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Frédéric Bastiat est un philosophe et économiste français du XIXème siècle
Frédéric Bastiat est un philosophe et économiste français du XIXème siècle
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« Tout le monde veut vivre aux dépens de l’État mais on oublie que l’État vit aux dépens de tout le monde .. » Un rendez-vous avec l’histoire du 19e siècle et Frédéric Bastiat dont l’enseignement aurait dû être rendu obligatoire. Mais qui le connaît ?

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre

Jean-Marc Sylvestre a été en charge de l'information économique sur TF1 et LCI jusqu'en 2010 puis sur i>TÉLÉ.

Aujourd'hui éditorialiste sur Atlantico.fr, il présente également une émission sur la chaîne BFM Business.

Voir la bio »

Bruno Le Maire semble avoir redécouvert Frédéric Bastiat, écrivions-nous, il y a quelques jours après l’annonce d’une politique budgétaire qui commence à prendre en compte la vérité des faits et des chiffres. Le commencement d’une amorce de libéralisme … D’où l’idée de convoquer Frédéric Bastiat pour un entretien presque imaginaire. 

Frédéric Bastiat passe pour être le fondateur du courant libéral. Il s’est battu toute sa vie durant pour la liberté économique et politique. Inconnu en France, il est enseigné dans les plus grandes universités américaines. « Le but d’un système économique écrivait-il est d’apporter la prospérité au plus grand nombre. Le moyen d’y parvenir c’est la liberté laissée à l’individu, de s'organiser. 

Frédéric Bastiat est un philosophe, économiste français du XIXème siècle, très peu connu en France puisque le corps enseignant n’a jamais jugé son œuvre digne d’intérêt. Alors qu’a l’étranger, on le considère comme le précurseur du courant libéral, Frédéric Bastiat jouit d’ailleurs d’une notoriété considérable aux Etats-Unis où ses livres ont dépassé le million d’exemplaires.  

Frédéric Bastiat est né à Bayonne en 1801. Il se fait connaître par des campagnes extrêmement violentes en faveur du libre échange et contre le protectionnisme.

En 1848, il a 47 ans, il se rallie à la République, il est élu député des Landes et se positionne à gauche. Il meurt en 1850.

L’homme a produit une œuvre considérable. Il défend la liberté économique et politique. Le libéralisme est la clef de la prospérité pour le plus grand nombre. C’est la raison pour laquelle il va s’engager à gauche. Il défend le consommateur, qui doit pouvoir choisir sans entrave le meilleur produit au meilleur prix, et le chef d’entreprise qui doit avoir la liberté de produire. Il combat la colonisation de l’Algérie, le protectionnisme, la spéculation et les hommes d‘Etat corrompus et les lobbies, Il va aider les pauvres dont il pense que leur existence même est un scandale.  

Frédéric Bastiat, vous êtes une personnalité à part dans le Panthéon de la pensée économique et politique française. 

Frédéric Bastiat : Je suis tellement à part que personne ne me connaît en France. Si j’étais né américain, j’aurais ma statue à New-York. Alors que je n’ai en France droit qu’à un buste modeste à Mugron. C’est un village dans les Landes que personne ne connaît, sauf François Mitterrand qui y est venu à plusieurs reprises. Il venait en voisin chaque été. Il venait avec des visiteurs à qui il racontait ce que j’avais fait. C’était étonnant. Mitterrand avait une culture prodigieuse et notamment de tous les philosophes qui ont travaillé dans l’école classique et libérale. Etait-il vraiment de gauche ? Je ne le crois pas. Henri Emmanuelli, qui était mon député, ici dans les Landes, m’a rendu hommage lui aussi. En fait, on n’est jamais si bien servi que par ses adversaires politiques. Une fois qu’on est mort. 

Vous êtes né, ici à Mugron ? 

Frédéric Bastiat : Oui, je suis né à Mugron. Mon père était un commerçant, disons assez aisé, mais il est mort alors que j’avais 9 ans. J’avais perdu ma mère deux ans avant. J’ai donc été élevé par mes grands-parents qui tenaient le commerce. A 17 ans, j’ai dû abandonner l’école pour venir travailler dans le négoce familial. Alors, je n’ai pas fait beaucoup d’études et quand vous n’aviez pas fait d’études en France vous ne pouviez pas faire carrière. Ça n’a pas beaucoup changé. 

Mais je vais vous dire, j’ai été impressionné tout jeune par deux phénomènes. D’abord, étant dans le commerce avec mes grands parents, j’ai appris comment fonctionnait le marché.  

Ensuite, j’ai vécu à l’époque des grandes conquêtes napoléoniennes, beaucoup d’observateurs trouvaient Napoléon 1er admirable, mais moi je sais que cette emprise de l’Etat central a saigné la France. On vivait mal en province à l’époque napoléonienne. Les victoires militaires ne remplissaient pas les greniers. 

J’ai retenu de mon enfance que le marché était un formidable outil de la liberté et que l’État était toujours trop fort. L’État fonctionnait au profit de l’élite qui avait la main sur lui et qui le dirigeait. 

Je trouve qu’aujourd’hui, la France n’a pas beaucoup changé. L’État central est décidément trop fort, trop coûteux. L’État veut se mêler de tout. L’État ne doit se mêler que de fixer les règles de droit et les faire respecter. Le pays est trop gouverné , voilà le mal. La liberté n’existe plus quand le peuple est surtaxé. 

Frédéric Bastiat, vous avez abandonné le négoce familial dans les années 1840, vous êtes monté à Paris et vous avez commencé à écrire des chroniques et des pamphlets, ce qui vous a valu une notoriété internationale ...

Frédéric Bastiat : Si vous le dites. En fait, j’étais ambitieux. Je n’ai pas honte de le dire, je voulais sortir de cette condition provinciale un peu ennuyeuse. Quand je suis arrivé à Paris, je suis rentré sur le conseil de Lamartine que j’avais rencontré dans une brasserie, et avec qui j’avais sympathisé dans un réseau qu’on appelait l’école économiste ou libérale  et là, dans ce réseau, j’ai découvert des gens comme Adam Smith, David Ricardo, Thomas Malthus, John Stuart Mill, leur pensée et leurs écrits m’ont beaucoup aidé. Je les trouvais intelligent. Ils m’ont tous conforté dans l’idée que la chose la plus importante, c’était la liberté individuelle. Mon grand-père à Bayonne m’a avait élevé dans cette idée, mais à Paris, je me suis rendu compte que la liberté donnait un sens à la vie. L’exercice de cette liberté commence par l’acquisition de l’indépendance. Il fallait de l’argent. Quand vous êtes pauvre, vous ne pouvez pas être libre. 

Mon obsession a été de me battre pour défendre la liberté de l’individu face à toute autorité. Alors appelez cela du libéralisme si vous voulez, de l’antiétatisme aussi, mais dans mon livre La loi que j ai publié en 1850, le passage clef est celui ci : « Il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, … Trop de gens qui se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s'occuper d'elle, trop font la morale  ».

Les choses ne se sont pas beaucoup améliorées en deux siècles. 

Vous savez ce que Flaubert a écrit de vous ? Il écrivait à George Sand, le 7 octobre 1871 : « Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté, les choses changeraient ! ».

Frédéric Bastiat : C’est très gentil, mais les fonctionnaires de l‘école publique si chère à Jules Ferry n ‘ont jamais ouvert un seul de mes livres. Flaubert aussi aurait mérité d’être mieux traité par l’Education nationale. Moi, je n’ai pas eu la chance de lire Madame Bovary, je savais que Flaubert écrivait un roman sur la condition des femmes, mais je suis mort au moment où ce livre est sorti. On m’ a dit après le succès qu’il a eu. Je suis content. C’est un livre qui respire la liberté individuelle. Les femmes devraient lui élever une statue. Vous parliez de George Sand, quelle liberté aussi. Mais elle n’a pas eu d’histoire avec Flaubert, Flaubert était beaucoup plus jeune, il avait 17 ans de moins qu’elle, mais leur rencontre a été explosive. Flaubert l’adorait et c’était réciproque alors qu’elle n’avait pas une passion débridée pour les hommes.  Ce qui est pour moi intéressant, c’est que ce couple était la rencontre, la confrontation intense de deux libertés individuelles. Ils étaient tellement différents. Le résultat a été génial pour toute la fin de ce siècle et après. Leur talent, c’était leur liberté. 

Pour en revenir au cœur de vos travaux, vous avez quand même été très sévère à l’encontre de l’Etat ou du pouvoir étatique ? 

Frédéric Bastiat : Moi sévère ?  Non ! J’essayais d’être pédagogue. Ça m’amuse toujours de débusquer les mythes ou les sophismes entretenus autour de l’Etat. Ça m’amuse aujourd’hui d’entendre des hommes politiques me copier. Ils me piquent des phrases entières, ils se les attribuent parce que personne ne me connaît. 

Sur l’Etat, jacques Chirac a déclaré un jour « Cette grande fiction à travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde », et bien c’était de moi. 

A propos du socialisme, ce n’est pas Dominique Strauss-Kahn qui a dit que c’était « la spoliation légale », c’est moi et encore moi ! Et bien, il a repris cette phrase lors d’un congrès socialiste. A l’époque, quand j’ai écrit cela, ça ne plaisait pas aux ancêtres de Mr Hamon. 

Pour moi, la richesse c’était « le profit de l'un est le profit de l'autre, bref la richesse crée la richesse, le travail crée le travail. Travailler plus pour gagner plus » ça ne vous rappelle personne. C’est rigolo non ?  

Mais en quoi êtes-vous un homme de gauche ? 

Frédéric Bastiat : Je suis de gauche comme Napoléon III, parce que nous souhaitions que tout le monde puisse bénéficier de la croissance. Je me méfiais de la redistribution des revenus ou de la solidarité forcée. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la fraternité légalement forcée, sans que la liberté soit légalement détruite, et la justice légalement foulée aux pieds. J’ ai beaucoup d’admiration pour les systèmes sociaux fondés sur les logiques assurantielles , les mutuelles par exemple . Dans les mutuelles , ça n’est pas l’État qui décide , ce sont les assurés sociaux , les bénéficiaires , les acteurs mêmes du système ; les contre-pouvoirs.  

Et le protectionnisme, comment échapper au protectionnisme ? 

Frédéric Bastiat : Le protectionnisme est une catastrophe. J’ai raconté au Parlement l’histoire de cette pétition qui était arrivée de la part des fabricants de chandelles. Ils avaient signé une pétition pour demander à être protégés « de la compétition ruineuse d'un rival étranger »  qui leur livraient une « concurrence déloyale en fournissant sa lumière à des prix trop bas ». Savez-vous de qui parlaient-ils ? Ce fournisseur était ... le soleil ! 

Cette pétition s'achève par la demande d'une « loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, […] par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons ». On marche sur la tête, non ?

C’est d’actualité, les chauffeurs de taxis, les pharmaciens, les notaires qui défendent leurs monopoles et leurs rentes de situation. 

Donc vous refusez le protectionnisme pour défendre le libre échange ? 

Frédéric Bastiat : Je défends le libre-échange réciproquement choisi et je montre comment il est plus intéressant de pratiquer le libre-échange, même face à des pays protectionnistes. Toute protection est spoliatrice alors qu'à l'inverse, le libre-échange permet un effet multiplicateur de richesses.

Allez expliquer cela à vos gouvernants, et même a vos agriculteurs .. ils n’ont rien compris.  C’est l’opinion publique qu il faut convaincre parce que les représentants du peuple seront toujours gênés par des mesures de liberté . 

Mais vous avez été élu à l’assemblée constituante en 1848, député des Landes. C’est cette assemblée qui a fabriqué la IIe République, et vous, on vous a reproché de voter tantôt à droite, tantôt à gauche. 

Frédéric Bastiat : C’est vrai, je ne me sentais ni de droite, ni de gauche. Il n’y a rien de mal à ça ! Mais je n’étais pas le seul. Il y en a d’autres. Un nommé Emmanuel Macron a dit cela aussi je crois, il n’y a pas si longtemps, ça lui a plutôt réussi.  Je votais, moi, pour les dispositions qui renforçaient la liberté individuelle et contre toutes celles qui renforçaient l’Etat. Je votais pour toutes les mesures qui permettaient d'accroître la prospérité de chacun sans hypothéquer les libertés individuelles. 

Mais voyez-vous, je me suis rendu compte très vite qu’étant ni de droite, ni de gauche, il était très difficile de faire carrière en France. Pour accéder au pouvoir, il fallait être aidé, structuré et s’appuyer sur un parti. Et puis, ça arrive, mais je me suis complètement trompé. 

Mais justement, le Macron de votre époque ,  l’ovni , c’était Louis-Napoléon. Vous avez voté pour lui à la présidence de la République ? 

Frédéric Bastiat : Exact, c’était un homme intéressant. Quel parcours ! Il était socialiste mais libéral… ça se passait bien.  Alors je reconnais que la prise de pouvoir et la restauration de l’Empire m’ont fait peur, mais je n’étais plus dans la course. Je vous rappelle que je suis mort le 24 décembre 1850, et que Napoléon III est devenu empereur le 2 décembre 1852. Alors c’est vrai qu‘avec l’Empire, les libertés individuelles ont été un peu écornées, mais pas longtemps. La prospérité individuelle n’a jamais été aussi bien partagée. Avec le recul, cet empire a fait d’immenses choses. Ce n’est pas comme son oncle Napoléon 1er   qui a mis la France à genoux. Quand je vois que les programmes scolaires glorifient « ce corse, fou furieux, cet esclavagiste » et ignore Napoléon le petit, je me dis que l’histoire est injuste.  

Qu’est-ce que vous auriez à conseiller à nos personnels politiques aujourd’hui ? 

Frédéric Bastiat : Vos personnels politiques, je ne les connais pas très bien. Si j’étais aux affaires, je serais inquiet, parce que la situation internationale est inquiétante, mais l’est-elle plus qu’au XIXe siècle ? Je ne le crois pas. Au XIXème siècle, nous étions en pleine révolution industrielle. Comme vous aujourd’hui, qui êtes en pleine révolution digitale. 

Ce qu’il faut refuser dans les périodes de grandes mutations, ce sont les atteintes aux libertés individuelles. La tentation est forte. 

Au XIXème siècle, nos amis qui se sont saoulés de Marx, n‘ont pas voulu comprendre que le système socialiste et communiste était un système autoritaire. Il faut se méfier aujourd'hui, certains imaginent prendre le pouvoir dans le monde par la terreur religieuse. 

Le seul conseil, c’est de marier l’autorité et la liberté individuelle. 

Ce que je déplore, c’est le manque d’esprit critique. Il ne faut jamais hésiter à mettre en cause les éminences, les gens de pouvoir qui sont installés. Les dirigeants n’ont pas toujours raison. Je n’ai aucune raison de vénérer Jean-Jacques Rousseau, Platon, Montaigne ou Montesquieu. Ils nous ont cassé les pieds et les oreilles avec leurs certitudes. 

La France regorge de donneurs de leçons. Je n’ai jamais compris l’admiration qu'avait le peuple de France pour la Grèce antique ou l’empire romain. Ces deux modèles avaient une économie basée sur le pillage et l’esclavage. Charlemagne et Napoléon 1er ont essayé de conquérir l’Europe sur les mêmes principes. Quelle erreur !

Pour aller plus loin : 

Aimez-vous Bastiat, Jacques Garello, Paris, Romillat

Frédéric Bastiat (1801 - 1850) : le croisé du libre-échange, Gérard Minart, L’harmattan 

Lire Bastiat : Science sociale et libéralisme, Robert Leroux, Hermann

Les grands entretiens de l’histoire , par jean marc sylvestre, éditions Saint-Simon 

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