Se battre jusqu’à récupérer la Crimée ? Les dessous du grand test lancé par Zelensky<!-- --> | Atlantico.fr
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Le président Ukrainien a tenu des propos très clairs sur la Crimée.
Le président Ukrainien a tenu des propos très clairs sur la Crimée.
©Sergei SUPINSKY / AFP

"La Crimée est ukrainienne et nous n'y renoncerons jamais"

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, lors de son allocution quotidienne, a martelé sa volonté de récupérer la Crimée. Une posture qui pose de nombreuses questions.

Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Jérôme Pellistrandi

Jérôme Pellistrandi

Le Général Jérôme Pellistrandi est Rédacteur en chef de la Revue Défense nationale.

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"La guerre en Ukraine a commencé avec la Crimée et doit se terminer avec sa libération" a déclaré le président Zelensky. "La Crimée est ukrainienne et nous n'y renoncerons jamais" a-t-il ajouté.  Comment interpréter ces paroles ? Quel peut être l’intérêt de ce genre de déclarations ?

Florent Parmentier : Le président Zelensky a raison de rappeler que la Crimée faisait pleinement partie de l’Ukraine en 1991, même si son statut a toujours été particulier du fait qu’elle accueillait la Flotte de la mer Noire de la Russie. C’est en ce sens qu’il rappelle le fait qu’un gouvernement ukrainien ne peut y renoncer. De son côté, la Russie a organisé un référendum en 2014 pour incorporer la Crimée comme un territoire russe, ce qu’elle n’a pas fait avec le Donbass. Contrairement à d’autres territoires ukrainiens, l’incorporation avait des adversaires (notamment chez les minorités tatares et ukrainiennes), mais aussi de nombreux partisans.

Toutefois, il faut observer que l’Ukraine a varié dans ses buts de guerre, et que la Crimée constitue ainsi un baromètre des ambitions ukrainiennes : s’agit-il de revenir seulement aux frontières du 24 février 2022 ? Ou revenir jusqu’aux frontières de 1991 est-il encore envisageable ? On peut interpréter les déclarations du président ukrainien de deux manières : soit il faut le suivre, ce qui veut dire qu’il se sent suffisamment fort pour reprendre des territoires militairement ; soit il s’agit d’un moyen de continuer de mobiliser, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, les soutiens de l’Ukraine. Ainsi, il pourra faire taire les critiques qui le considèrent trop mou contre la Russie.  

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Jérôme Pellistrandi : La difficulté est qu’il est sur un plan politique et se situe dans son rôle de chef de l’Etat. Mais sur le plan militaire, c’est une option qui semble extrêmement compliquée et peu réaliste à court et moyen terme. Depuis 2014, la Russie a russifié la Crimée avec des mouvements de population, etc. La saisie de la Crimée serait extrêmement compliquée. Il faudrait passer par le Nord, ce qui veut dire d’abord reconquérir les territoires sous contrôle russe depuis fin février. Ce serait une opération militaire de très grande envergure, nécessitant des moyens très lourds. Et puisque la Russie a annexé la Crimée, cela voudrait dire, pour Moscou, que l’Ukraine envahit le territoire russe. Et il n’est pas dit que les puissances occidentales soient prêtes à soutenir l’Ukraine dans cette bataille compliquée.

Dans quelle mesure l’Europe soutiendrait-elle une action visant à reprendre la Crimée à la Russie ? Serait-ce déraisonnable ? 

Florent Parmentier : Le soutien de l'Europe a été jusqu'à présent l'une des principales forces des dirigeants ukrainiens. Le temps du consensus résistera-t-il aux prochaines législatives italiennes ? Comment réagiront les gouvernements démocratiques face aux difficultés économiques de l’automne, dont nous n’avons pas connu le paroxysme ? Nous avons aujourd’hui une différence d’approche entre ce qu’un rapport du groupe de réflexion ECFR avait appelé le « camp de la justice », qui souhaite faire payer la Russie et soutenir l’Ukraine dans toute action offensive, et le « camp de la paix » qui estime qu’il est temps d’en finir avec le conflit dès qu’une occasion acceptable se présentera aux différents protagonistes. Pour l’heure, ces deux tendances coexistent, et le rapport de force entre ces deux camps varient d’un pays et d’un courant de l’opinion à l’autre. Nous ne connaissons pas encore l’état de l’opinion au moment d’une éventuelle offensive de la Crimée. 

Jérôme Pellistrandi : Il pourrait y avoir de fortes discussions et notamment de la part de Washington, évoquant une réticence à s’engager dans un nouveau bras de fer. Et ce d’autant plus que la guerre actuelle est loin d’être finie. C'est pour cela qu’à mon sens, ces paroles sont de la politique fiction et non une réalité politique accessible.

Une concrétisation serait déraisonnable. Il faudrait des moyens militaires bien plus importants et ni l’Europe ni les Etats-Unis n’auraient intérêt à cette situation. Il vaut mieux reconquérir la rive droite du Dniepr et pousser la Russie à la négociation. S’engager dans la reconquête de la Crimée serait ouvrir une nouvelle boîte de Pandore dans celle déjà ouverte depuis le 24 février.

Quel peut être l’objectif final recherché par Zelensky avec cette prise de position ? Est-ce une simple posture ? Quel message cela fait-il passer aux Occidentaux ? et à la Russie ?


Florent Parmentier :La guerre se déroule sur le terrain militaire ainsi que sur le terrain informationnel. Sur le plan militaire, il est douteux que le front connaisse d’importants changements. Certes, les deux parties ont des arguments à faire valoir – des armements occidentaux pour les Ukrainiens, des drones iraniens et des soutiens nord-coréens en perspective pour la Russie – mais plusieurs analystes font le pari d’une pause sur les opérations offensives.

Sur le plan informationnel, le Président ukrainien a bénéficié d’une couverture médiatique très favorable depuis six mois. Les Européens ont pu admirer le courage et l’engagement des Ukrainiens, vivant l’héroïsme par procuration. Cela ne veut pas dire que l’attention aux événements connaîtra toujours le même niveau au cours des prochains mois : les opinions publiques peuvent se lasser, et des critiques du leadership ukrainien peuvent apparaître. Envoyer un message sur la Crimée, c’est donc de ce point de vue plutôt un moyen de montrer que le moral est toujours bon, et que l’Ukraine est capable de prendre des initiatives afin de ne rien céder. A la Russie, le message est que les Ukrainiens ne cèderont rien dans les négociations.

Jérôme Pellistrandi : C’est principalement de l’ordre de la posture. A un moment ou un autre, il y aura des discussions et des négociations entre la Russie et l’Ukraine, même si le “quand” est impossible à déterminer. Donc chaque partie à intérêt à mettre la barre la plus haute possible. Puisque les Ukrainiens sont dans une dynamique défensive qui fonctionne, avec un échec russe. La Russie n’est pas défaite mais elle a échoué dans ses plans. Donc Zelensky a tout intérêt à mettre la barre haut pour ensuite négocier et faire des concessions. Mais il est hautement improbable que l'Ukraine ait de quoi reconquérir la Crimée. Il lui faudrait notamment une aviation et une marine beaucoup plus fortes qu’actuellement.

Quel est l’état des forces actuellement ?

Jérôme Pellistrandi : Dans la situation actuelle, on observe un enlisement, sur notamment deux fronts : le Donbass et la région de Kherson. Les Ukrainiens veulent à tout prix reconquérir la rive droite du Dniepr. C'est sans doute cela l’objectif des semaines à venir. Par ailleurs, l’armée russe est très affaiblie (entre 70 000 et 80 000 tués ou blessés. Elle manque aussi d’équipements et elle en a perdu. Donc c’est un vrai problème pour elle. Les Ukrainiens peuvent faire des contre-offensives localisées mais pas les moyens d’une opération d’ampleur. Les deux armées sont fatiguées. Le moral est compliqué à entretenir, y compris en Europe. L'opinion publique est encore très résiliente mais dans trois mois nous serons dans des conditions hivernales. Ce que craignent les dirigeants Ukrainiens c’est une lassitude des opinions publiques européennes qui seraient confrontées à l’inflation, etc. Cela pourrait nourrir une position vis-à-vis de Kiev.

Alors que des explosions ont eu lieu dans un aérodrome militaire russe en Crimée, cela pourrait-il être l’indication que l’Ukraine perçoit la Russie comme affaiblie et juge la reprise de la Crimée envisageable ?

Florent Parmentier : Evidemment, la Russie est affaiblie après plusieurs mois de guerre, comme cette explosion l’atteste. Son leadership militaire et ses services de renseignement ont été défaillants au début de la guerre, ce qui se paie encore aujourd’hui. Cependant, l’Armée russe a fait main basse sur près de 20% du territoire ukrainien et menace encore plusieurs territoires, notamment au Sud. Et, faut-il ajouter, l’Armée ukrainienne a également perdu beaucoup d’hommes.

Avant la Crimée, il est probable que les Ukrainiens s’attacheront d’abord à libérer Kherson. Mais la durée de la guerre change également la situation sur le terrain, avec une large distribution de passeports. Si Kherson était reprise, alors la Crimée deviendrait la destination reprise. Mais côté russe, la ligne rouge concerne le fait de ne pas attaquer les territoires considérés comme russe. En cas de franchissement de la ligne rouge, nul ne peut prévoir les conséquences...

Jérôme Pellistrandi : 
On a d’abord dit que ces frappes n’étaient pas dues à l’Ukraine, puis si, mais en fait on ne le sait pas vraiment. Si c'était le cas, la Russie pourrait le faire savoir et le dénoncer. Si c’est bien l’Ukraine, ça veut dire qu'elle dispose capacités nouvelles. Sauf que la Crimée, pour la Russie, fait partie de son territoire et Poutine pourrait utiliser des frappes sur ce territoire pour justifier une augmentation de l’effort de guerre.

Une telle déclaration, mais surtout sa mise en application s'il elle avait lieu, risquerait-elle de causer une escalade ? Dans quelle mesure l’Europe soutiendrait-elle une action visant à reprendre la Crimée à la Russie ?

Florent Parmentier : Du fait qu’il s’agit d’une ligne rouge posée par la Russie, le risque d’une escalade est également plus fort ici qu’ailleurs. Et, comme le disait Kennedy en 1962 lors de la crise de Cuba, il ne faut pas laisser à une puissance le choix entre une défaite humiliante et l’utilisation d’une arme atomique. Les mouvements autour de la centrale de Zaporijia rappellent les dangers de la situation actuelle.

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