Teresa de Jesús Rodriguez Simón, exilée cubaine forcée en Russie<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Des citoyens cubains résidant en République dominicaine participent à une manifestation contre le gouvernement du président cubain Miguel Díaz-Canel, le 12 juillet 2021.
Des citoyens cubains résidant en République dominicaine participent à une manifestation contre le gouvernement du président cubain Miguel Díaz-Canel, le 12 juillet 2021.
©Erika SANTELICES / AFP

Bonnes feuilles

Francis Mateo publie « Cuba… la patrie et la vie ! » chez VA Editions. Le 11 juillet 2021, des milliers de Cubains descendent dans les rues d'une douzaine de villes de l'île pour protester contre les abus de la dictature. Les Cubains ont brisé le mur de la peur qui les empêchait de protester ouvertement. Ce réveil sonne le crépuscule de la dictature militaire castriste. Extrait 1/2.

Francis Mateo

Francis Mateo

Reporter, écrivain, acteur et grand voyageur... Francis Mateo est journaliste indépendant et auteur de nombreux récits de voyages à travers le monde sous forme de reportages ; il a également publié le livre « Mon associé Fidel Castro » (éd. Histoire d'Être, 2012), qui analyse les dernières décennies de la révolution cubaine. Il est actuellement journaliste correspondant en Espagne, depuis Barcelone, pour plusieurs titres de référence de la presse française et méditerranéenne (tourisme, gastronomie, transports, urbanisme,...). Il a créé en 2019 le site d'information Barnanews.com, entièrement dédié aux francophones de Barcelone. Il est diplômé en Sciences Humaines à l'Université Paul Valéry de Montpellier (Sociologie, Psychologie & Psychanalyse).

Voir la bio »

DOUBLE PEINE

Kazan (Russie) – 5 juillet 2022

Teresa de Jesús Rodriguez Simón veut qu’on la cite, qu’on écrive son nom en toutes lettres. En dépit du risque que cela représente, elle insiste pour s’exprimer à visage découvert, depuis son exil forcé en Russie. Teresa de Jesús Rodriguez Simón a quitté Cuba le 31 décembre 2021 avec un visa de touriste longuement attendu, à destination de Kazan. Six mois plus tard, elle ne connaît pratiquement pas la ville, cantonnée dans un petit appartement sous-loué dans une banlieue dont elle ne sait même pas prononcer le nom. Après tout, elle n’était pas venue pour faire du tourisme, mais pour obtenir un salaire décent qui lui permettrait de subvenir aux besoins de ses quatre enfants, dont trois ont été emprisonnés pour avoir été « cueillis » par la police parmi un groupe de manifestants le 12 juillet 2021 à La Guinera, près de La Havane. Depuis, le plus jeune de ses fils, toujours mineur à l’époque de son arrestation, a été relâché. Mais son fils de vingt-six ans et sa fille de vingt-cinq ans restent sous les verrous. Teresa insiste également pour qu’on les cite nommément : Yosney Emilio Román Rodríguez et Mackyanis Yosney Román Rodríguez. « Oui, il faut écrire leur nom, parce que tout ce que le régime souhaite, c’est qu’on se taise, qu’on oublie, c’est nous terroriser », proclame Teresa, car elle n’a plus peur : « Je suis bien évidemment extrêmement inquiète du sort de mes enfants, et révoltée contre cette injustice qui leur est faite, mais je vais me battre et je ne vais pas baisser la tête ». Depuis son exil, cette mère en colère a pourtant conscience du péril auquel elle s’expose. D’autant qu’elle vit aujourd’hui en clandestinité depuis l’expiration de son visa de trois mois. Car, entre-temps, la guerre a débuté en Ukraine, provoquant la suspension des vols directs vers Cuba. Pour rentrer dans son pays, Teresa devrait prendre un avion vers Istanbul, puis La Havane ; mais elle n’en a pas les moyens, et l’ambassade cubaine à Moscou se désintéresse totalement de son sort. « Et puis je peux travailler ici pour envoyer de l’argent à mes enfants, et permettre à ceux qui sont emprisonnés d’avoir au moins un repas décent de temps en temps avec ces quelques sous ». Teresa gagne pourtant chichement sa vie à Kazan, en faisant des ménages ici et là, mais en arrivant tout de même à faire des économies pour sa famille. À Cuba, où elle travaillait comme aide-soignante dans un centre psychiatrique, son salaire mensuel de 1 258 pesos (soit environ 50 dollars) ne lui permettait même pas de manger tous les jours. Comme elle, plusieurs dizaines de Cubains ont également choisi de rester travailler en Russie lorsque la guerre avec l’Ukraine a commencé, sachant qu’ils ne pourraient pas rentrer dans leur pays avant longtemps. La pauvreté vaut toujours mieux que la misère, quitte à payer le prix de l’exil et de l’angoisse, d’être séparé de ses proches.

La douleur de cette angoisse se lit sur le visage de Teresa, qui en a perdu ses cheveux et son sommeil. La simple évocation de ses enfants lui provoque un accès de larmes, une crise de désespoir et d’impuissance. La mère en perd sa santé, mais elle lutte : « Je ne peux pas me rendre, je ne peux pas baisser les bras ; je dois continuer à travailler pour aider mes petits à traverser cette horreur, parce qu’ils ne peuvent compter que sur moi, même si je suis loin ». Le téléphone est un fil très ténu, mais un moyen de résister, une bouée dans un océan d’inquiétudes pour Teresa, qui appelle tous les jours la Guinera, en se forçant à retenir ses pleurs : « Pour l’instant, mes enfants gardent le moral, ils restent combatifs, et conservent l’espoir que tout cela finira bientôt ». Alors qu’elle était encore à Cuba, Teresa a écrit une lettre au président Miguel Diaz-Canel pour implorer justice, lui demander la libération de ses enfants injustement emprisonnés, sans grand espoir certes. Elle a attendu cependant une réponse pendant de longues semaines, sans succès. C’est alors que la mère a commencé à protester sur les réseaux sociaux, aussitôt soutenue par des centaines de messages de solidarité. Et finalement, les autorités ont réagi : deux policiers sont venus la voir chez elle pour la menacer directement, lui dire que ses enfants seraient encore plus lourdement condamnés si elle ne cessait pas de se plaindre sur Facebook. La police politique a également fait pression sur le père des enfants de Teresa, dont elle est séparée ; cette intimidation a eu davantage de succès, puisque le père menace de la dénoncer lorsqu’elle rentrera à Cuba, en lui demandant de ne plus se répandre sur les réseaux sociaux. Teresa ne lui en veut même pas ; elle en viendrait presque à le plaindre de céder ainsi à la peur. Elle-même se laisse parfois aller à des moments de découragement. Lorsqu’elle est dans sa chambre, dans ce petit appartement d’une banlieue grise de Kazan au milieu d’un bloc d’immeubles de béton brut, prise d’un sentiment de solitude qui lui compresse la poitrine, Teresa a l’impression de se vider de toute énergie, de n’être plus qu’un corps inerte. Ces bruits de tuyauteries à travers les murs, ces discussions qui tournent en disputes de l’autre côté de la cloison, le volume trop élevé d’une télévision, cette langue qu’elle ne parvient pas à maîtriser, ces températures souvent glaciales au petit matin : tout la ramène à son isolement. Et si jamais elle ne pouvait plus rentrer chez elle ? Si elle était condamnée à vivre sur une terre étrangère où elle voulait simplement passer quelques mois pour amasser un peu d’économies ? Elle pense alors qu’elle n’y arrivera pas. Elle ne sait même pas si elle aura la force de survivre. C’est dans ces moments, alors que la nuit est avancée et qu’elle ne parvient pas à trouver le sommeil, que son téléphone portable devient vital pour entendre la voix de ses proches à La Guinera, et puiser la rage nécessaire pour tenir jusqu’au matin, souvent sans parvenir à s’endormir.

Durant ces nuits blanches de Kazan, Teresa revoit le film de ce jour tragique du 12 juillet 2021 à la Guinera, comme le lui ont raconté cent fois ses enfants et les témoins présents à la manifestation. Teresa visualise la scène comme si elle y était… Il est presque 18 heures. Le cortège des manifestants avance en criant des slogans pour la liberté sur la rue Calzada de la Guinera. L’ambiance est plutôt à la fête dans ce groupe essentiellement composé de jeunes. Yosney Emilio et sa sœur Mackyanis y retrouvent d’ailleurs des camarades du quartier. Leur petit frère de dix-sept ans, Emy Yoslan Román Rodríguez, vient de les rejoindre avec trois de leurs cousins. Une véritable fête de famille ! Les plaisanteries fusent entre les quolibets à destination du président du gouvernement et les slogans pour « la patrie et la vie ». Le défilé fait l’effet d’un exutoire, mais dans le calme et la joie, avec cette sensation un peu électrisante de s’affranchir d’un carcan, de pouvoir enfin s’exprimer librement et à haute voix. Dans l’agitation, Emy est surprise par l’explosion de ce qu’il croit être un pétard. Mais les détonations répétées ne laissent aussitôt plus aucun doute. Après un instant de stupeur, la foule se disperse dans un mouvement de panique. Ce sont bien des tirs d’armes à feu. L’adolescent est comme anesthésié d’effroi. Un peu plus loin, il voit son frère et sa sœur se précipiter vers un homme qui vient de s’écrouler ; en s’approchant, il aperçoit un jeune Noir, ventre à terre, le dos maculé de sang. Un homme lui arrache la chemise pour compresser la plaie pendant que Yosney Emilio et Mackyanis saisissent le blessé ; ils le soulèvent avec le soutien d’un troisième homme. Emy reconnaît alors la victime : c’est le chanteur de reggaeton Diubis Laurencio Tejeda, que tout le monde appelle ici Piki Rapta ! « Il a reçu une balle ! Il faut le transporter à l’hôpital », crie un manifestant. Un autre hurle également contre les policiers :

-Assassins ! Pourquoi avez-vous tiré ? Personne n’a rien fait ! Vous êtes fous !

La sensation électrique s’est transformée en tension angoissante. Emy veut s’approcher de Diubis pour aider son frère et sa sœur à le porter vers une voiture de patrouille garée à quelques mètres, mais il ne parvient pas à les rejoindre. Il sent une main ferme sur son épaule ; à peine a-t-il le temps de se retourner pour apercevoir l’uniforme avant d’être violemment projeté en arrière.

D’autres agents surgissent, donnant des coups de gourdins à ceux qui tentent de s’enfuir. Mackyanis s’aperçoit alors que les policiers amènent son petit frère et tente de venir à son secours, mais elle est elle-même jetée à terre et immobilisée par une clé de bras. Juste après avoir déposé le corps inerte de Diubis dans la voiture de police, Yosney Emilio est à son tour menotté. Frères et sœur sont poussés sans ménagement contre un mur délabré, à l’angle des rues Calzada de la Guinera et Principal, où leurs trois cousins ont également été cantonnés avec plusieurs autres manifestants. La fête de famille vire au cauchemar. Les noms et les adresses de chacun sont minutieusement vérifiés et notés, mais faute de véhicules pour pouvoir les transporter, les jeunes sont relâchés. « On ne vous laissera pas comme ça », menace un policier alors que la bande se disperse comme une volée de moineaux.

Le lendemain, Mackyanis, Yosney Emilio et Emy sont chez eux, avec leur grand-mère, lorsqu’ils entendent les voitures de police s’arrêter devant la maison. La grand-mère a tout juste le temps d’ouvrir la porte : elle se retrouve nez à nez avec un « béret noir ». Un second agent de la police d’État la bouscule pour entrer en force, et derrière lui trois autres hommes en uniforme. La vieille dame les regarde passer, incapable d’esquisser le moindre mouvement :

-Mais que faites-vous ?

-On les amène tous les trois

-Mais enfin ! Pourquoi ?

-Trouble à l’ordre public. Et je te conseille de rester calme, vieja, sinon on t’embarque aussi.

Voyant l’expression terrorisée de sa grand-mère, Mackyanis interrompt l’échange avec les policiers :

-Ça va. On vous suit, mais laissez ma mamie tranquille.

Quand elle reçoit l’appel de sa mère au centre de santé, Teresa de Jesús Rodriguez Simón ne comprend pas :

-Ils ont amené les trois enfants ?

-Oui. Ils sont entrés brutalement… Ils les ont traités comme si c’étaient des terroristes… Je… Je n’ai rien pu faire.

-J’arrive !

En rentrant chez elle une demi-heure plus tard, Teresa trouve sa mère effondrée sur le vieux canapé du salon, respirant avec peine :

-Ne bouge pas, maman. Je vais chercher le voisin pour qu’il t’amène à l’hôpital… je reviens, ne t’inquiète pas.

La grand-mère se laisse conduire aux urgences, en silence et à bout de souffle.

En entendant le diagnostic du médecin, Teresa manque elle-même de perdre connaissance :

-Votre mère a fait un AVC.

-Un AVC ?

-Oui, une rupture d’anévrisme. Une veine qui a éclaté au cerveau.

-Oui, je sais ce que c’est, mais comment ? Pourquoi ?

-Le choc émotionnel… Mais il ne devrait pas rester de séquelles, elle a de la chance. En tout cas, il va falloir surveiller que tout se passe bien dans les prochaines heures.

-Elle peut rester ici en observation ?

Visiblement mal à l’aise, le médecin détourne lève les yeux. Son regard tombe sur une énorme tâche d’humidité au plafond. Il soupire, comme pour s’excuser :

-C’est que… ça ne servirait à rien. Et puis je crois qu’elle serait mieux chez vous.

-Vous la ramenez en ambulance ?

Le docteur semble nerveux :

-Nous n’en avons pas en ce moment. Vous savez, avec tout ce qui se passe… Mais on va l’amener jusqu’à l’entrée de l’hôpital en fauteuil roulant pour que vous puissiez la récupérer.

Teresa réprouve un haut-le-cœur d’indignation. Par chance, le voisin est resté. Il pourra ramener sa mère chez elle. De son côté, elle file au poste de police de La Guinera pour prendre des nouvelles de ses enfants. Au guichet, elle tombe sur un agent aussi embarrassé que le médecin de l’hôpital :

-Vos enfants ne sont pas ici… Mais effectivement, ils sont retenus à titre préventif.

-Mais où sont-ils ?

-Je ne sais pas.

-Et comment puis-je le savoir ?

-Écoutez… voici un numéro de téléphone : appelez ici à partir de demain. Au revoir.

Après une nuit d’angoisse, Teresa parvient à joindre une personne au numéro indiqué, mais la réponse la plonge davantage dans le désespoir :

-C’est inutile d’essayer de nous joindre à nouveau. Nous vous rappellerons pour vous dire où sont vos enfants.

Les jours passent, sans nouvelles. Mais les mères du quartier de la Guinera ne parlent que de ça : leurs enfants injustement emprisonnés, et ce jeune Diubis Laurencio Tejeda tué par les policiers d’une balle dans le dos. La colère gronde entre les pleurs et les gémissements. Certaines parviennent à savoir, par des connaissances, où se trouvent leurs proches emprisonnés. C’est par l’une de ses voisines que Teresa apprend que ses propres enfants sont à la prison de Cien y Aldabo, où elle se précipite aussitôt.

« Oui, ils sont bien là », lui confirme la jeune policière à l’accueil, « mais vous ne pouvez pas les voir ». Teresa devra finalement attendre vingt jours avant de parler directement avec Mackyanis, Yosney Emilio et Emy. Ce dernier célébrera ses 18 ans en cellule quelques semaines plus tard, avant d’être finalement relâché, tout en restant inculpé.

Au cours du jugement en première instance, de lourdes peines ont été réclamées par le ministère public : vingt-cinq ans d’emprisonnement contre Mackyanis Yosney Román Rodríguez et Yosney Emilio Román Rodríguez, et vingt ans contre Emy Yoslan Román Rodríguez. Tous les trois sont accusés de « sédition » et « autres actes contre la sécurité de l’État ». « Une parodie de procès », se souvient Teresa : « Le tribunal était entouré de forces de police et la salle était remplie de partisans du régime, alors qu’ils ne laissaient rentrer qu’une seule personne par famille ; les accusés étaient condamnés d’avance ! »

Peu après son incarcération à la prison de femmes d’Occidente, à Guatao, Mackyanis a attrapé la gale dans sa cellule crasseuse. « Il fallait que j’achète la nourriture, les médicaments, et même le papier toilette pour mes enfants emprisonnés, et je n’aurais jamais pu y arriver avec mon salaire à Cuba ; c’est pour ça que j’ai choisi de venir en Russie, pour me procurer l’argent nécessaire afin que mes petits puissent survivre ; heureusement, ils gardent le moral, ils savent que ce sont des prisonniers politiques et qu’on veut faire d’eux des exemples ; le gouvernement veut les châtier pour dissuader tout autre mouvement de protestation », soupire Teresa. Puis, après un long silence : « Non, ce n’est pas comme ça que ces tortionnaires parviendront à étouffer la colère provoquée par tant d’injustices »

La nuit tombe déjà sur Kazan, et cette mère pressent encore une fois qu’elle ne trouvera pas le sommeil, malgré la fatigue, malgré l’abattement moral. Mais peut-être parviendra-t-elle à joindre ses proches à La Guinera ce soir pour continuer à sentir ce fil qui la relie toujours à son pays et ses enfants, ce lien qui la tient éveillée, et debout.

Extrait du livre de Francis Mateo, « Cuba… la patrie et la vie ! », publié chez VA Editions

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

Près de 300.000 Cubains ont abandonné leur pays l'an dernier, fuyant les pénuries et les privations de liberté. Cet exode – d'une ampleur inédite depuis l'arrivée au pouvoir du régime castriste – s’explique aussi par la violente répression des grandes manifestations pacifiques du 11 juillet 2021. Dans son livre-enquête « Cuba... la patrie et la vie » (VA Éditions – janvier 2023), le journaliste relate cette descente aux enfers depuis ces protestations initiées dans un quartier périphérique de La Havane. C'est la radiographie d'une dictature encore souvent considérée avec indulgence - voire déni - depuis Paris. Le récit fait également entendre le cri d'une révolte qui gronde toujours à Cuba (où l'on dénombre un millier de prisonniers politiques) et dans le monde, à travers la diaspora des exilés.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !