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Tinder, Grindr : comment la géolocalisation a révolutionné les méthodes de séduction
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Bonnes feuilles

Richard Mèmeteau publie "Sex friends" aux éditions Zones. Il propose une réflexion sur l'éthique sexuelle contemporaine. Sites ou applications de rencontres représentent plus qu'un simple outil. En hameçonnant les utilisateurs par la promesse d'une abondance sexuelle et amoureuse, ces interfaces nous confrontent à la réalité de nos propres frustrations. Extrait 1/2.

Richard Mèmeteau

Richard Mèmeteau

Richard Mèmeteau est professeur de philosophie. Observateur de la vie pop culturelle, il a contribué aux Inrocks, à Audimat et à la Revue du Crieur. Il aime jouer le script doctor de fortune en échange d'un café allongé et citer RuPaul sur son profil Grindr. Il est l'auteur de Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l'invention des identités (Zones, 2014)

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La géolocalisation a été rendue possible par Apple et ses iPhone deuxième génération à partir de 2008. Grâce au GPS, l’utilisateur peut partager sa localisation et connaître la position de ceux qui l’entourent. L’idée d’intégrer cette fonctionnalité à la drague en ligne est apparue en 2009 avec une application de rencontres gays créée par Joel Simkhai. Son innovation, Grindr, a révolutionné le monde de la drague gay et posé des standards appelés à se diffuser dans d’autres écosystèmes sexuels. 

Dans la culture gay, on parle de « gaydar » (contraction de « gay » et de « radar ») pour désigner sa propre capacité intuitive à deviner qui est gay et qui ne l’est pas. Le rêve personnel de Simkhai – à en croire son storytelling – était de se doter d’un gaydar plus fiable, ultra-technologique, et d’étendre sa portée de façon inouïe : « L’initiative était purement égoïste : je voulais trouver une solution facile pour draguer. Cela faisait d’ailleurs longtemps que l’idée me trottait dans la tête. À New York, déjà, je me demandais toujours comment aborder mon voisin de palier, où retrouver le garçon que j’avais croisé dans un bar, la veille. D’où l’idée de la géolocalisation. » 

L’histoire ne précise pas la signification du nom Grindr, dérivé de to grind. S’agit-il de « moudre » dans le sens du moulin à café ? Les gens seraient alors ces petits grains de café sympas qu’on mélange ? Ou s’agit-il de « hacher » de la viande, ce qui ajouterait une connotation plus sexuelle et agressive ? À moins que « mouliner » désigne en fait le travail répétitif de celui qui ne cesse de chercher et balayer l’écran sur son appli. Ou encore le fait de danser en se frottant à l’autre, pénis contre fesses… La polysémie a encore de beaux jours devant elle. 

L’application n’a pas vraiment d’algorithme (ou alors juste un algorithme ridiculement simple qui trie les profils en fonction de la proximité et de la disponibilité). L’algorithme, c’est vous. L’application a fini par reconnaître que le ciblage était impossible. C’est vous qui allez devoir faire le tri, et vous allez prendre plaisir à mouliner tout ce petit monde. D’où la pauvreté de l’interface, qui mise sur l’habitude acquise par les utilisateurs à gérer par eux-mêmes les données brutes qui lui sont fournies. Nous avons appris à nous rendre prévisibles et intégrables : « Nous sommes dans la machine. On ne peut pas faire comme si on était indépendants face à des méchants qui nous calculent. » 

Au départ, vous téléchargez une application gratuite. Le service est trop simple pour mériter d’être payé, en revanche, il est assez ludique pour qu’on se prenne à vouloir le perfectionner. Vous utilisez donc un modèle freemium (en libre accès pour l’utilisation la plus simple), qui vous pousse bientôt vers un abonnement premium, si vous voulez éviter les publicités, les lenteurs ou les limites du service gratuit. Plutôt que de payer primitivement pour un service, l’interface doit nous torturer assez, et assez progressivement pour que nous options pour le service payant. L’expérience de la géolocalisation est lentement rendue désagréable, mais elle reste assez drôle pour que la plupart d’entre nous restions en premium malgré tous ses inconvénients programmés. Tant qu’on nous laisse toucher le ballon, on est prêt à jouer dans la boue, sans chaussures et dans la plus mauvaise équipe. Les applications géolocalisées nous poussent à nous endurcir, à résister à la torture « UX » (de l’expérience utilisateur). Elles nous font découvrir une drague en live, plus risquée, plus acrobatique, mais aussi plus intense. 

La géolocalisation incite à limiter la logique vertigineuse du calcul des compatibilités et force à être plus pragmatique. Les recherches étant restreintes à un certain lieu, la liste des profils consultables n’est pas infinie. L’espace opère une réduction drastique des choix, particulièrement si vous ne vous trouvez pas au beau milieu d’un grand centre urbain. Contrairement à l’utilitariste qui commence par calculer, le pragmatiste commence par agir et tient compte des conditions de possibilité concrètes de sa propre action. On n’habite pas dans l’immensité d’une base de données universelle, mais dans les parages d’un certain nombre de personnes réelles. 

L’espace social d’endogamie que reconstituait le site de rencontres consulté depuis l’ordinateur de sa chambre s’en trouve perturbé. Se produit un brassage des profils qui ne répond plus aux filtres habituels. On se croise, ce qui impose des interactions rapides, modifiant les rythmes et les codes de la drague informatisée. En même temps que la réalité du lieu est réapparue celle du temps. Si on est de passage, le temps imparti pour une rencontre pèse lourd dans le choix final. Ces applications ont favorisé un nouveau type d’opportunisme sexuel. Se trouve alors suspendu le calcul infini d’un utilitarisme romantique et perturbée la tranquille consultation de profils. La seule question devient : qui est disponible ? Qui est chaud now ? 

Une telle technologie n’a pu émerger que parce qu’une solidarité communautaire préalable rendait possible la confiance entre les utilisateurs gays. Le respect de l’anonymat a longtemps été nécessaire dans le cadre des rencontres entre gays ou entre lesbiennes. La hantise de beaucoup reste d’être « outtés », c’està-dire reconnus comme gay en dehors du cercle affinitaire. D’une peur partagée a pu naître une confiance mutuelle qui a à son tour rendu possible le développement d’applications plus instantanéistes et hédonistes comme Grindr. C’est pour cette raison que l’exportation de ce modèle gay vers des contrées hétérosexuelles pouvait paraître inconcevable. C’était oublier que l’anonymat intéresse aussi les hétéros, que ce soit pour des relations adultères ou pour un plan d’un soir, toujours en toute discrétion.

En mai 2012, Tinder est créée. C’est la déclinaison hétérosexuelle de Grindr (entre-temps, une tentative bi-hétéro-gay, Blendr, avait été lancée, mais sans succès). L’application a été conçue par deux étudiants de l’université de Californie du Sud, Sean Rad et Justin Mateen. Pour la lancer, ils ont payé des influenceurs et organisé une grande fête en septembre 2012. 90 % de leurs utilisateurs avaient alors entre 18 et 24 ans. Le lieu que cette application recrée n’est ni plus ni moins que le lieu communautaire où s’est inventé le plan cul hétérosexuel, c’est-à-dire le campus américain, mais cette fois-ci ouvert à tous. 

Si la géolocalisation reste un paramètre fondamental, sur Tinder les profils ne sont pas organisés par ordre de proximité. Ils apparaissent dans le désordre au sein de l’aire géographique que vous avez sélectionnée. Draguer consiste toujours à découvrir quel groupe de célibataires stridule de désir autour de vous. Littéralement, to tinder signifie « mettre le feu aux poudres ». Mais la portée opportuniste de la géolocalisation est atténuée. Les informations mises en valeur sur Tinder concernent le métier, les artistes préférés, le lieu où l’on a fait ses études, les amis communs sur Facebook ou le nombre de photos consultables sur Instagram. Contrairement à Grindr, dont l’interface demeure minimale, votre profil Tinder est nourri des informations de votre compte Facebook, avec lequel il est couplé. Très vite, le jeu de séduction fait revenir les déterminismes sociaux classiques. Contrairement aux applications gays qui profitent de l’appui d’une communauté réelle de pairs, ici le contrôle social survient par l’intermédiaire des réseaux sociaux. 

Tinder tempère d’autant plus le pragmatisme de la drague gay que l’anonymat y est tout de suite suspect, à moins d’être l’heureux détenteur de la très rare invitation sur Tinder Select, la déclinaison de Tinder pour les stars. Tinder n’est donc pas un simple décalque de Grindr, aussi géolocalisée que soit l’appli. Elle recrée au contraire un univers social semi-localisé, où les profils peuvent être liés entre eux, malgré le risque de croiser ses ex, les amis de ses ex, ou ceux de son ou de sa partenaire. Sachant que beaucoup d’utilisateurs sont déjà en couple, on peut imaginer qu’il existe une relative tolérance à rester inscrit entre deux relations, entre deux dates. Ce monde est celui des meilleurs drames des comédies romantiques, où tout le monde se connaît plus ou moins, où l’on regarde faire les autres pour décider de ce qu’on aimerait faire soi-même. Tinder ravive aussi bien le feu du désir que les disputes entre voisins. 

L’autre spécificité de Tinder est le système de double validation –  le « match », c’est-à-dire la confirmation d’une attirance ou d’un intérêt réciproque. Vous ne pouvez recevoir de messages que de celui ou celle qui vous a envoyé un « like » et que vous avez « liké ». Ainsi sont bannis les harceleurs en puissance ou les dick pics (photos de bite). Cette double validation est l’argument commercial qui permet de faire venir un large public féminin. 

En contrepartie, on se trouve engagé dans une activité d’évaluation permanente. Tous les profils doivent être passés au tamis du « j’aime/j’aime pas ». On se trie les uns les autres à coups de « like » et de « dislike » envoyés en quelques fractions de seconde. Quand on sait que, pour des raisons cognitives, c’est le genre de décisions qui sont le plus empreintes de préjugés, on peut commencer à frémir.

Richard Mèmeteau publie "Sex friends, comment (bien) rater sa vie amoureuse à l'ère numérique" aux éditions Zones. 

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