Traitement des Ouïghours dans le Xinjiang : le laboratoire d’un état policier et d'un monde kafkaïen après l'application d'une nouvelle « loi antiterroriste »<!-- --> | Atlantico.fr
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Laurence Defranoux publie « Les Ouïghours Histoire d'un peuple sacrifié » aux éditions Tallandier.
Laurence Defranoux publie « Les Ouïghours Histoire d'un peuple sacrifié » aux éditions Tallandier.
©OZAN KOSE / AFP

Bonnes feuilles

Laurence Defranoux publie « Les Ouïghours Histoire d'un peuple sacrifié » aux éditions Tallandier. La tragédie ouïghoure a surgi récemment et provoqué l’effroi. Pourtant, ses signes avant-coureurs sont ancrés dans l’histoire de ce peuple. Cette enquête révèle plus de soixante-dix ans de mise en place progressive de l’engrenage génocidaire. Extrait 2/2.

Laurence Defranoux

Laurence Defranoux

Laurence Defranoux est journaliste à Libération, rédactrice-reporter sur l’Asie et particulièrement la Chine. Spécialiste de la question ouïghoure, elle a voyagé au Xinjiang dès les années 1990.

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En 2016, la Chine continue son opération de charme et de corruption des élites autour de la planète sous le label des Nouvelles Routes de la soie (BRI). Au nom de la « paix entre les peuples » et d’une « communauté de destin et de prospérité », elle s’assure le contrôle d’infrastructures étrangères stratégiques dans le domaine de l’énergie ou du transport. En Australie, des entités chinoises financent des partis politiques, arrosent les élus locaux et prennent le contrôle du port de Darwin, base stratégique des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. En Grèce, le port du Pirée, une des portes d’entrée maritimes sur l’Europe, est vendu à une compagnie chinoise. À Djibouti, sous prétexte de « facilités logistiques » et « de soutien dans la lutte antipiraterie », Pékin édifie discrètement une base militaire à l’entrée de la mer Rouge. Au Sri Lanka, une société chinoise a construit le port de Hambantota, aussi onéreux qu’inutile, et comme le petit pays ne peut pas rembourser le prêt astronomique que Pékin a consenti à son gouvernement, la Chine s’approprie cet ancrage stratégique sur l’océan Indien. Au Pakistan, une société chinoise bâtit et fortifie un port en eaux profondes à Gwadar, non loin de la frontière iranienne, un accès sur l’océan Indien capable d’accueillir en cas de besoin les navires et les sous-marins de l’Armée populaire de libération. Au Kazakhstan, d’énormes investissements font de la ville de Khorgos, à la frontière du Xinjiang, un « port sec » et une « porte d’entrée chinoise sur l’Eurasie ».

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Si l’on zoome en arrière et que l’on considère la zone d’influence directe chinoise matérialisée par l’Organisation de coopération de Shanghai* , le Xinjiang ne se trouve plus aux confins de la République populaire de Chine, mais au cœur de son intégration régionale. Des complexes industriels géants sont programmés, ainsi que la construction de grands centres médicaux qui vont desservir toute l’Asie centrale et des investissements gouvernementaux massifs en énergie, notamment en électricité. Avec ses huit pays frontaliers et ses réserves d’hydrocarbures, la Région autonome ouïghoure est une case centrale sur l’échiquier du « rêve chinois », soit la suprématie mondiale qui doit être atteinte, pour le centenaire du Parti communiste, en 2049. Aux yeux de Pékin, la culture, la religion, la cohésion sociale et familiale, la langue, les coutumes et l’histoire nationale des peuples turciques sont un obstacle à la « stabilité » régionale. Tout cela doit donc disparaître. Dans ce nouveau « Grand Jeu », les Ouïghours ne sont que de simples pions à déplacer ou à sacrifier.

La « loi antiterroriste », un outil absolu

Le 1er janvier 2016, une nouvelle « loi antiterroriste » nationale entre en application, et les douze millions d’habitants turciques du Xinjiang basculent dans un monde kafkaïen. Conforme à la « vision générale de la sécurité nationale » annoncée par Xi Jinping en avril 2014, adoptée par le Congrès du peuple au bout de trois rédactions, cette loi met sur un pied d’égalité le « terrorisme » et l’« extrémisme », mais sans définir ce dernier, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Ce carcan législatif offre à la répression tous les outils imaginables à l’avenir, sans plus avoir besoin de recourir à des mesures d’urgence à chaque phase de la « guerre du peuple contre le terrorisme », et donne un vernis légal aux répressions déjà en cours. Le texte utilise des termes extrêmement larges et vagues comme « interférer dans les habitudes et le mode de vie des autres personnes » ou porter un « vêtement ou une parure qui dissémine des idéologies religieuses fanatiques ». Il permet d’étiqueter comme « terrorisme » ou « extrémisme » à peu près tout ce qu’un être humain est amené à faire : s’exprimer, rencontrer d’autres êtres humains, étudier, manger ou éduquer ses enfants. Les cadres du Parti communiste sont convoqués à des réunions politiques où ils doivent étudier les discours secrets de Xi Jinping de 2014 où il demande à tous de ne « montrer absolument aucune pitié » et d’« arrêter ceux qui doivent être arrêtés ». Ne pas collaborer est dangereux. L’article 9 stipule que « toutes les organisations et tous les individus ont l’obligation d’assister les autorités gouvernementales compétentes et de coopérer avec elles dans l’accomplissement de leur effort antiterroriste et, à la découverte d’activités présumées de terrorisme ou d’individus suspects de terrorisme, les signaler promptement aux organismes de sécurité publique ou aux autorités compétentes ». Ceux qui auront contribué au « signalement d’activités terroristes ou à leur prévention » se verront décerner « félicitations et récompenses ». Le 29 juillet 2016, le Xinjiang adopte ses propres « mesures relatives à la loi », et des règlements d’application sont implémentés localement.

Le grand théâtre des « serments de masse »

En août  2016, Chen Quanguo est nommé secrétaire du Parti communiste du Xinjiang, une nomination supervisée par le Comité permanent du Politburo du PCC* . Né en 1955, cet ancien militaire vient de passer cinq ans à la tête du Tibet, où il s’est fait remarquer par son concept inédit de « gestion sociale par le quadrillage ». Bien que le nombre d’attaques ait fortement décru depuis le pic de 2013-2014, le nouvel homme fort local annonce la création de 100 000 emplois liés à la sécurité. Il divise la région en communautés constituées de quelques milliers de personnes contrôlées par des fonctionnaires, bientôt divisées elles-mêmes en unités de dix foyers, placées sous la responsabilité d’un « gestionnaire » récompensé selon sa performance. Il fait installer 7 300 « postes de police de proximité ». Placés tous les 300 mètres en ville, ils sont officiellement destinés à « fournir du wifi gratuit » aux passants, leur permettre de « recharger leur téléphone » et « s’abriter en cas d’intempéries ». Les murs se recouvrent de fresques montrant de méchants Ouïghours dessinés en noir qui se font massacrer par une hache portant le symbole de la République populaire de Chine ou ramasser par le balai de bons citoyens, une illustration du slogan officiel : « Chassons les terroristes comme les rats dans la rue. »

Le Xinjiang, grand comme trois fois la France, devient un vaste théâtre où les habitants turciques sont enrôlés comme figurants. Les journalistes de Reuters Thomas Peter et Philip Wen constatent qu’à Kashgar, des alarmes retentissent dans les rues trois fois par jour, et qu’à leur déclenchement, les commerçants doivent se précipiter dehors avec des bâtons et combattre des assaillants imaginaires armés de couteaux, le tout au son des véhicules blindés paramilitaires tournant en rond toutes sirènes hurlantes. Les commerçants ont aussi l’obligation, à leurs frais, d’installer des portes de sécurité activées par mot de passe, des « boutons de panique » et des caméras qui transmettent leurs images en direct à la police. Tous les fonctionnaires sont invités à exprimer leur « gratitude envers le Parti et le président Xi », sur les sites Internet ou lors des « serments de masse ». La population est fortement encouragée à manifester son soutien absolu au régime et au gouvernement dans la « lutte contre le terrorisme », une obligation particulièrement appuyée pour les enseignants, les médias ou les organisations religieuses. Dans la pure tradition communiste, de grandes réunions publiques, véritables messes de louange aux gouvernants, au Parti et à leurs politiques, sont organisées. Sur une série de photos diffusées en ligne, on voit des milliers d’enseignantes rassemblées pour aduler Xi Jinping. Quelles que soient leurs convictions profondes, s’abstenir d’être présentes les exposerait à de graves risques. Les villageois sont priés de remplir les stades lors des procès collectifs et d’assister aux dénonciations et autocritiques publiques. On attend d’eux qu’ils fassent preuve d’imagination et d’enthousiasme durant les « conférences de propagande » où sont récités et chantés des souhaits de « dix mille ans de vie » pour Xi Jinping. À chaque niveau, chacun fait du zèle. Les « personnes aux deux visages », qui feraient semblant de collaborer mais conserveraient des « pensées extrémistes » ou « un attachement secret à leur culture », sont traquées. Un article du Global Times, porte-voix du Parti, se fait l’écho de la rétrogradation d’un Ouïghour, chef d’une section villageoise du PCC, parce qu’« il n’a pas osé fumer en présence de personnalités religieuses ». Une de ses collègues est démise de son poste pour avoir célébré son mariage chez elle et « non dans un bâtiment officiel ».

Chacun a désormais le droit, mais aussi le devoir, de surveiller et punir les autres. Un pouvoir démesuré est accordé aux comités de quartier et de village, encouragés à définir qui a besoin de « rééducation ». Certains comités locaux ont l’obligation de faire un rapport sur une famille différente par semaine. « En 2016, quand ma collègue originaire d’Aksu est rentrée de vacances, elle a pleuré durant une heure, me raconte Qelbinur Sidik. Son père était directeur d’école et elle a été témoin d’une chose terrible  : sous ses yeux, l’école a été encerclée par des policiers en armes. Ils ont appelé chaque membre du personnel par son nom. Ils leur disaient : “Tu as prié, tu es arrêté pour dix ans.” “Tu lis le Coran, tu seras puni pendant huit ans.” Ses trois frères, son père et sa mère ont été emmenés devant elle. » Sans justice indépendante, sans syndicats libres, sans liberté de la presse, sans représentants politiques et sans liberté d’expression sur les réseaux sociaux, sa collègue n’a aucune possibilité d’appeler à l’aide et de dénoncer l’injustice. Des milliers de cadres sont punis pour avoir cherché à défendre leurs concitoyens turciques, comme Gu Wensheng, un chef de canton han emprisonné pour avoir tenté de ralentir les détentions et protéger les fonctionnaires ouïghours. Le militant han Zhang Haitao, qui vit au Xinjiang, est condamné à dix-neuf ans de prison pour avoir critiqué sur les réseaux l’action du gouvernement et parlé à des médias étrangers. Le Xinjiang tout entier devient une machine à broyer ses habitants.

Les Ouïghours, cobayes d’une dystopie

Toute la puissance de la technologie du XXIe siècle est mobilisée pour cette entreprise totalitaire. En Chine, il n’existe pas de protection des données personnelles vis-à-vis du gouvernement, et il est interdit de critiquer la surveillance de l’État. Des enregistrements biométriques sont menés de manière abusive dans tout le pays, en général sur les migrants, les travailleurs du sexe, les usagers de drogue, les malades mentaux, les dissidents ou les pétitionnaires. Mais au Xinjiang, la collecte n’épargne personne. Sous le couvert d’un programme appelé « Visite médicale pour tous », tous les habitants turciques âgés de 12 à 65 ans doivent se soumettre à la collecte de leur ADN, de leur groupe sanguin, du scan de leur visage et de leur iris, ainsi qu’à l’enregistrement de leur voix et de leur démarche. Pour les citoyens « suspects », il n’y a pas de limite d’âge, ainsi que pour leur famille – nouveau-nés et vieillards subissent eux aussi les prélèvements biologiques et les scanners. Même les étrangers, s’ils sont d’origine turcique, n’y échappent pas. Lorsqu’il rend visite à sa famille ouïghoure au Xinjiang durant l’été 2016, Axel est convoqué par les services de renseignement chinois. « Ils m’ont confisqué mon passeport français et comme je protestais, ils ont menacé de s’en prendre à ma famille. Pour le récupérer, j’ai dû donner mon sang et accepter les scans. » Des directives demandent aux fonctionnaires de « veiller à ce que [les données biométriques] de chaque personne, dans chaque foyer, dans chaque village soient collectées ». L’ADN renferme des informations intimes et détaillées sur l’organisme et le patrimoine génétique ethnique et familial des individus, et cette campagne massive comporte d’immenses risques d’erreur humaine au moment du prélèvement, de la manipulation ou de l’étiquetage. La conservation à l’infini des échantillons par un État policier, en dehors de tout contrôle citoyen et déontologique, lui permet de cartographier une population entière sur des critères ethniques et familiaux. Elle offre aussi, par exemple, la possibilité de les déposer sur une scène de crime sur demande, et ouvre la voie à toute application imaginable dans le futur.

Les douze millions d’habitants turciques du Xinjiang deviennent les cobayes d’une recherche qui semble viser à faire de la Chine une dystopie, comme on appelle ces sociétés terrifiantes imaginées par les romanciers, où les dirigeants exercent une autorité totale sur des citoyens privés de tout libre arbitre. Par le biais des coopérations scientifiques et commerciales, les démocraties occidentales participent à l’entreprise. En septembre 2016, Thermo Fisher Scientific, une entreprise américaine, remporte un appel d’offres du gouvernement chinois, et lui fournit les séquenceurs de très haute technologie qui permettent l’analyse ADN à grande échelle. Grâce à cette énorme masse de données collectées en dehors de tout cadre éthique, les scientifiques chinois effectuent des recherches tous azimuts. Des laboratoires de recherche sur l’ADN sont installés au Xinjiang, comme dans la ville de Tumshuq (Tumushuke, en chinois). Un axe des travaux de ces chercheurs, qui travaillent pour la police chinoise, est la possibilité d’utiliser l’ADN pour déterminer si une personne est ouïghoure. Leurs recherches sont facilitées par la collaboration de Kenneth Kidd, un éminent généticien américain. Le phénotypage est aussi très étudié. L’objectif pour la Chine est de recréer l’image du visage d’une personne grâce à son échantillon ADN, et de l’intégrer dans les systèmes de surveillance de masse. Pour cela, la police se tourne vers Tang Kun, généticien au Partner Institute for Computational Biology de Shanghai, fondé en partie par le grand institut allemand Société Max-Planck, et vers Liu Fan, qui enseigne à l’Institut de génomique de Pékin ainsi qu’au Centre médical universitaire Erasmus aux Pays-Bas. Des revues scientifiques internationales, comme Human Genetics éditée par la maison d’édition Springer Nature, publient leurs résultats puisque les auteurs mettent en avant le fait que leurs méthodes ont été approuvées par le comité d’éthique de l’Institut des sciences médico-légales de Chine. En réalité, cet organe dépend du ministère de la Sécurité publique, soit de la police chinoise.

Les chercheurs sont très intéressés par l’étude des données biométriques des Ouïghours, à cause de leur mélange de caractéristiques indo-européennes et asiatiques*. Grâce à la collecte de millions de scans de leur visage, les entreprises d’intelligence artificielle développent des outils qui trient les personnes en fonction de leur origine ethnique. Des chercheurs de Microsoft collaborent avec des universités liées à l’armée chinoise sur des travaux de développement de la reconnaissance faciale qui permettent « de voir ce que la caméra ne voit pas ». L’entreprise chinoise Hikvision, pilier du marché de la télésurveillance qui a déjà passé des contrats avec 300 villes françaises, vante sur son site Web le fait que son système peut reconnaître le sexe, la couleur de la peau, et « obtient 90 % de réussite si le passant est ouïghour ». Le géant des télécoms Huawei, au conseil d’administration20 duquel siège alors l’ancien ministre centriste français Jean-Louis Borloo**, met ses énormes ressources de recherche et développement au service des forces de police, et teste lui aussi un système de reconnaissance faciale doté d’une « alerte Ouïghour ». Les boîtes chinoises Yitu, Megvii, SenseTime et CloudWalk travaillent sur des algorithmes équivalents. Cette dernière explique sur son site que « quand un Ouïghour vit dans un quartier, et que six autres arrivent en vingt jours, le système sonne l’alarme ». De son côté, iFlytek construit une banque nationale de données vocales qui permet de scruter en temps réel et à grande échelle les conversations téléphoniques pour identifier des personnes, et se vante d’avoir déjà aidé les forces de l’ordre à « élucider des crimes au Xinjiang et au Tibet ». D’autres entreprises développent des lunettes à reconnaissance faciale destinées aux agents de police, tandis que les laboratoires de l’armée testent des « drones-pigeons », des robots bioniques équipés de caméras et reliés à des bases de données qui échappent à l’œil humain et aux radars.

Pour les entreprises privées ou d’État spécialisées dans la surveillance, la traque des « ennemis intérieurs » est une poule aux œufs d’or. Ce « léninisme numérique », comme l’appelle le politologue Sebastian Heilmann, qui permet d’éviter le spectacle de la violence d’État comme lors du massacre des étudiants de la place Tian’anmen en 1989, n’est pas un sursaut de l’histoire. Le retour du totalitarisme* est assumé par tous les dirigeants actuels du PCC, qui en parallèle renforcent le contrôle du Parti sur tout l’appareil de sécurité intérieure de l’État.

Extrait du livre de Laurence Defranoux, « Les Ouïghours Histoire d'un peuple sacrifié », publié aux éditions Tallandier

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