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Une femme et son enfant à côté de soldats russes dans une rue de Marioupol, le 12 avril 2022.
Une femme et son enfant à côté de soldats russes dans une rue de Marioupol, le 12 avril 2022.
©Alexander NEMENOV / AFP

Enfants déportés

Lors de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux enfants ont été enlevés par les nazis et placés dans les foyers de vie du Lebensborn. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les forces russes ont organisé des déplacements de population et déporté des enfants.

Gabriel Robin

Gabriel Robin

Gabriel Robin est journaliste et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019).

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Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazi mit en place une politique de rapts d’enfants « racialement précieux » à travers toute l’Europe. Ces petits infortunés furent majoritairement enlevés en Pologne, mais aussi en Europe de l’Ouest et en ex-URSS. Si la majorité d’entre eux finissaient dans les sinistres foyers de vie du Lebensborn, certains étaient aussi confiés à l’adoption à des familles allemandes sans enfants qui étaient chargées de les élever en aryens et de supprimer leur identité première. Leurs noms étaient d’ailleurs germanisés pour accélérer leur assimilation à l’Empire allemand.

L’objectif du pouvoir allemand était ici clair : supprimer l’identité ethnique polonaise et acculturer les éléments de ce peuple correspondant à l’idéal nazi. Himmler et le NDSAP nommèrent leur politique la « germanisation finale ». En Espagne, à peu près à la même époque, le pouvoir franquiste fit lui capturer les enfants de Républicains. Des lois furent promulgués afin de faciliter le changement d’identité des mineurs puis leur mise sous tutelle d’Etat et leur adoption, dans ce qui est désormais appelé l’affaire des « bébés robados ». Des Espagnols découvrent encore de nos jours descendre d’enfants pris à leurs mères.

La plus grande campagne d’enlèvements d’enfants depuis la Seconde Guerre mondiale

Aujourd’hui, cette politique bien connue des historiens est de nouveau la règle en Ukraine où les ONG dénoncent des milliers d’enlèvements depuis le déclenchement de l’invasion russe en février 2022. Au début de l’année 2023, Vladyslav Havrylov membre de la PR Army me contactait par l’intermédiaire du journaliste français Pierre Mareczko, lequel vivait à Kiev avant la guerre et s’y rend toujours régulièrement. Ancien séminariste orthodoxe, Vladyslav est chercheur pour l’ONG Where are our people ? qui s’est donnée pour tâche d’informer le monde sur ces enlèvements mais aussi d’accompagner les familles cherchant leurs enfants disparus et d’aider à leur retour.

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Une enquête de l’université de Yale révèle l’ampleur glaçante des déportations d’enfants ukrainiens en Russie

Par un curieux paradoxe dont l’histoire a le secret, l’Etat russe a fait de la déportation des enfants ukrainiens l’un des moyens de la « dénazification » de sa voisine martyrisée. Vladyslav Havrylov le rapporte : « Les propagandistes russes prétendent que la première étape pour dénazifier l’Ukraine, objectif de guerre officiel, est d’élever et d’éduquer les jeunes ayant perdu leur famille. C’est d’ailleurs ce qu’a dit explicitement Maria Lvova-Belova, Commissaire des Droits de l’enfant sous la supervision de la présidence russe. Epouse d’un prêtre de l’église russe orthodoxe, elle a elle-même adopté un adolescent de Marioupol, répondant au prénom de Phillip. »

Phillip a eu droit, comme les autres enfants et adolescents dans sa situation, à un lavage de cerveau en bonne et due forme. De fait, les jeunes ukrainiens déportés en Russie n’ont plus le droit de parler leur langue, de chanter leur hymne ou encore de critiquer le pouvoir russe. Ils sont donc rééduqués à la dure, la Russie comptant sur cette manne pour compenser un solde démographique en berne. Sous l’action de Vladimir Poutine et de la susnommée Maria Lvova-Bleova, tous deux désormais visés par un mandat d’arrêt émis par la Cour Pénale internationale, la Russie a fait des enfants ukrainiens une arme de guerre.

Une politique minutieusement réfléchie : les camps de « filtrage »

Dans un rapport rendu public en août 2022 (2), la Yale School of Public’s Health Humanitarian Research (Yale HRL) a mis en évidence l’existence de 21 camps destinés à filtrer les citoyens ukrainiens des prisonniers de guerre dans l’Oblast de Donetsk. Directeur de Yale HRL, Nathaniel Raymond a déclaré que « (…) système de tri qui a cours dans l’Oblast de Donetsk par la Russie et ses alliés des Républiques populaires représente une urgence en matière de droits de l’Homme. Les observateurs internationaux doivent pouvoir pénétrer ces bâtiments publics transformés en camps de prisonniers. Chaque jour qui passe aggrave les risques d’abus aux droits fondamentaux dans la plus totale impunité ».

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Ukraine : quand la paix est conditionnée par la guerre

Survivant du bombardement de Marioupol, Yevhen s’est caché plusieurs jours dans des abris souterrains avec son fils Matvii et sa fille Svyatoslava (3). Il a raconté à Where our People ? son calvaire quand l’armée russe est venue les « évacuer » en avril 2023. Avec ses fils, Yevhen a été amené dans un camp du village de Bezymenne, endroit où ses enfants ont été séparés de lui après qu’il ait été détenu prisonnier sans raison. Après 45 jours de prison, Yevhen a fini par être libéré le 26 mai 2022. Il a alors découvert que ses enfants n’étaient plus en Ukraine, envoyés de force en Ukraine en compagnie de vingt-neuf autres jeunes vers la pension Polyany dans la région de Moscou.

Bien qu’il fut initialement prévu de ramener les enfants en Russie en juin, Yevhen a eu la mauvaise surprise d’apprendre qu’il n’avait que 5 jours pour les récupérer avant que ces derniers ne soient adoptés ! Leur père était pourtant bien vivant et n’appartenait pas à l’armée ukrainienne. Yevhen a donc dû se rendre par ses propres moyens à Moscou. Ses enfants, à qui il avait été faussement indiqué que leur père avait rejoint l’armée russe, ont dû produire une attestation écrite demandant à l’Etat russe de les rendre à leur père qui a pu ensuite franchir la frontière lettone avec eux au terme de deux mois d’angoisse, d’incertitude et de brouillard.

Ce témoignage finit toutefois sur un happy end, puisque les officiels ukrainiens estiment que la plupart des enfants actuellement seuls en Russie ne sont pas des orphelins de guerre. Par la voix d’Iryna Vereschuck, ministre de la Réintégration des Territoires temporairement occupés d’Ukraine, le Bureau National d’Information a évalué que sur les 19.514 enfants identifiés comme ayant été  illégalement envoyés vers la Russie, seuls 4.390 d’entre eux ont perdu leurs parents ou n’ont plus d’adultes de leur famille pour les prendre en charge. La fuite de l’armée russe après la reprise de la ville de Kherson par les forces de libération ukrainiennes a d’ailleurs donné lieu à de nombreux enlèvements supplémentaires en septembre 2022.

À l’aube de la bataille, l’occupant russe de Kherson a notamment décidé d’envoyer les enfants et adolescents en camps d’été. Etrange pour un mois de septembre... Si leur intention était peut-être de protéger les jeunes des combats, il s’agissait aussi de forcer leurs parents à ne pas quitter la ville. Anastasiia, une adolescente de 15 ans, a témoigné du chaos de la bataille de Kherson (4). Elle a été convaincue par l’une de ses professeurs, vue comme une collaboratrice du pouvoir russe, de rejoindre un camp de remise en forme en Crimée qui devait durer normalement trois semaines. Sa mère Lyudmila fut d’abord surprise de voir des centaines de bus remplis de mineurs avant d’être gagnée par l’angoisse, quand, trois semaines plus tard, sa fille ne revint pas.

Elle a dû trouver des volontaires pour aller chercher Anastasiia qui a depuis pu raconter les conditions de ce qui s’apparente à une véritable détention : diffusion quotidienne de films patriotiques, levée du drapeau russe au petit matin et autres joyeusetés de la propagande russe. Les humanistes de notre temps ne s’y trompent pas. Dans une tribune donnée au journal Le Monde, le prix Goncourt Jonathan Littel n’y est pas allé de main morte (5). Pour l’auteur des Bienveillantes « Les déportations massives d’enfants ukrainiens révèlent une entreprise d’éradication du futur de l’Ukraine ». Comme l’écrivain l’indique, le décret facilitant l’obtention de la nationalité russe aux enfants ukrainiens qu’a fait adopter Vladimir Poutine dès le commencement de la guerre révélait explicitement « l’intention et le rôle des dirigeants de la Fédération de Russie dans l’organisation de la plus grande opération d’enlèvements et d’adoptions forcées depuis la fin de la seconde guerre mondiale ».

Des millions de déplacés et de réfugiés de guerre

Un argument de la propagande russe pour dépeindre son armée en « libératrice » des régions qualifiées de russophones est d’indiquer qu’ils accueillent eux-mêmes des réfugiés ukrainiens. De fait, plusieurs centaines de milliers d’Ukrainiens ont franchi la frontières russe depuis la guerre. Cependant, ils sont dans leur majorité des déportés qui n’avaient pas le choix. Les estimations diffèrent. Antony Blinken a avancé qu’il y aurait eu entre 900.000 et 1.600.000 déportés ukrainiens, dont 260.000 enfants, au mois de juillet 2022. Dmytro Lubinets, commissaire aux droits humains ukrainien qui a déchiré publiquement sa carte de Défenseur des droits européens (IOE), avance lui le chiffre de 2,8 millions de personnes

L’opacité de la machine administrative russe ne rend pas l’évaluation chiffrée évidente. La réalité de tout cela ne sera probablement connue que dans plusieurs années, après la guerre et avec l’aide des historiens comme celle des témoins survivants. Toujours est-il qu’il est avéré que pour revenir chez eux, enfants comme adultes doivent accomplir un véritable parcours du combattant. L’objectif de la Russie est de casser l’identité ukrainienne, en commençant par la rééducation des enfants qui se trouvent dans les territoires occupés ainsi que ceux vivant désormais sur le territoire russe.

Habitué aux provocations oratoires, Ramzan Kadyrov a admis travailler avec Maria Lvova-Beloba, lui demandant même de lui livrer des « adolescents difficiles » venant des oblasts de Donetsk et Luhansk. (8) Le président tchétchène souhaite leur apprendre à « travailler » et à aimer la chose militaire pour en faire de bons « patriotes russes », dans le cadre d’un programme fédéral. Pas de quoi déranger l’église orthodoxe russe, complice active de ce programme. En mars 2022, l’évêque Panteleimon, responsable synodal des questions sociales pour l’église orthodoxe russe, a signé un partenariat avec le Lieutenant Général Oleg Manuilov. La collaboration entre l’église orthodoxe et l’armée visait précisément la question des populations évacuées vers la Russie dans des monastères et des lieux de vie administrés par les différents diocèses.  (9)

La différence entre les personnes qui ont pu se réfugier dans l’Union européenne et celles qui ont dû fuir vers la Russie est que ces dernières n’arrivent souvent pas à revenir auprès de leurs familles. Quand elles le peuvent, c’est toujours au terme d’un périple long et difficile. L’histoire d’Anastasiia et Veronika 109), deux sœurs de la région de Luhansk qui ont atterri à Ryazan pour fuir les bombardements en témoigne. Elles ont été l’objet d’un harcèlement constant de leurs hôtes, sans nouvelles de leur famille, avant que leur troisième sœur restée en Ukraine ne soit informée de leur sort et ne puisse lever des fonds pour les retrouver. Les deux sœurs avaient été placées sur des listes d’enfants disponibles à l’adoption alors même qu’elles avaient encore de la famille… Il a fallu la ténacité de leur sœur pour les sauver.

Toutes ces victimes rechignent d’ailleurs à témoigner, craignant d’être retrouvées. Vladyslav Havrylov l’explique : « Nous avons décidé d’une règle : ne jamais partager de contacts, de détails, ou de noms, concernant les enfants qui sont encore en Russie. Les déportés ukrainiens n’ont pas de droits civils, ne sont pas protégés ni libres, tant qu’ils sont détenus en otage par le pouvoir russe. Leurs appels téléphoniques sont écoutés, leurs commentaires sur internet sont scrutés attentivement ».

Maria Lvova-Belova : la Baba Yaga des temps modernes

À la tête de ce réseau se trouve Maria Lvova-Belova, véritable Baba Yaga des temps modernes qui est à la tête d’une immense famille de garçons et de filles adoptés – tous ne sont pas Ukrainiens -. Elle n’hésite pas à violer des textes essentiels du droit international, tant ceux de la Cour Pénale Internationale, que la Russie ne reconnait pas, que la Charte de Nuremberg ou encore la Convention de Genève qui dit dans son article 49 que « Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre Etat, occupé ou non, sont interdits, quel qu'en soit le motif ».

Il convient d’ailleurs de nommer ses complices : Alexey Petrov, conseiller du Kremlin aux droits de l’enfant ; Nina Ostanina, dirigeante du Comité de la Famille, des femmes et des enfants de la Fédération de Russie ; Eleonora Federenko, responsable des droits des enfants de la République populaire de Donetsk ; Larisa Tosstykina, ministre du travail et des politiques sociales de la République populaire de Donetsk ; Vladislav Gadeyev, directeur du département de la défense civile du ministère russe des situations d’urgence. Bien sûr, cette liste n’est pas exhaustive. Des milliers de familles ukrainiennes et d’enfants demanderont justice demain. Ils voudront connaitre la vérité. Cette invasion brutale, cruelle et injuste dont l’objectif principal serait la « dénazification » de l’Ukraine a réveillé les spectres les plus angoissants de la Seconde Guerre mondiale. Nous ne sommes malheureusement pas au bout de nos peines…

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