Thomas Piketty, Julia Cagé : le livre star de la rentrée… qui ne méritait pas vraiment de l’être (et voilà pourquoi) <!-- --> | Atlantico.fr
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L'économiste français Thomas Piketty et son épouse Julia Cage regardent la réunion des représentants de partis de gauche, avant l'organisation des élections primaires, le 3 février 2016 à Paris.
L'économiste français Thomas Piketty et son épouse Julia Cage regardent la réunion des représentants de partis de gauche, avant l'organisation des élections primaires, le 3 février 2016 à Paris.
©MATTHIEU ALEXANDRE / AFP

Peu convaincant

Les deux figures très engagées à gauche ont bénéficié d’une campagne de promotion massive en cette rentrée. Du côté des politologues, la méthode employée par les deux économistes est nettement moins convaincante.

Luc Rouban

Luc Rouban

Luc Rouban est directeur de recherches au CNRS et travaille au Cevipof depuis 1996 et à Sciences Po depuis 1987.

Il est l'auteur de La fonction publique en débat (Documentation française, 2014), Quel avenir pour la fonction publique ? (Documentation française, 2017), La démocratie représentative est-elle en crise ? (Documentation française, 2018) et Le paradoxe du macronisme (Les Presses de Sciences po, 2018) et La matière noire de la démocratie (Les Presses de Sciences Po, 2019), "Quel avenir pour les maires ?" à la Documentation française (2020). Il a publié en 2022 Les raisons de la défiance aux Presses de Sciences Po. Il a également publié en 2022 La vraie victoire du RN aux Presses de Sciences Po. En 2024, il a publié Les racines sociales de la violence politique aux éditions de l'Aube.

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Christian Bidégaray

Christian Bidégaray

Christian Bidégaray, professeur de Droit public et de Science politique, a effectué l’essentiel de sa carrière à l’Université de Nice où il fut successivement président de la Section de Droit public puis de Science politique. Il est le fondateur de la filière Science politique à la Faculté de Droit de Nice et fut directeur du Laboratoire LARJEPTAE (Laboratoire de recherches juridiques, économiques et politiques sur les transformations des activités de l’État) puis du Laboratoire ERMES (Équipe de Recherche sur les Mutations de l’Europe et de ses Sociétés). Il fut membre du Conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques, du Conseil national des universités(CNU – 4e section), de plusieurs jurys d’agrégation de l’enseignement supérieur en Science politique et Droit public et a siégé pendant deux mandats à la Commission des Sondages. Jusqu'en 2016, le Professeur Bidégaray Le Professeur Bidégaray dispensait également ses cours aux étudiants de l'Ecole de journalisme de Nice.
 
 
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Atlantico : Julia Cagé et Thomas Piketty publient « Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France ». Est-ce que le livre mérite l’exposition qu’il a eue ?

Christian Bidégaray : En cette rentrée, l’ouvrage de Thomas Piketty et Julia Cagé est très commenté et fait la Une des médias. Les deux auteurs reprennent à leur compte la vulgate marxiste comme l’a fait Bourdieu en son temps lui aussi. Ils se servent du critère de l’appartenance de classe et leurs thèses sont plébiscitées par les médias, Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise.

Les deux auteurs sont des économistes. De votre point de vue de politologue, les méthodes retenues par Thomas Piketty et Julia Cagé comportent-elles des lacunes ?

Luc Rouban : Il faut tout d’abord reconnaître que cet ouvrage repose sur une accumulation impressionnante de données historiques et que c’est un gros travail. Cela étant, il s’inscrit toujours dans la perspective des thèses développées depuis longtemps par Thomas Piketty, à savoir que la France serait un pays fondamentalement inégalitaire et que seule une réforme fiscale ambitieuse conduisant à faire payer davantage les riches permettrait de résoudre le problème. Il est vrai que l’on observe sur le moyen terme une concentration des patrimoines et un creusement des inégalités entre les plus riches et les plus pauvres. D’après l’INSEE, la moitié des ménages français détiennent 92% de l’ensemble du patrimoine. L’inflation qui a touché l’immobilier et la hausse des prix dans les grandes villes ont fait que les détenteurs du patrimoine se sont enrichis plus vite que ceux n’ayant pas les moyens d’être propriétaires ou d’acheter des actifs risqués comme les actions. L’autre inégalité forte qui caractérise la France est celle de l’accès des jeunes à l’emploi, du fait notamment d’un surinvestissement social maladif dans le diplôme et sa prétendue valeur. En revanche, il n’en va pas de même en termes de revenus car les politiques fiscales de redistribution sont très importantes en France qui dispose également de services publics très présents et actifs au regard des pays réellement « néolibéraux ». Les études de l’OCDE s’appuient sur l’indice de Gini qui mesure les inégalités, 0 mesurant l’égalité parfaite et 1 une inégalité parfaite (une personne possède tout et les autres rien). Or, en 2021, l’OCDE a montré que la France était à 0,29 alors que l’Italie, par exemple, était à 0,33, le Royaume-Uni à 0,35. Seuls les pays scandinaves font (un peu) mieux (0,28 en Norvège par exemple).

Cela étant, Julia Cagé et Thomas Piketty sont des économistes, pas des politistes. Ils cherchent donc la clé du vote dans la distribution spatiale de la richesse, ce qu’ils appellent des « géoclasses », à partir des communes et mesurent dans le temps l’évolution du vote. Le problème est qu’ils ne prennent pas en considération les travaux de science politique qui montrent depuis quelque temps que le « vote de classe » est en train de disparaître au profit d’une autre dimension qui est celle du statut social et de sa perception par les électeurs. Autrement dit la « classe objective » (le métier) est bien moins prédictive du vote ou de la confiance dans les institutions que la « classe subjective », c’est-à-dire la place que les électeurs estiment occuper dans la hiérarchie sociale et ceci quel que soit leur métier, ce que j’ai pu montrer notamment dans mes ouvrages Les raisons de la défiance ou La vraie victoire du RN parus en 2022. La subjectivisation n’est pas un défaut de sociologie, bien au contraire, puisque dans l’appréhension de son statut on intègre de très nombreuses données comme les ressources familiales et sociales ou la cohérence entre ses attentes et sa situation réelle, autant de facteurs cruciaux que les économistes ne peuvent quantifier de l’extérieur.

Christian Bidégaray : Une doctrine et une manœuvre politique sont à l'œuvre dans cet ouvrage. Les auteurs tentent de faire renaître le conflit social et la lutte de classe.

Or, la classe ouvrière, qui était censée être le moteur de l’histoire selon Marx, vote Le Pen. Thomas Piketty et Julia Cagé tentent de décrypter la réalité des immigrés.

Les récentes déclarations de Jean-Luc Mélenchon, de Mathilde Panot et des membres de LFI tentent de capter le vote des banlieues, le vote des immigrés, le vote du monde ouvrier qui a disparu, qui s’est délité et qui s’est rapproché finalement du vote populiste, du Rassemblement national de Marine Le Pen ou du parti Reconquête d’Eric Zemmour. LFI essaye de raccrocher cet électorat.     

L’appartenance à une classe sociale n’est pas le seul et unique critère déterminant pour le vote. Le rôle des groupes d’appartenance, le poids de la religion (plus on est pratiquant plus on vote à droite par exemple) ont aussi une forte influence.  Ces éléments ont été documentés dans les ouvrages de Christophe Guilluy et de Jérôme Fourquet.

Dans l’opinion, l’attitude de La France insoumise à l’Assemblée nationale déplaît aux Français, aux classes moyennes.

Dans la sociologie électorale, les enjeux de la géographie, du terrain, des traditions locales sont aussi très importants. L’électeur est de moins en moins déterminé par son appartenance sociale et répond de plus en plus à des choix personnels liés à son mode de vie et à l’offre politique proposée à un moment donné et dans une région précise. Le vote de classe automatique qui poussait à voter communiste parce que les parents et les grands-parents étaient communistes n’est plus une réalité. Selon le moment, selon la situation, selon que l’électeur est au chômage ou non, selon que le citoyen soit confronté à des difficultés de logement, le vote va singulièrement changer même si des personnes de la même appartenance de classe votent différemment.

Y a-t-il des erreurs factuelles dans le livre ?

Luc Rouban : Le problème de fond tient au fait que ce ne sont pas les communes qui votent mais les électeurs. Et vous pouvez avoir des électeurs pauvres dans une commune riche ou vice-versa. Si vous êtes domestique à Versailles, vous n’allez pas nécessairement voter comme vos patrons. Les auteurs utilisent une grille de lecture géographique (et pour cause, puisqu’il n’y a pas d’enquêtes d’opinion avant la fin des années 1940), pour montrer que la fracture entre le rural et l’urbain va souvent interdire d’organiser le vote sur une base bipolaire (gauche contre droite) mais sur une base tripolaire (gauche-centre-droite, une droite plutôt radicale, de la monarchie au RN). Les « villages vont donc voter souvent à droite » car ils ne se reconnaissent pas dans la politique menée notamment sous la IIIe République en faveur des villes. Le problème est que même dans un village les opinions ne sont pas nécessairement identiques. Et il existe des traditions territoriales de vote ancrées notamment dans la religion ou le rapport avec le « centre », que ce soit Paris ou une métropole régionale. Après, il faut également tenir compte de ce que sont la gauche et la droite sur le long terme car elles recouvrent des réalités différentes : pour la gauche, c’est la République contre la monarchie, puis le PCF puis le PS puis aujourd’hui la NUPES et ses composantes écologistes. Et si la IIIe République s’oppose bien à la monarchie, elle reste fondamentalement libérale sur le terrain économique. Bien des responsables de l’époque seraient effarés par le taux de prélèvements obligatoires au XXIe siècle. La lecture historique du vote ne peut donc pas être linéaire car les rapports entre les diverses forces politiques et ce qu’elles représentent aux yeux des électeurs évoluent dans le temps, s’insèrent dans des ensembles complexes, sans même parler de la spécificité propre au champ politique qui voit apparaître, ou pas, de vrais hommes d’État ou des leaders d’opinion exceptionnels.

L’objectif d’ensemble de l’ouvrage est de montrer que la situation politique actuelle, qui est tripolaire, avec la NUPES, Renaissance ou Ensemble ! et le RN, est une situation instable qui doit faire place à une opposition bipolaire gauche-droite car le seul vrai vote, qui repose sur la seule question des inégalités, doit opposer le peuple aux catégories supérieures. Il s’agit en effet de relancer la lutte des classes sur le terrain politique. Malheureusement, on ne sait pas trop ce que deviennent les catégories moyennes dans l’affaire car seule une partie d’entre elles est déclassée. L’idée de réenfermer le vote dans une logique de classes ne tient pas compte du fait que les « classes » aujourd’hui sont assez difficiles à trouver et sont remplacées par des trajectoires de mobilité sociale, des valeurs et des rapports très différents à l’avenir, selon que les électeurs estiment ou pas pouvoir le maîtriser. Par ailleurs, rien ne dit que cette organisation tripolaire soit instable car elle commence vraiment à durer. Elle s’est installée en France avec l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, donc depuis plus de vingt ans malgré toutes les tentatives pour l’ignorer ou la dénier. La situation politique actuelle laisse plutôt entendre que si le centre disparaît avec le macronisme, on aura bien une structure bipolaire mais qui opposera deux radicalités, l’une de gauche, l’autre de droite, la seconde ratissant plus large sur le plan électoral que la première. Or cette bipolarité ne s’organisera pas autour des inégalités mais bien des valeurs.

Christian Bidégaray : Dans le cadre de la promotion du livre lors de l’émission Quotidien, Thomas Piketty a indiqué qu’en France, on tentait de faire croire que les électeurs anti-immigrés sont forcément de classes populaires. Selon lui, les électeurs les plus anti-immigrés sont les électeurs bourgeois. Or la composition du vote du RN révèle une toute autre vision. Thomas Piketty oublie le poids, l’importance et la diversité du vote en faveur du parti de Marine Le Pen.

Finalement, est-ce que le problème n’est-il pas autant dans la manière dont ce livre est conçu comme une arme politique que dans son contenu lui-même ?

Luc Rouban : Le problème est que les auteurs n’arrivent pas vraiment à distinguer la science du militantisme. Leur but militant est de valoriser les classes populaires et de stigmatiser les classes moyennes et supérieures. Cela conduit à énoncer des contre-vérités qui font sursauter tous les politistes sérieux. Les enquêtes menées depuis trente ans montrent très régulièrement que le vote FN puis RN est avant tout un vote populaire. Les positions hostiles aux immigrés, en ce qui concerne leur nombre ou leur intégration dans la société française, sont bien plus partagées par les catégories populaires que par les catégories supérieures. Ce qui d’ailleurs n’a rien de très logique puisque ce sont les ouvriers et les employés qui se voient concurrencer sur le marché du travail par une main d’œuvre parfois utilisée de manière illégale et que ce sont eux qui doivent assumer le coût social et humain de l’intégration de cultures différentes. En fait, le but est de dire : ce sont les bourgeois qui font le RN car le « peuple », lui, est pur et ne peut être que de gauche. Alors, on pourra rétorquer : oui, mais il s’agissait de parler du vote pour Éric Zemmour ! Certes, mais celui-ci reste à un niveau très bas et ne peut représenter la sociologie du vote d’extrême-droite à lui tout seul. Par ailleurs, si on prend Thomas Piketty au mot, allons voir concrètement comment fonctionne cet électorat. Certes, en moyenne il est plus bourgeois que celui de Marine Le Pen (21% de classes supérieures contre 8% selon le Baromètre de la confiance politique du Cevipof). Mais à la question : « y-a-t-il trop d’immigrés en France ? », on a des réponses positives à hauteur de 97% dans l’électorat d’Éric Zemmour contre 95% dans celui de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2022.

On peut craindre que cet ouvrage fasse l’objet de lectures purement militantes et simplistes : la seule question qui compte est celle des inégalités. Or celle des valeurs est devenue centrale, tout comme celle de la vulnérabilité face à la guerre en Europe, au réchauffement climatique, aux incertitudes anthropologiques mêmes que font naître les avancées technologiques, de l’intelligence artificielle aux techniques de séquençage de l’ADN. La question de la cohésion sociale est également au centre des comportements politiques dans la mesure où la moitié des enquêtés nous disent régulièrement qu’ils ne se rattachent à rien, ni à la nation ni à une communauté quelconque. Donc, réduire le débat politique au seul affrontement entre riches et pauvres risque de passer à côté des nouveaux enjeux de la vie politique.

On peut penser que cet ouvrage permette d’armer intellectuellement LFI dans la perspective de 2027 afin de lui offrir un passe-partout explicatif pour justifier une politique radicale d’égalitarisme et de scientifiser le populisme de gauche. Mais on peut se demander si cela ne va pas laisser perplexes bien des électeurs de gauche modérée qui attendent d’autres réponses que des évocations enfiévrées de 1793.

Christian Bidégaray : Thomas Piketty est le penseur après Bourdieu qui permet à la gauche de jouer sur les inégalités sociales, sur la domination. Mais en parallèle, il y a tous les phénomènes dont parlent Jérôme Fourquet, Christophe Guilluy qui concernent le monde rural, le monde des périphéries urbaines, le monde de citoyens qui se sentent oubliés, déclassés, dévalorisés et qui trouvent parfois dans la révolte (via les Bonnes rouges ou les Gilets jaunes) le seul moyen de se faire entendre dans une France qu’ils ne reconnaissent plus avec la désertification des villes moyennes et une perte de vitalité de la France rurale. Le monde ouvrier a été remplacé par le monde des services. Les livreurs sont le dernier exemple du sous-prolétariat exploité dans un phénomène qui se développe à côté des classes moyennes qui dégringolent.  

Il n’est pas faux de dire que les inégalités sociales existent en France. Mais les élans de solidarité existent aussi grâce notamment aux associations comme les Restos du Cœur. Mais dès que Bernard Arnault a annoncé qu’il allait soutenir l’association, la gauche a critiqué ce choix en dénonçant le « capitalisme exploiteur ». L’idéologie est à l’œuvre dans ces critiques. Il s’agit d’une stratégie électoraliste à l’heure où les tensions se multiplient au sein de la NUPES. Fabien Roussel et le Parti communiste font bande à part pour les européennes. Les Verts et le Parti socialiste se montrent de plus en plus critiques envers Jean-Luc Mélenchon. L’unité supposée de la gauche vole en éclat.

Mais l’une des facultés de la gauche est de se réunifier au moment clé, contrairement à la droite qui s’éparpille façon puzzle. Dans le cadre des élections, des accords sont toujours possibles.

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