Sobriété législative : chronique d’un échec français récurrent<!-- --> | Atlantico.fr
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Élisabeth Borne, mercredi 7 septembre, lors de son discours à l’occasion de la “séance de rentrée” du Conseil d’État.
Élisabeth Borne, mercredi 7 septembre, lors de son discours à l’occasion de la “séance de rentrée” du Conseil d’État.
©Alain Jocard / AFP

Mal franco-français

Christophe Eoch-Duval a publié en juin 2022 l’étude « Un “mal français” : son “e-norme”, production juridique ? ». Mal franco-français, sujet récurrent mais mal expertisé, la lutte contre l'inflation normative est en réalité une question de volonté politique.

Christophe Eoche-Duval

Christophe Eoche-Duval

Christophe Eoche-Duval est Juriste et écrivain.

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Atlantico : Vous avez publié en juin 2022 l’étude « Un “mal français” : son “e-norme”, production juridique ? » (Ed. Lextenso), quelle est l'ampleur de ce mal ? Quelles en sont les causes ?

Christophe Eoche-Duval : D’abord je vous remercie de me donner la parole. Comme haut-fonctionnaire et chercheur, j’ai publié en juin à la Revue du Droit public une étude portant sur l’inflation normative depuis 1958. C’est un sujet dont on parle beaucoup alors qu’il est mal expertisé. Cela tient d’abord à l’absence de repères sur le long terme, de 1958 à 2022, car le « thermomètre » pour mesurer la température a changé plusieurs fois. Le décompte par le nombre de pages au JO du 31 décembre, longtemps utilisé, a été cassé par l’abandon du JO papier en 2015. Ensuite , à partir des années 2000, le critère du nombre de textes ou d’articles pour approcher combien de « normes », c’est-à-dire de règles juridiques contraignantes, s’appliquent en France, a perdu tout son sens car des nouvelles pratiques légistiques (NB : la légistique est l’art de rédiger en droit) ont changé, comme je le démontre. J’explique qu’on publie moins de textes et moins d’articles mais ils sont nettement plus longs ! Bref, j’en suis parvenu au constat qu’on ne peut plus raisonner qu’en comparant d’une année à l’autre le nombre de « mots » des lois et décrets en vigueur, ce que j’appelle les « mots Legifrance », du nom du site de Matignon qui publie les textes officiels. Ce dernier compteur, très fiable, n’existe néanmoins qu’à partir des données disponibles depuis 2002. Encore un défaut de comparatif depuis 1958. 

Deux ordres d’idées néanmoins. Le JO est resté extraordinairement stable de 1958 à 1980, avec 12.000 pages en moyenne ; il commence à s’envoler à partir  de « 1981 », sans décroitre jusqu’en 2021 , grimpant  de 17.000 pages en 1990 à 30.500 « équivalents pages » en 2021. 

Pour ce qui de décompter en mots, le stock du droit en vigueur a grimpé de 22,7 millions en 2002 à 44,1 millions en 2022 ! Chacun peut mesurer ce poids dans sa vie administrative ou économique. Plus personne ne le nie, à présent, à gauche ou à droite, et certainement pas la Première ministre, lors de son discours le 7 septembre. Il faut se féliciter de ce consensus pour désigner l’inflation normative comme un « Mal français ».

Quant aux causes, c’est un « cocktails » de raisons, de la technocratisation à la tentation de « changer la société par le droit » mais allons à l’essentiel. Ce qu’on a appelé en France le « fait majoritaire », c’est-à-dire lorsqu’une majorité parlementaire coïncide avec la majorité présidentielle, grâce aux moyens formidables qu’offre la Vème République aux gouvernants, il devient très facile de produire et faire voter autant de textes que l’Etat souhaite en voir adopter.  Vous oubliez dans votre question les effets ! Ils sont mal étudiés, également, mais tous s’accordent, à commencer par l’OCDE,  à dénoncer un effet sur la compétitivité, « trop de normes affaiblit l’entreprise », sans faire grandir le civisme pour autant, et même , trop de lois déprécie le respect qui lui est dû. Nous ajoutons que trop de normes est une menace démocratique car ce corset dissuade les alternances à changer le droit.   

Dans une tribune au Monde vous appeliez à une "humilité législative ", la Première ministre, elle, a évoqué le besoin de "sobriété normative". Peut-on réellement croire aux actes derrière les mots , lorsque l'on voit l'évolution de la situation, y compris lors du mandat d'Emmanuel Macron ? 

Je rends d’abord hommage à la Première ministre de faire le constat de l’inflation normative. Elle a su, lors de son discours du 7 septembre devant le Conseil d’Etat, posé des « mots sur les maux », si on peut dire. C’est courageux, vu son parcours et vu l’inflation du recours aux ordonnances, par exemple, lors du dernier quinquennat. Elle n’est pas originale en soi, notre étude rappelle, depuis Pompidou, que chaque Président de la Ve y est allé de  son anathème lancé contre l’inflation normative. Un rapport avait été commandé à Alain Lambert en 2013... C’est assez populaire de le dénoncer, puisque des cols blancs aux gilets jaunes en passant par les élus locaux on s’en plaint. Force est de constater l’échec jusqu’ici de freiner « l’é-norme » production juridique de notre pays. Cette impuissance n’est pas satisfaisante, elle nourrit à son tour la défiance dans la parole publique. Mais la Première ministre n’a que quelques mois de fonction, et accordons-lui le bénéfice de réussir. Son discours anticipe certainement des consignes de son Cabinet de « sobriété » normative, pour reprendre sa jolie formule, qui seront prochainement données aux ministres et aux bureaux des ministères, je suppose.  Pour ma part, j’ai la conviction que tout se joue dans l’alimentation en textes du Parlement, c’est pourquoi j’ai usé d’une formule plus choc en appelant la nouvelle législature, marquée par l’obligation de compromis, à plus d’ « humilité », en votant moins de nouveaux textes.   

Est-il encore possible, à l'heure actuelle, de lutter contre ce phénomène d'inflation normative ? Par quels moyens ?

C’est assurément une question de volonté politique, surtout si elle est sous-tendue par une pression de l’opinion publique et médiatique disant «stop à trop de lois».  Les parlementaires l’entendent et en même temps n’existent que par la loi qu’il vote. Les textes doublent entre le projet du gouvernement et la publication au JO. Cette interview est trop courte pour détailler toutes les mesures possibles. Ainsi, mentionnons que le temps parlementaire devrait être rallongé si on veut vraiment ralentir mécaniquement la productivité, ce qui impliquerait le renoncement du Gouvernement aux armes de la procédure d’urgence, aux votes bloqués, aux habilitations à prendre par voie d’ordonnances, etc. Mais la prise de conscience est encore loin d’être parfaite. C’est pourquoi je propose de créer un « Office parlementaire de la Norme ». Ce ne serait pas un « machin » de plus. Le Parlement se doterait d’un observatoire commun qui établisse de manière publique une statistique irréfutable, dénombrerait la « zone grise » des normes des collectivités locales ou des régulateurs publics qui viennent s’ajouter aux lois et décrets, fixerait des orientations à la baisse, comparerait chaque année et entre chaque législature la réalisation de ces objectifs de réduction, avec un débat annuel au Parlement sur le bilan… En tous les cas, on ne peut plus continuer sur cette tendance.  

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