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Turquie : l’étroit sentier de l’Europe face à Recep Tayyip Erdogan
©Pavel Golovkin / POOL / AFP

Vers un nouveau bras de fer ?

L’Union européenne n’ayant plus les moyens militaires ou diplomatiques de ses ambitions, comment optimiser nos réactions face au président turc sans lui céder et sans nous affaiblir plus encore ?

Bahar Kimyongur

Bahar Kimyongur

Bahard Kimyongur est journaliste. Il a notamment publié "Syriana" et "Fehriye Erdal, Tete de Turque, 2000 jours cachée à Bruxelles, une affaire d'Etat".  

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Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Mercredi soir, les ministres de l'intérieur de l'UE ont "rejeté fermement l'usage par la Turquie de la pression migratoire à des fins politiques". Dans ce bras de fer que se livrent l'UE et la Turquie, comment le flot migratoire est-il devenu l'enjeu majeur ?

Frédéric Encel : Tous les Etats membres de l'UE sont par définition de nature démocratique, en dépit de fortes nuances à l'est ces dernières années. Ce qui signifie que les opinions publiques et les formations politiques, avec leurs offres programmatiques, sont actrices de leurs choix et disposent d'un poids conséquent. Du coup - pour parler franchement - dans la crise actuelle, à Bruxelles et au sein de la plupart des gouvernements européens, on craint des montées de groupes ou de partis d'extrême-droite face à la nouvelle crise migratoire. Les expériences allemande et italienne ayant suivi la grande vague de 2015 sont dans les esprits... L'enjeu est donc finalement moins nos rapports avec la Turquie ou la Russie que l'incidence démocratique désastreuse que pourrait avoir, en interne, cette nouvelle crise. Et c'est donc au moins autant pour cela que par souci humanitaire qu'on va chercher à la résoudre, en commençant par soutenir fermement la Grèce et la Bulgarie.

Bahar Kimyongur : Le flot migratoire actuel est un enjeu majeur de notre temps car nous parlons d’une marée humaine composée de larmes. On y trouve des souffrances infinies et autant de rêves de lendemains meilleurs.

Cette course du dernier espoir nous met face à notre propre passé et à nos responsabilités en tant que sociétés bâties sur des valeurs de solidarité.

Elle génère aussi des angoisses légitimes dues à la précarisation croissante de nos conditions de vie.

Plus généralement, les déplacements de population ont toujours constitué des enjeux cruciaux et suscité des questions existentielles. Ils ont autant permis d’ériger des civilisations flamboyantes qu’ils n’en ont détruits. Et puisque nous parlons de la Grèce, rappelons-nous que dans nos manuels d’histoire, les bâtisseurs du Parthénon sur l’Acropole étaient eux-mêmes décrits comme des descendants de migrants appelés « les peuples de la Mer » venus d’Asie.

Cela dit, les analogies de la tragédie humaine actuelle avec le passé constituent un exercice périlleux.

De part et d’autre de la Mer Egée, des groupes racistes et xénophobes alimentent en effet les fantasmes des guerres antiques et médiévales opposant l’Orient et l’Occident.

Certains Européens identitaires y voient une réminiscence de la bataille des Thermopyles opposant les cités grecques aux armées du roi perse Xerxès.

Et le plus grave, c’est que des leaders européens utilisent le terme de « bouclier » face à ces migrants comme s’il s’agissait de flèches incandescentes.

Côté turc, on retrouve une même rhétorique belliqueuse.

Pour Erdogan et ses partisans, les migrants sont des boulets au pied qui doivent devenir des projectiles lancés sur l’Europe forteresse à l’instar des boulets de canon du sultan Mehmet II qui abattirent les infranchissables murailles de Constantinople en 1453. Ce n’est plus un secret, dans ses rapports avec l’Europe mais aussi avec l’Orient, Erdogan se comporte en conquérant ottoman.

Son ministre de l’intérieur Süleyman Soylu dresse les comptes des migrants ayant été poussés vers la frontière grecque.

Il a fait affréter des autocars pour transporter manu militari des migrants de nationalités diverses comme en témoignent des images diffusées par les victimes.

Hier, Soylu s’est d’ailleurs réjoui d’avoir déportés 135.844 migrants vers la Grèce.

Il a même mobilisé un millier de membres des forces spéciales de la police pour confiner les migrants sur les rives de la mer Egée et de l’Evros et s’assurer qu'ils ne rebrousseront pas chemin.

Nous sommes clairement dans un rapport hostile, un conflit relevant du « choc des civilisations » tel que prédit par Samuel Huntington.

Le chemin d'action de la politique européenne est assez étroit puisqu'il ne faut pas tout passer à Ankara, sans pour autant risquer de brusquer Erdogan car il a un vrai pouvoir de nuisance. Quelle devrait donc être la ligne de conduite de l'UE face à Erdogan ?

Frédéric Encel : Le mettre devant ses responsabilités ! Certes la Turquie est un Etat souverain qui a le droit de défendre ses frontières, mais il ne peut s'arroger le droit de défier ses engagements et ses alliances sans coup férir. Avec Ankara, Bruxelles a signé un accord (contestable au demeurant) en vertu duquel, moyennant une enveloppe de plus de 6 milliards d'Euros, la Turquie s'engage à fermer sa frontière afin d'endiguer d'éventuelles vagues migratoires vers l'Europe. Personne n'a forcé M. Erdogan a accepter. Donc soit il l'assume, soit il le dénonce, mais restitue dans ce cas les sommes qui vont avec. Idem sur les questions chypriote, kurde ou russe ; la Turquie ne peut impunément occuper une partie d'un Etat membre de l'UE, Chypre en l'espèce (et convoiter de surcroît ses gisements gaziers !), chasser ou bombarder les Kurdes du nord de la Syrie et de l'Irak, et acheter des armements lourds russes, tout en exigeant que nous le soutenions dans sa politique impériale ! 

Bahar Kimyongur : L’Europe doit donner une leçon d’humanité au despote d'Ankara. Elle doit rester ce qu’elle prétend être, à savoir défendre les droits fondamentaux, le respect de la dignité humaine et apporter une assistance aux personnes en danger. Quelles que soient leurs origines, leurs motivations et le comportement violent d’une minorité d’entre eux, les migrants échoués sur les rives de la mer Egée vivent une détresse qui nécessite un traitement humain.  Les  violences des gardes-frontières doivent immédiatement cesser.

Rappelons aussi qu’Erdogan entretient sciemment une confusion entre la guerre en Syrie et la vague migratoire de ce mois de mars 2020. Aujourd’hui, nous le savons, les migrants coincés à la frontière gréco-turque viennent majoritairement  d’Afghanistan, du Pakistan, d’Iran et d’Afrique. Il y a parmi eux des membres de la minorité chiite hazara persécutée par les groupes salafistes, des Kurdes désireux de rejoindre des membres de leurs familles en Europe, des Iraniens fuyant la crise économique qui frappe leur pays ainsi que la répression religieuse, des ex-rebelles syriens repentis, des Congolais ou des Maghrébins fuyant la misère.

Le rêve européen de ses populations n’est pas plus illégitime que celui des familles syriennes victimes des bombardements de l’armée syrienne ou des combats entre l’armée et les djihadistes.

Mais il importe de garder à l’esprit que cet exode est un événement fabriqué par Erdogan avec l’intention claire de vouloir impliquer les Européens dans son djihad en Syrie.

Face aux gesticulations d’Erdogan, l’Europe doit surtout garder son sang-froid.

D’ailleurs, ce dernier vient d’opérer une reculade extraordinaire à Moscou en signant sous la contrainte de Vladimir Poutine un accord de cessez-le-feu mettant fin à ses ambitions hégémoniques en Syrie.

Le sultan néo-ottoman ne pourra donc plus invoquer l’urgence humanitaire dans un contexte de désescalade militaire à Idlib. Cet accord de Moscou permettra, espérons-le, un retour des réfugiés d’Idlib dans leurs foyers.

Alors que plusieurs dirigeants européens ont dénoncé le "chantage" d'Erdogan, qui s'était en effet engagé à contrôler ses frontières en échange d'une aide financière, pensez-vous que l'UE aurait un rôle de médiateur à jouer dans la guerre en Syrie ?

Frédéric Encel : C'est Jean-Yves Le Drian qui a sans doute eu le mot le plus juste en dénonçant du "cynisme". Quant à la Syrie, avec le départ inconséquent des Américains du nord kurde à l'automne 2019 et donc le feu vert donné à Ankara, l'Europe y tenait une occasion de peser en maintenant des forces françaises et britanniques au moins sur zone. Or les Britanniques avaient d'autres priorités urgentes et Boris Johnson ne souhaitait de toute façon pas déplaire à Donald Trump. Restait, seule, la France, comme en 2013 lorsque François Hollande, seul déjà après la lamentable reculade de Barack Obama, se tenait prêt à frapper des cibles militaires syriennes après un nouvel usage de gaz de combat par Assad sur des civils.

Au fond, la question est toujours la même : oui ou non l'UE souhaite-t-elle incarner une puissance globale et non plus seulement commerciale, et entretenir une représentation d'elle-même assez unifiée et cohérente pour pouvoir peser sur les affaires du monde, y compris sur le plan stratégique ? Par pour l'heure, c'est manifestement non. Or si nous n'y parvenons pas dans un avenir assez proche, c'en sera fini de notre capacité à défendre nos valeurs et nos intérêts, y compris à l'intérieur de nos propres frontières. 

Bahar Kimyongur : Oui, la mère de tous les problèmes est l’absence totale des Européens dans la résolution politique du conflit en Syrie. Il est de bon ton d’accuser l’Europe de ne pas en avoir assez fait dans le domaine militaire en faveur des rebelles mais c’est précisément l’appui à la rébellion syrienne qui a contribué à l’effusion de sang. Si on suit une logique strictement militaire pour régler nos comptes avec Assad, on prend le risque de tomber sur plus fort que soit. Les rebelles sont moins puissants que l’armée syrienne et l’armée syrienne est moins puissante que l’armée turque. Mais l’armée turque est moins puissante que l’armée russe. Or, un appui aux rebelles ne peut que déclencher cette réaction en chaîne qui nuit avant tout aux populations civiles.

L’Europe aurait dû condamner dès 2012 la livraison d’armes à la rébellion car c’est la militarisation du conflit avec l’appui de nos alliés wahhabites et surtout notre confiance aveugle en Erdogan qui ont contribué à la djihadisation de la rébellion. L’Europe aurait également dû se méfier des choix politiques et des méthodes de l’Armée syrienne libre (ASL).

En mars 2013, c’est-à-dire six mois avant l’attaque chimique de la Ghouta et quinze mois avant la proclamation du califat de Baghdadi, le leader des libéraux européens Guy Verhofstadt a invité le chef d’état-major de l’Armée syrienne libre Selim Idriss au Parlement européen et encouragé les Européens à soutenir la lutte armée en Syrie. Or, ce même Idriss est cité par Human Rights Watch comme l’un des responsables du massacre de près de 200 villageois alaouites perpétré le 4 août 2013 sur les collines de Lattaquié. Et aujourd’hui, Selim Idriss participe activement à la campagne d’épuration ethnique du régime Erdogan contre les Kurdes de Syrie appelée cyniquement « Source de paix ».

Si l’Europe et la France en particulier veulent aider les habitants d’Idlib, il ne suffit plus de condamner les bombardements russes et syriens, il faut aussi dénoncer l’activité militaire des djihadistes et des rebelles présents à Idlib. Comment se fait-il par exemple que M. Macron n’ait toujours pas demandé à Erdogan l’arrestation du djihadiste franco-sénégalais recherché Omar Diaby alias Omar Omsen alors que ce dernier et d’autres membres de sa Brigade des Etrangers (Furqat al Ghuraba)  combattent à Idlib aux côtés de l’armée turque ?  A Bruxelles et Paris, nous faisons mine d’oublier qu’Idlib est le dernier lieu de résidence du calife génocidaire Abu Bakr al Baghdadi avant son élimination en octobre dernier et le plus grand vivier à djihadistes du monde avec le groupe Hay’at Tahrir al Sham (HTS) à la manœuvre.
L’avenir de la Syrie se dessine loin de nous et sans nous, entre la Turquie et la Russie à Astana, Sotchi et Moscou.

Au lieu de se comporter en touriste au portefeuille bien garni sans cesse rançonné par le pirate du Bosphore, l’Europe aurait pu lancer un processus de paix et de réconciliation en Syrie sans pour autant excuser les crimes commis par l'armée syrienne.

Imaginez un arbitrage européen assorti d’un plan de démilitarisation d’Idlib et de reconstruction des zones sinistrées par les bombardements.

C’eut été le plus cadeau que l’UE puisse offrir aux Syriens qui fuient vers la Turquie et s’échouent sur nos rivages.

Propos recueillis Par Aliénor Barrière

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