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La solitude peut avoir des conséquences sur le fonctionnement au travail.
La solitude peut avoir des conséquences sur le fonctionnement au travail.
©JOHN THYS / AFP

Cent ans de solitude

La pandémie de Covid a aggravé le sentiment de solitude de la population.

Xavier Briffault

Xavier Briffault

Chargé de recherche au CNRS (INSHSSection 35).
Habilité à diriger des recherches (HDR).

Membre du conseil de laboratoire du CERMES3.
Membre du Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), Commission Spécialisée Prévention, Education et Promotion de la Santé.
Expert auprès de la HAS, de l’Agence de la Biomédecine, de la MILDT, de l’ANR, d’Universcience.

Chargé de cours à l’Université Paris V Paris Descartes, à l’Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis. 

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Atlantico : Au Royaume-Uni, mais aussi dans d’autres pays développés, une « épidémie de solitude » est en train de se dessiner. Outre-Manche, 40 % des femmes âgées de 16 à 29 ans déclarent « se sentir seules souvent, toujours ou parfois », selon une enquête de l'ONS réalisée en mars 2022. Le nombre de jeunes hommes qui passent plus de 8 heures seuls a augmenté de 20 % depuis 2011. Comment expliquer ce constat ? Le phénomène est-il comparable en France ?

Xavier Briffault : La littérature épidémiologique actuelle sur la solitude est saturée par les travaux sur les effets de la pandémie Covid et des politiques publiques mises en œuvre pour y faire face. Quasiment toutes les informations qu’on retrouve sont liées à cette pandémie, c’est difficile de faire émerger des tendances de long terme et il y a assez peu de données sur la France, car nous ne sommes pas très forts sur l’épidémiologie psychiatrique, notamment par rapport aux pays d’Europe du Nord. 

Selon une étude publiée dans Health Policy en 2022, qui compare les prévalences de la solitude dans différents pays en Europe, affirme qu’en 2016, 12% des individus rapportaient se sentir seuls. Durant la pandémie, ce chiffre est monté à environ 25%. Les paramètres de santé mentale se sont en conséquence lourdement dégradés. Alors que 80% des individus déclaraient en 2016 se sentir bien, calmes, actifs et reposés, ils n’étaient plus que 50% suite à la pandémie. Tout cela est lié en grande partie aux effets de la pandémie, et en particulier à la solitude engendrée par les différents confinements. En France, la proportion de personnes déclarant se sentir seules a augmenté de 15 points après la pandémie, alors que cette augmentation a été inférieure à 10 points en Belgique ou en Espagne par exemple. Cette augmentation de la solitude a été plus forte dans les pays qui présentaient des plus faibles niveaux de solitude, ce qui est assez intéressant. D’autre part, ce qui est spectaculaire, c’est que la France est le pays d’Europe qui a vu la plus forte augmentation de gens déclarant se sentir seuls. Enfin, et c’est particulièrement inquiétant, ce sont les personnes de 18 à 25 ans qui ont été les plus impactées par l’augmentation du sentiment de solitude, sans grande différence entre les hommes et les femmes.

Le fait de vivre seul multiplie-t-il les risques de comportements malsains ? Quels sont les risques à rester seuls pour ces jeunes ?

La solitude impacte très sévèrement de multiples paramètres de santé mentale : perte de soutien social, stress, anxiété, dépression, etc. Avec les risques que cela implique, comme le suicide, même si les jeunes sont moins touchés par les 9000 à 10 000 décès par an que les personnes plus âgées. Mais ils sont davantage concernés par les 200 000 tentatives qui arrivent aux urgences chaque année en France. La solitude diminue le soutien social, la possibilité de parler, de se réassurer mais aussi le soutien opérationnel. Dans de nombreuses études, on demande par exemple « si vous deviez déménager, combien de personnes viendraient vous aider ? ». Si la réponse est 0, cela implique un stress chronique, le sentiment qu’on ne pourra pas faire face en cas de problème, qui génère des réactions physiologiques délétères et qui va jusqu’à diminuer l’espérance de vie. 

Évidemment, la solitude augmente aussi la prise d’anxiolytiques comme l’alcool ou de drogues comme le cannabis. L’alcool est très simple à obtenir en France, et cela aggrave les troubles mentaux (en particulier la dépression), les troubles du sommeil, de la mémoire, cela génère de l’agressivité, des accidents, et c’est aussi un facteur de risque de passage à l’acte suicidaire en raison en particulier de ses effets désinhibiteurs.

Outre les effets sur la santé individuelle, y a-t-il aussi un impact sur les sociétés ? 

Il y a déjà un fort impact en termes de morbidité psychiatrique. Selon l’enquête Coviprev de Santé Publique France, 25% de la population a aujourd’hui des troubles anxieux, 15% des troubles dépressifs et 70% des troubles du sommeil. Tous ces gens peuvent se retrouver en arrêt maladie, et la psychiatrie est le deuxième poste de l’assurance maladie. Toute augmentation des problématiques de santé mentale a des conséquences immédiates sur le système de santé, la productivité, le fonctionnement au travail et in fine sur les arrêts de travail. Le fait que toute une population se retrouve enfermée du jour au lendemain a ébranlé des fondamentaux dans nos sociétés contemporaines, qui étaient plutôt stables. Le substrat de base de liberté a volé en éclat et cela a créé un sentiment d’incertitude et d’impossibilité de se projeter dans l’avenir qui continuera longtemps à avoir des effets délétères. 

Existe-t-il un moyen de lutter contre cette solitude ? Devrait-on considérer ce phénomène comme un problème de santé publique ? 

C’est clairement un problème de santé publique. Pour autant, la solution doit-elle relever des opérateurs de santé publique ? C’est moins sûr car de manière générale ces opérateurs et leurs politiques marquent une grande indifférence envers les problématiques de santé mentale. Lorsque des arbitrages ont été faits entre la réduction de la propagation virale et les impacts sur la santé mentale des gens, les choix ont clairement été en faveur de la santé virale, qui ne concernait qu’une par restreinte de la population. Pourtant, la santé mentale a des conséquences gravissimes à long terme, et qui concernent l’ensemble de la population ; les troubles mentaux tendent à se chroniciser et ils se soignent très difficilement, sans compter que la psychiatrie est complètement saturée en France, ce qui est très grave. Dès lors, je ne suis pas sûr que la santé publique puisse s’emparer de ce problème, qui est bien plus général et qui nécessite de reconsidérer la manière dont on pondère les différentes composantes de la vie humaine. En 2017, l’OMS avait un slogan « pas de santé sans santé mentale ». C’est très vrai, mais ce slogan a été très vite oublié, avec toutes les conséquences dramatiques que nous avons évoquées. On attribue à Clemenceau la citation suivante : « La guerre est une chose trop grave pour la confier à des militaires ». De la même manière, la santé publique est une affaire trop sérieuse pour être confiée à des médecins uniquement. Des spécialistes en sciences sociales, des psychiatres, des psychologues ou encore des éthiciens doivent aussi être impliqués, car ils considèrent l’être humain et la société dans leur ensemble, et pas seulement selon un point de vue limité qui ne tient aucun compte de la complexité des rapports bénéfices-risques engagés par les différentes options de politiques. 

Pour lutter contre la solitude, il faut déjà éviter toutes les stratégies d’enfermement violent faites au détriment d’autres stratégies efficaces, comme le port du masque, la vaccination, l’information et le soutien ciblé et adapté des groupes à risque. Les confinements sont efficaces à court terme mais ont trop d’effets négatifs pour être considérés comme des actes raisonnables. Le télétravail, qui s’est beaucoup développé ces trois dernières années, a de nombreux avantages mais aussi des inconvénients, en particulier en ce qu’il diminue les possibilités physiques de rencontres et d’échanges. Les aménagements urbains doivent également être adaptés. Ils sont très importants puisqu’ils peuvent permettre de faire des rencontres, de discuter, de partager des espaces naturels conviviaux… ou au contraire favoriser l’isolement et disloquer les collectifs. Il faut aussi travailler sur des choses plus fondamentales car la perte d’un « sens de la vie » et d’une capacité à se projeter dans l’avenir, tant individuellement que collectivement, génère énormément de solitude. En tant qu’animaux sociaux, nous nous fédérons autour de et avec des systèmes de valeurs qui doivent être communs. Ces valeurs ayant été mis à mal, et le manque d’une lisibilité suffisante de l’avenir, diminue les possibilités, la volonté de s’engager dans des projets collectifs. Il y a donc un travail politique à faire pour recréer un système de valeurs commun, ce d’autant que nous allons être confrontés avec les problématiques climatiques à de nombreux challenges et stresseurs qui risquent d’augmenter encore le délitement des institutions sociales du sens et les clivages et affrontements inter-groupes et inter-individuels qui ont émergé avec la pandémie. Cela risque non seulement d’augmenter les problèmes de solitude et de santé mentale, mais aussi d’impacter notre capacité à faire face au problème, avec des conséquences potentiellement vitales.  

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