mais on ne peut occulter le problème de « l’assistance », laquelle consiste bel et bien à donner la mort, à transgresser un impératif moral universel et multiséculaire.

Damien Le Guay : Ces deux débats sont de nature profondément différente. Avancer de tels arguments, vieux comme le monde, c’est surtout tenter de balayer, de décrédibiliser des opposants jugés « conservateurs » et « rétrogrades ».L’utilisation de tels arguments, provenant d’une rhétorique ancienne, franc-maçonne, est constante mais évite de regarder la réalité en face – et surtout la réalité à l’étranger en voyant comment les autres ont fait, ont mal fait, ont trahis leurs intentions « fraternelles » d’origine.   . 

L’inscription de l’IVG dans la Constitution a-t-elle été instrumentalisée pour établir une confusion entre ceux qui alertent sur certains dangers et des extrémistes qui voudraient nier toutes libertés individuelles au nom d’idéologie dangereuses, réactionnaires ou fascistes ?

Damien Le Guay : À l’approche des élections européennes, l’instrumentalisation des sujets sociaux est un calcul savant – pour ne pas dire politicien. Les forces politiques sont censées, en vue des élections européennes, parler uniquement de l’Europe. Or, le camp présidentiel, préfère mettre en avant des sujets sociaux qui laissent à penser qu’il y a d’un côté le camp du progrès et de l’autre ceux qui s’opposent à la liberté. C’est très dommageable. L’Europe est un sujet trop sérieux changer de sujet. La fin de vie est un sujet trop grave pour le mettre à la sauce de projets d’esquive et de remobilisation de son camp blessé par les récents débats sur la lutte contre l’émigration. Ces sujets sont pourtant suffisamment importants pour qu’on établisse pas de distinction entre eux.

Eric Deschavanne : Je ne sais pas dans quelle mesure la manœuvre reposait sur un dessein conscient et explicite, mais puisque cette réforme constitutionnelle était objectivement inutile et que l’unique critère d’évaluation est la réussite ou l’échec politique de ceux qui l’ont initiée, on est sans doute en droit de parler d’instrumentalisation politique. Je ne pense toutefois pas que l’objectif était d’assimiler le conservatisme moral au fascisme, mais bien plutôt d’accentuer la marginalisation des forces politiques encore attachée au conservatisme moral catholique. Le gain politique pour Emmanuel Macron est de rendre une partie de ce qu’il reste de la gauche solidaire du bloc central tout en contribuant à faire le vide entre celui-ci et le RN, puisque la principale victime dans cette affaire est la droite bourgeoise classique, dont l’attachement aux valeurs catholiques constitue historiquement une part de l’identité.

Alors que la loi Claeys Leonetti permet déjà beaucoup, à quelles dérives peut-on s’attendre en cas d’adoption d’une « aide à mourir » ?

Damien Le Guay : Les dérives sont inscrites dans la logique des droits. Tout ce qui a été accordé à certains au détriment des autres est jugé « discriminatoire ». En démocratie, il importe donc d’augmenter le nombre d’ayants-droits, et de repousser autant que possible ce qui exclut certains citoyens. C’est ce qui se passe à l’étranger sur l’euthanasie. C’est ce qui se passera inévitablement en France si on ouvre la boite de Pandore de l’euthanasie.

Les « dérives » sont nombreuses. Elles viendront. Lesquelles ? La reconnaissance de l’euthanasie en raison d’un « trouble psychique » mais aussi et surtout la question de l’encadrement ou du contrôle pour valider tout ce qui concerne le consentement de la personne en fin de vie. La Belgique a été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme à ce sujet fin 2022 pour absence de contrôle. Il y a donc un risque d’absence de protection des malades. De plus, d’autres motivations prennent parfois le dessus (comme au Canada), comme des considérations financières ou le sentiment d’être « de trop » ou d’être à la charge de la société. Une sortie par le suicide est partout ailleurs une sortie proposée. 

En somme, ce qui est autorisé par un État, en l’occurrence l’euthanasie ou le suicide assisté, devient une solution du soin qu’il importe de considérer quand bien même on ne l’aurait pas considéré préalablement. Tocqueville note à ce propos une incapacité en démocratie à pouvoir avoir une morale qui puisse s’opposer à la morale publique. Ce conflit entre un être faible et un État qui dit que cette solution est envisageable se résout de plus en plus au profit de la loi morale publique au détriment de l’individu qui ne parvient plus à se repérer. 

Eric Deschavanne : Il existe deux dérives possibles, l’une concernant le devenir de la morale (des principes éthiques), l’autre le devenir de la société, le regard porté par la société sur la grande vieillesse.

En matière de morale, qu’on se situe sur le terrain religieux ou philosophique, l’affirmation des principes s’accompagne toujours d’une casuistique. La réaffirmation du respect principiel de la vie humaine pourrait sans contraction s’accompagner de dérogations dans certains cas particuliers extrêmes, lorsqu’il s’avère, au bout du processus d’une maladie incurable, que la survie est insupportable ou n’a plus de sens. Dans une telle perspective, une loi instaurant « l’aide active à mourir » ne pourrait être que fortement restrictive, ne modifiant la loi Leonetti qu’à la marge. Nul doute qu’une proposition aussi restrictive sera immédiatement contestée par les partisans du suicide assisté. Ceux-ci peuvent cependant compter sur l’effet « cliquet-domino » : dès lors qu’on aura admis le passage du refus de l’acharnement thérapeutique à l’aide active à mourir, il n’y aura plus qu’à élargir le champ d’application pour transformer, progressivement et sans sentiment de culpabilité, la dérogation en abandon de l’impératif « Tu ne tueras point ! » Telle est à mes yeux le premier risque de dérive, qui est un risque « intellectuel » : il consiste à passer de la dérogation au principe de sacralisation de la vie humaine à son abandon, ce qui conduirait à banaliser l’euthanasie ou l’aide au suicide des malades et des vieillards comme on a banalisé l’avortement des fœtus.

Cela me conduit au second risque, le risque de dérive « sociétale ». Nous entrons dans une société caractérisée à la fois, du fait de la transition démographique et de la sécularisation, par le vieillissement de la population et par la disparition du consentement au vieillissement. Le vieillissement réussi, le vieillissement qui conserve un sens, consiste à « vieillir jeune », à parvenir à « vivre âgé sans être vieux ». Mais au bout du parcours, il y a toujours la grande vieillesse et la mort, qu’on préfère ne pas voir et ne pas penser. Le vieillard et le grand malade font l’épreuve de la souffrance dans une société qui valorise le bien-être et celle de la dépendance dans une société qui valorise la liberté. À l’homme ou à la femme en fin de vie et qui se sent impuissant et inutile, il ne reste comme raison de vivre, dans le meilleur des cas, que l’amour des proches. Sur le plan politique, la société, confrontée à sa propre indifférence, doit choisir entre l’aide à vivre et l’aide à mourir : Le choix de « l’aide à mourir » aurait inévitablement le sens d’une invitation au suicide envoyée aux vieux et aux malades. On a beaucoup parlé de « symbole » à propos de la constitutionnalisation du droit à l’avortement. Le seul argument valable qu’on puisse avancer en faveur de cette réforme est en en effet qu’elle symbolise l’attachement de la société à la liberté de la femme. Je crains que l’adoption de « l’aide active à mourir » ne devienne le symbole d’une société qui invite les vieillards et les mourants à se sentir coupables d’exister.

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