Tirons les enseignements d’un conflit de haute intensité aux portes de l’Europe<!-- --> | Atlantico.fr
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Des soldats polonais sont au garde-à-vous alors que le président américain Joe Biden passe en revue une garde d'honneur militaire lors d'une cérémonie officielle d'accueil avant une réunion à Varsovie, le 26 mars 2022.
Des soldats polonais sont au garde-à-vous alors que le président américain Joe Biden passe en revue une garde d'honneur militaire lors d'une cérémonie officielle d'accueil avant une réunion à Varsovie, le 26 mars 2022.
©BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

Nouvelle doctrine

Depuis le 24 février, l'Ukraine, à la fois si lointaine et si proche, est sous le feu des canons russes. Pour la première fois au XXIe siècle, le fracas des armes résonne sur le continent européen

Fabien Gouttefarde

Fabien Gouttefarde

Fabien Gouttefarde est député LREM de la 2ème circonscription de l'Eure, élu pour la première fois en 2017. Il est également membre de la Commission de la Défense Nationale à l'Assemblée Nationale.

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Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Alors que ce conflit entre dans sa quatrième semaine, il nous semble utile d'en explorer les enseignements et les conséquences pour nos armées.

La première leçon consiste dans le retour imprévu de la dissuasion et de la grammaire nucléaire.

Les déclarations du Président des Etats-Unis résume l’état d’esprit : les Marines ne viendront pas défendre Kiev, pas plus que la Légion ne sautera sur Marioupol. L’agresseur russe étant puissance nucléaire, ni l’Amérique de Joe Biden ni l’Europe d’Ursula von der Leyden et Emmanuel Macron ne veulent tomber dans l’engrenage qui amènerait au seuil d’une confrontation générale. Ce qu’a bien compris Vladimir Poutine lorsqu’il théâtralise à l’extrême l’ordre de mise en alerte des forces stratégiques russes. Dès lors, la possession d’une dissuasion opérationnelle devient une sorte de « licence to kill » réduisant les demandes répétées du président ukrainien d’instauration d’une zone d’exclusion aérienne au rang de déclarations de principe, ce que scrutent avec attention les dirigeants chinois et nord-coréens. Il est de la responsabilité historique de l’Europe, des Etats-Unis et de la Russie de ne pas créer les conditions d’une reprise de la course aux armements nucléaires et d’une intensification de la prolifération, tant les conséquences en seraient déstabilisatrices pour l’ordre international en son ensemble. Le principe même de dissuasion est donc réaffirmé, n’en déplaise à ceux qui, parmi les candidats à l’élection présidentielle, jugeaient son incarnation, notamment océanique, dépassée. L’appareillage sur alerte du Triomphant en réponse à l’ordre du président russe est en lui-même la manifestation à la fois de la volonté de la France et du manque de jugement de certains candidats, tout en donnant raison au président de la République d’avoir pris la décision du renouvellement des moyens, troisième génération de sous-marins lanceurs d’engins et porte-avions de nouvelle génération.

Gardons à l’esprit, qu’à la suite du Brexit, la France est devenue soudainement l’unique puissance nucléaire européenne membre de l’OTAN. Cette spécificité stratégique l’engage encore plus fortement auprès de ses alliés européens dans la prise en compte de la menace. Elle lui confère un statut particulier à faire valoir au sein de l’UE notamment en période de crise géopolitique. Bercés par plus d’un demi-siècle de stabilité et par une certaine forme d’insouciance, nous, européens, avons eu tendance à refouler l’image de la guerre et de cette capacité de dissuasion dans notre mémoire profonde jusqu’à ce jour du 24 février 2022 où Vladimir Poutine nous a brutalement rappelé que nous étions mortels, exposés aux 6000 ogives de la première puissance nucléaire militaire du monde. 

Dans son rapport de force permanent avec l’occident, le pouvoir Russe a clairement hiérarchisé et catégorisé ses ennemis potentiels en s’adressant prioritairement au club restreint des puissances nucléaires. La France en fait partie depuis le 13 février 1960 avec le premier essai « Gerboise bleue ». Durant plus de soixante ans, cette permanence de la dissuasion nucléaire française a garanti notre sécurité en étant tacitement reconduite par les huit Présidents de la République successifs. Cette continuité capacitaire, qui fait notre force, a été maintenue, parfois au prix d’arbitrages complexes et d’efforts budgétaires qu’aucun autre de nos alliés européens n’a eu à assumer jusqu’à présent. Nous devons donc conserver au sein de l’Europe cette position centrale tout en accompagnant l’Allemagne dans son processus de réarmement sous les couleurs européennes. 

L’Histoire est tragique et la paix, une parenthèse entre deux guerres. Pour l’avoir presque oublié, les peuples européens connaissent aujourd’hui un réveil pénible. Les images de l’Ukraine sous les bombes choquent et génèrent chez les Européens un élan incroyable de solidarité. En Allemagne, en France, les citoyens descendent dans la rue et exigent de leurs gouvernements des actes. C’est bien ce qui a poussé le chancelier fédéral d’Allemagne à prendre la mesure de sa fonction et annoncer porter le budget militaire outre-Rhin à 2% du PIB, accompagné d’un fond de 100 milliards d’euros. Pologne, Suède et Finlande ont également décidés l’augmentation de leurs budgets de défense. S'il faut se féliciter de ces décisions, encore sera-t-il nécessaire de s'assurer que ces budgets ne viendront pas gonfler les profits d'entreprises américaines mais profiteront bien aux industriels européens : la décision de l'Allemagne d'acquérir des F35 de Lockheed Martin, suivant de peu l'achat d'avions de P8 Poséidon fabriqués par Boeing est à cet égard regrettable. Il est dommage qu'une solution différente n'ai pu être envisagée : le Rafale est aussi apte à l'emport d'une arme nucléaire. L'Europe aurait gagné à ne serait-ce que se poser la question. Il est crucial de dessiller les yeux des dirigeants qui espèrent, en achetant massivement auprès des industriels outre-Atlantique, souscrire une assurance vis-à-vis des ambitions de M. Poutine – ou de tout autre -. Pourtant, il n’est plus garantie que le « soldat Ryan » vienne mourir pour la liberté européenne. M. Zelensky en fait l’amère expérience. L’électrochoc Ukrainien nous oblige à repenser la menace à l’échelon national puis européen. La France doit désormais se préparer à affronter les surprises stratégiques à venir en forgeant sa résilience sur le principe de souveraineté.    

C’est pourquoi nous plaidons aujourd’hui pour l’émergence d’une capacité européenne propre de réassurance. 

Organisée autour d’une colonne vertébrale française, cette capacité européenne pourrait être déclenchée au besoin sans dépendre des décisions de l’Otan, sans toutefois lui faire concurrence, encore moins la remplacer, là n’est pas notre propos. 

Or, faire émerger cette réassurance suppose dans un premier temps que l’armée française comble ses déficits capacitaires de haute intensité. Blindé Griffon avec une tourelle Mistral, Rafale de guerre électronique, 7e sous-marin nucléaire d'attaque Suffren, me semblent incontournables et nécessitent des décisions rapides, de même que la conversion de deux sous-marins lanceurs d'engins en lanceurs de missiles de croisières navals, en accélérant le SNLE de troisième génération. Cette proposition, que j'ai déjà émise, a pu sembler trop disruptive à certains. Pourtant, le déploiement par le président russe d'un véritable rideau de feu constitué de pas moins de 35 régiments anti-aériens illustre, par une singulière ironie de l’Histoire, sa pertinence. 

A moyen terme, les formats de l'aviation de chasse, des moyens de transport stratégique naval comme aérien, de défense anti-missile et de combat héliporté me paraissent devoir être revus : vue l'attrition constatée en Ukraine, est-il raisonnable de penser pouvoir mener une guerre de haute intensité avec...42 Tigre Mk3 ? La résurgence d’une filière autonome de production de munitions de petit calibre et l’engagement d’une coopération avec l’Italie sur la construction de nouvelles frégates anti-aériennes lourdes méritent réflexion. A plus long terme, enfin, c'est la question de la place de la robotisation sur le champ de bataille qui se pose : est-il socialement acceptable que chaque char détruit emmène trois Français à traverser le pont Alexandre III ?

Les récents conflits en Syrie, en Irak, en Libye, dans le Haut Karabagh en Arménie, au Yémen et désormais en Ukraine dessinent, chacun avec leurs spécificités, ce que seront les prochaines confrontations symétriques ou non.  L’emploi systématique de drones armés peut changer le cours d’un conflit comme aime à le rappeler le Président Turc Erdogan. Selon lui, en 2020, les drones Bayraktar TB2 ont joué un rôle décisif dans la neutralisation de plus de deux cents chars et blindés arméniens. Ces mêmes drones sont opérés par l’armée ukrainienne contre les colonnes de chars ennemis et lui permettent de résister, de ralentir et de réduire la pression militaire russe. Les nombreuses pertes d’équipages de chars et de blindés russes résultent de l’emploi répété des systèmes manpads Javelins livrés par les Etats-Unis, des drones d’attaque turcs et des drones kamikazes ukrainiens. Ce cocktail tactique associé à la détermination sans faille d’une l’armée ukrainienne qui lutte pour sa patrie doit nous interroger sur la complexité d’évaluation des rapports de forces a priori. Le Président Poutine lui-même semble avoir fortement sous-estimé la capacité de résistance des forces ukrainiennes. Dès lors, nous devons tirer des enseignements des premières semaines de ce conflit et tenir compte des évolutions opérationnelles disruptives pour adapter nos propres capacités défensives et offensives. Les puissances militaires du « second cercle » dont font partie la Turquie, l’Iran, les deux Corées, l’Inde, le Pakistan, l’Arabie Saoudite, Israël, peuvent chacune donner lieu à des surprises stratégiques lors de futures confrontations. Le multilatéralisme rebat les cartes en permanence, modifie les équilibres et les alliances alors que les progrès technologiques transforment la texture de l’espace de combat.

Les forces armées françaises doivent se préparer au combat de haute intensité, à la saturation de l’espace des opérations, à l’hypervélocité, à la dissémination de systèmes armés robotisés toujours plus performants et plus autonomes dans les airs, sur terre, en mer, en surface et en profondeur. Il nous faut impérativement réduire la durée des cycles de programmes de développement des équipements militaires. Des cycles courts de R&D et d’innovation nous permettraient de développer ce qui nous manque. Tel un drone d’attaque de type Bayraktar TB2 à cout unitaire réduit (idéalement moins de cinq millions d’euros l’unité) et au développement de moins de 24 mois. Il nous faut aussi nous doter d’escadrilles ou essaims de drones aériens en mode munitions rodeuses et d’essaims anti-drones. Au niveau terrestre, nous ne devons plus lancer de programme de char de combat ou de blindé sans que celui-ci dispose de l’option téléopérable à équipage déporté.

Le constructeur estonien Milrem Robotics expérimente sa plateforme pleinement robotisée TYPE X. Elle doit nous inspirer pour définir le cahier des charges du prochain char de combat téléopéré. Il nous faut également prioriser le développement de boucliers anti-drones, anti-essaims sur des programmes d’innovation en boucles courtes de 24 à 36 mois maximum. Ces quelques exemples illustrent toute la diversité du défi capacitaire associé à la haute intensité. 

Une fois ces lacunes comblées, cette réassurance européenne, dont le commandement pourrait être assurée par l’état-major de l’UE, basé à Bruxelles, pourrait être déployée sous forme de groupement tactiques européens internationaux (GTEI), en complément des forces générées sous bannière de l’Otan ou seule dans un premier temps. Sans doute de nombreux pays européens préféreront-ils s’abriter sous le parapluie du duo Biden/Harris, mais sont-ils surs de son ouverture ? Il y a plusieurs milliers de kilomètres et un océan entre Washington et Vilnius, tandis que seules quelques heures de vol séparent Saint-Dizier de Varsovie. Quelles que soient les divergences passagères, lorsque le canon menace, la France ne saurait oublier Marie Walewska.

Pour révoltante qu’elle soit, l’action délibérée de M. Poutine en Ukraine donne à l’Europe l’occasion d’un réveil stratégique. Sachons relever ce défi existentiel avec une « énergie miraculeuse » et prendre en main notre avenir.

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