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Surinvestir la démocratie nuit à la démocratie
©ALAIN JOCARD / AFP

Limites

Avec le mouvement des Gilets Jaunes, nous venons de passer le cap de 6 mois de manifestations ininterrompues chaque week-end.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Atlantico : Si certains y voient un signe de vivacité démocratique, cette perception de la démocratie comme l'expression permanente d'un droit à manifester ne pose-t-elle pas problème ?

Bertrand Vergely: La question que posent les Gilets Jaunes après six mois de manifestations est une question de fond.

 D’un côté, dans ce phénomène, il n’y a pas plus démocratique. Le droit de manifester est un droit fondamental de notre démocratie. Tellement fondamental que ce droit est reconnu comme un pilier de la République et que, lorsqu’Edouard Philippe, notre premier ministre, s’exprime sur la question, des Gilets jaunes, la première chose qu’il  commence par dire  est : « Nous protégeons le droit de manifester ».

Pour être protégé, ce droit est protégé. Tellement protégé que, vue sa patience, la France est en train de donner des leçons de démocratie au monde entier. Tant il est vrai qu’il est assez rare de voir un pays  tolérer que, tous les Samedis, un groupe manifeste en paralysant les commerces de centres villes avant que ceux-ci ne soient saccagés.  Toutefois, ce triomphe de la démocratie n’est-il pas plutôt son échec ? 

Le droit de manifester est un pilier de la République. Mais ce droit est-il un droit illimité ? Un droit tire toute sa rationalité d’être un droit dans le cadre d’une relation entre droit et devoir. Posons un droit que plus aucun devoir ne vient limiter. Ce droit qui devient un droit infini n’est plus un droit. C’est une violence à laquelle viennent s’ajouter le fait d’empêcher un certain nombre de commerçants de travailler, ce qui est illégal, et le fait de saccage l’espace publique, ce qui est également illégal. On parle de droit à propos du droit de manifester. Mais, est-on encore dans le droit ?  N’est-on pas dans l’abus de droit ? Une démocratie qui, au nom du droit de manifester,  tolère que le droit, la liberté du travail et l’ordre publique soient bafoués, est-elle encore une démocratie ? Alors que son devoir est de protéger le droit, la liberté ainsi que l’ordre, est-elle à la hauteur du devoir qui est le sien ?

On dira que si l’on interdisait aux Gilets Jaunes de manifester, on aurait contre soi ces mêmes  Gilets jaunes, mais aussi les journalistes, les avocats, une partie de l’opinion publique ainsi que le Conseil Constitutionnel et qu’à cette occasion  ce ne serait pas six mois de manifestations auxquelles on aurait droit, mais un an avec en prime une guerre civile. Certes. Reste que cela ne résout pas la question pour autant. Quand la raison d’être de tolérer le droit de manifester réside dans la peur que le groupe qui manipule ce droit suscite, ce n’est pas le droit ni la démocratie qui triomphent mais la violence.

Les Gilets Jaunes sont en train de bafouer le droit et la démocratie. Ils ne sont pas les seuls.  La démocratie, comme toute régime politique et toute société, n’est possible que si tout le monde décide de jouer le jeu en mettant le bien commun au-dessus de ses propres intérêts catégoriels et corporatistes. Or, aujourd’hui, qui se soucie du bien commun et de l’intérêt national ?  

La République défend la liberté de conscience. Son vœu est qu’aucun groupe religieux ne s’affiche de façon ostentatoire dans l’espace publique. Au nom de la liberté de conscience, le communautarisme islamiste a décidé d’afficher son identité religieuse de façon ostentatoire. Comme l’État ne veut pas renter en conflit avec la communauté musulmane dans son entier, il capitule et laisse faire. La République aujourd’hui n’autorise ni la PMA ni la GPA. Narguant cet interdit, des couples de femmes s’affichent ouvertement avec un enfant qu’elles ont fait naître de façon parfaitement illégal, tandis que qu’un présentateur connu fait la une des journaux en se faisant photographier avec ses deux filles qu’il a fait faire par GPA aux États-Unis. Comme l’État ne veut pas rentrer en conflit avec la communauté gay, il capitule et il laisse faire.

Maurice Thorez, l’ancien secrétaire général du Parti Communiste, était conscient de ce problème. La grève est fascinante. Comme le doit de manifester. D’où son célèbre cri : « Il faut savoir terminer une grève ». Il manque aujourd’hui un Maurice Thorez qui dirait aux Gilets Jaunes : « il fait savoir terminer une manifestation ». Malheureusement, Maurice Thorez n’existe plus et il n’est pas prêt de réapparaître, les Syndicats n’ayant plus la force qu’ils avaient naguère pour contenir le mouvement populaire et le structurer. Aussi ne nous reste-t-il au milieu des décombres et du vide que cette prophétie de Bergson qui est en train de se réaliser : « Née pour protéger les individus, la démocratie périra un jour en raison de l’égoïsme de ces  mêmes individus ». 

Plus largement, c'est la question du "droit à" qui semble miner la démocratie : car quelle limite peut-on donner à "un droit à" dans une société qui semble voir la démocratie comme un horizon illimité ?

Aucune. On ne peut donner aucune limite à l’ivresse du droit qui a saisi la société contemporaine et qui la saisit encore. Pour une raison simple : notre monde étant fondé sur les droits de l’homme et ces droits étant considérés comme un absolu et donc comme infinis, il ne peut pas y avoir de limites au droit. Quand elle existe, la seule limite se trouve dans le sens de la responsabilité personnelle de ceux et de celles qui décident de ne pas abuser du droit.

Au XVIIème siècle, Racine, en écrivant Les plaideurs, avait déjà vu le problème. Le monde qui va apparaître avec la bourgeoisie et la victoire de la classe marchande va être celui des procès Ce monde se ra un monde procédurier. Au monde du devoir qu’est le monde religieux  va succéder ce monde fondé sur le droit qu’est le monde bourgeois. Aujourd’hui, c’est bien le cas. Le droit est devenu la religion de notre monde sans religion et la revendication pour des droits via la manifestation est devenue sa prière.

Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’une enseignante, Barbara Lefebvre, a poussé un cri d’alarme dans un ouvrage Génération « J’ai le droit » (Albin Michel 2018). L’égoïsme brutal pour s’affirmer passe par le droit, un droit sans aucun devoir, comme les droits de l’homme. D’où ce paradoxe : le droit qui sert à protéger contre la violence est, aujourd’hui, manipulé par la violence de l’égoïsme le plus primaire, le plus borné et le plus aveugle qui soit.

On utilise le droit contre le droit, tout comme on se sert de la démocratie contre la démocratie. Le mariage pour tous a été obtenu en se fondant uniquement sur le droit. Ce qui est totalement cynique. Même chose avec la PMA et l’enfant. L’enfant est pensé uniquement comme un droit. Ce qui est également totalement cynique.

Quand elle est poussée à l’extrême, cette passion pour le droit donne ce que l’on a entendu il y a quelques années sur un plateau de télévision à l’occasion d’une discussion au sujet de la qualité de la série de télé réalité Loft Stoiry. Alors qu’un participant au débat s’étonnait de la médiocrité de cette série et de ce qui était proposé, un responsable politique, présent sur le plateau, a cru bon de réclamer : « un droit à la médiocrité » ! Ce qui laisse pantois. À quand un débat au Parlement afin de légaliser la médiocrité avec des amendes pour toute critique proférée à l’encontre de celle-ci ! Et, pendant que l’on y est, à quand un débat pour légaliser la vulgarité et la grossièreté !

L’homme sans profondeur et sans dignité qui mène notre monde au nom de la dignité est un homme tellement faible et tellement affaibli que, non seulement il réclame un droit à la médiocrité, mais, incapable de la défendre lui-même alors qu’il la revendique, il lui faut le secours de la loi pour se défendre.

Cette crise de la démocratie est aussi une crise du débat, de la discussion. Qu'est-ce qui empêche aujourd'hui les gens de bénéficier de l'interaction démocratique centrale qu'est la dispute civilisée ? Et comment peut-on la promouvoir ?

Trois choses empêchent aujourd’hui la dispute civilisée. D’abord l’ampleur de ce phénomène qu’est l’explosion de la communication sur les réseaux sociaux. Tout le monde est dépassé. À commencer ceux qui ont crée de grands serveurs de communication. Ils sont tellement dépassés qu’ils sont obligés de créer un système de surveillance pour encadrer cette communication, la violence de celle-ci mettant en péril la crédibilité même de ces réseaux. Ainsi, dernièrement, pour éviter que des terroristes ne se mettent en scène en train de tuer en diffusant cette mise en scène sur les réseaux sociaux comme à Christ Church en Nouvelle Zélande, des mesures de surveillance mondiale au plus haut niveau ont été prises.

Outre l’ampleur de ce phénomène qu’est la communication mondiale, le débat démocratique est responsable de la crise du débat démocratique.  À force de faire des débats à propos de tout, il n’est pas étonnant que l’on assiste à une épidémie de violence. Le débat étant fondé sur la réaction et non plus la réflexion, et la réaction étant fondée sur la passion et la violence, plus il y a de débats, plus il y a de la passion et plus il finit par y avoir de la, violence. Tout comme la communication est le plus grand ennemi de la communication, le débat est le plus grand ennemi du débat.

Enfin, dernier point. La démocratie qui est menacée par cette communication folle est minée par un paradoxe dont on voit mal comment elle va s’en délivrer. Pour être ce qu’elle est, à savoir la démocratie, elle a intérêt à ce que les choses se passent ainsi. Ce qui est saignant attire. Plus la communication devient folle, plus elle alimente la communication. Plus elle alimente la communication, plus il y a démocratie. Quand l’homme veut avoir le pouvoir et le avoir total sur l’homme, il n’y a qu’une seule façon d’y parvenir vraiment : faire disparaître l’homme. Actuellement, avec la démocratie telle qu’elle est pratiquée, c’est ce qui est en train de se passer. La démocratie triomphe quand la violence démocratique qui tue la démocratie triomphe. La démocratie, autrement dit, est en train de se suicider. Et on ne peut rien faire. Ce suicide est en même temps son apothéose.

Les gouvernements essaient bien de mettre des mesures en place à travers des lois répressives ou bien encore des systèmes de surveillance. Mais, cela est insuffisant. À moins d’installer le système de surveillance que la Chine est en train de fabriquer pour encadrer sa population, autrement dit à moins de mettre en place un système totalitaire totalement anti-démocratique au nom de la démocratie, on voit mal comment les démocraties vont pouvoir survivre à la démocratie.

Il y a dans la civilisation une pulsion de mort à l’œuvre contre la civilisation, notait Freud à la fin de sa vie dans Malaise dans la civilisation. Il y a dans la démocratie une passion destructrice à l’oeuvre contre la démocratie, convient-il de noter. Il y aurait bien une solution : que le monde connaisse des périodes de silence comme jadis il connaissait le carême. Cela guérirait le monde. Mais qui osera l’imposer ? Qui aura assez de force et d’amour pour imposer au monde ce qui ferait du bien au monde ? Le monde est-il d’ailleurs encore capable d’avoir assez d’amour de lui-même et de la vie pour essayer de guérir ?

Il y a des communautés qui pratiquent le silence. La méditation aujourd’hui connaît une certaine faveur en vertu des bienfaits qu’elle apporte. Il existe des publicités à son sujet dans le métro. Si une réponse à la crise du débat démocratique doit venir, elle viendra de là. Il faut espérer que ce phénomène fera tache d’huile et que l’on assistera à une mondialisation du silence comme on assiste aujourd’hui à une mondialisation de la communication, de la rumeur et des fake news. Après tout il n’est pas interdit d’espérer. Il est beau d’espérer. C’est, qui plus est, efficace. Vivons avec le cœur gonflé d’espérance pour tout. L‘agitation née de la désespérance tombe. La rumeur s’assourdit. Le mensonge s’éloigne. La violence et la haine baissent d’intensité et d’arrogance. Un peu de respect gagne le monde en se levant comme la lueur de l’aube.

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