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La science derrière Cambridge Analytica : pourquoi le profilage psychologique est réellement efficace sur les réseaux sociaux
©LIONEL BONAVENTURE / AFP

Manipulation de données Facebook

Les chercheurs qui ont mis en garde contre les abus des données de Facebook montrent comment le profil psychologique donne des résultats très efficients.

Franck DeCloquement

Franck DeCloquement

Ancien de l’Ecole de Guerre Economique (EGE), Franck DeCloquement est expert-praticien en intelligence économique et stratégique (IES), et membre du conseil scientifique de l’Institut d’Études de Géopolitique Appliquée - EGA. Il intervient comme conseil en appui aux directions d'entreprises implantées en France et à l'international, dans des environnements concurrentiels et complexes. Membre du CEPS, de la CyberTaskforce et du Cercle K2, il est aussi spécialiste des problématiques ayant trait à l'impact des nouvelles technologies et du cyber, sur les écosystèmes économique et sociaux. Mais également, sur la prégnance des conflits géoéconomiques et des ingérences extérieures déstabilisantes sur les Etats européens. Professeur à l'IRIS (l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques), il y enseigne l'intelligence économique, les stratégies d’influence, ainsi que l'impact des ingérences malveillantes et des actions d’espionnage dans la sphère économique. Il enseigne également à l'IHEMI (L'institut des Hautes Etudes du Ministère de l'Intérieur) et à l'IHEDN (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale), les actions d'influence et de contre-ingérence, les stratégies d'attaques subversives adverses contre les entreprises, au sein des prestigieux cycles de formation en Intelligence Stratégique de ces deux instituts. Il a également enseigné la Géopolitique des Médias et de l'internet à l’IFP (Institut Française de Presse) de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, pour le Master recherche « Médias et Mondialisation ». Franck DeCloquement est le coauteur du « Petit traité d’attaques subversives contre les entreprises - Théorie et pratique de la contre ingérence économique », paru chez CHIRON. Egalement l'auteur du chapitre cinq sur « la protection de l'information en ligne » du « Manuel d'intelligence économique » paru en 2020 aux Presses Universitaires de France (PUF).

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Atlantico : Le ciblage psychologique est-il un outil efficace pour véhiculer de la propagande sur le net ?

Franck DeCloquement : « Maîtrisez internet… avant qu’internet ne vous maîtrise », tel pourrait être notre credo à destination des lecteurs. Comme le titre d’ailleurs fort justement dans son dernier ouvrage, le spécialiste des chausse- trapes  web Jérôme Bondu. Et pour reprendre à mon compte certaines de ses analyses : « la révolution numérique a libéré le ‘marché cognitif’. N’importe qui est maintenant producteur d’informations ». Dès lors, nous sommes tous comme « ébloui par les phares surpuissants des nouveaux géants du web qui nous foncent dessus, et nous tétanisent »… Et les effets pernicieux de cette nouvelle «  économie de l’attention » dans laquelle nous sommes tous – peu ou prou – collectivement plongés, peuvent nous promettre, à brève échéance, l’avènement ou le retour de nouveaux régimes totalitaires… En régime attentionnel, « la hausse exponentielle de nos données informationnelles sur internet, couplée avec une baisse des capacités d’analyse » individuelles ne produira rien de bon à échéance brève, comme semble l’évoquer cet auteur. Des dispositifs de maitrise des rumeurs, de la propagation des opinions existent bel et bien. La science et les nouvelles technologies de la communication et de l’information (NTIC) offrent à ce titre d’innombrables ressources, d’une puissance inégalée dans l’histoire humaine. Et la sensibilisation corrélative des populations pour édifier leur entendement et muscler leur capacité de discernement et de résistance face aux pièges tendus, n’est pas chose aisée à transmettre.
Reste cependant une question essentielle : au-delà de la question éthique, est-ce que cela marche ? Autrement dit, le ciblage psychologique est-il un outil efficace ou non de propagande numérique ? Michal Kosinski, psychologue praticien et professeur assistant en science du comportement organisationnel à la Stanford Graduate School of Business, répond par l’affirmative. Véritable « aspirateur à comportement » selon Jérôme Bondu, ces nouveaux outils numériques – à l’image de ceux déployés par Cambridge Analytica – sont capables de cerner au plus près nos comportements collectifs ou individuels. Ils sont également en mesure de les influencer ou de les altérer : « nos dernières recherches en date confirment que ce type de ciblage psychologique est non seulement possible, mais également efficace en tant qu'outil de persuasion de masse numérique […] Je préviens de ces risques depuis des années» », rétorque à l’envi Michal Kosinski. 
Les firmes géantes du numérique telles que Facebook ou Google, se forment d’ores et déjà auprès des meilleurs spécialistes en sciences du comportement, afin d’apprendre à toujours mieux « capter » et « diriger »c nos attentions, à des fins de contrôles mercantiles. L’objectif inavoué de tout ceci ? Générer le plus longtemps possible chez les utilisateurs captifs, de l’addiction ou des comportements compulsifs de fréquentations. Sur le web, les plateformes qui proposent des abonnements ont d’ailleurs bien retenu ces enseignements précieux, et ne se privent pas d’en exploiter les apports au contact des plus grands gourous de la Tech. À l’image de l’expert Daniel Kahneman qui a donné par exemple une master class sur le sujet en 2007 et 2008, à un parterre de VIP très avertis, composé notamment de Sean Parker (Facebook), Larry Page (Google), Elon Musk (Space X, Tesla), Jeff Bezos (Amazon), Sergey Brin (Google), Nathan Myhrvold (Microsoft), Evan Williams (Twitter) et Jimmy Wales (Wikipedia). 
Ainsi, tous les dirigeants des GAFAM ont bien été formés depuis plus d’une décennie aux apports des neurosciences, par les sommités du domaine. Avisés, et grands professionnels, ils sont entre-temps devenus de fervents utilisateurs, au bénéfice de leur réussite commerciale planétaire. On se souviendra à ce propos de ces milliers d’utilisateurs du réseau social Facebook, « manipulés à l’insu de leur plein gré » pour les besoins d’une expérience de psychologie comportementale de grande envergure, entre le 11 et le 18 janvier 2012. Une expérience très discrète, menée grandeur nature, et portant sur la « contagion émotionnelle » sur les réseaux. Facebook y avait naturellement associé scientifiques de renom, issus des universités IRB de Cornell, et de Californie à San Francisco. Sans le savoir, près de 689 003  cobayes anglophones pris au hasard sur la célèbre plateforme en ligne, ont ainsi vu leur fil d'actualité « substantiellement altéré » bien malgré eux, pour « mesurer si les émotions exprimées » par leurs contacts influençaient leur humeur du jour par effet retour. In fine, les états émotionnels ainsi générés se sont révélés particulièrement « contagieux ». Démontrant sans conteste que les réseaux sociaux sont en parfaite capacité de produire et de propager des états émotionnels de proche en proche, dans une population d’individus donnés. Et ceci, par le simple truchement d’une contagion émotionnelle de masse. Constat particulièrement vertigineux dans ses implications immédiates.

Qu'est-ce qu'un « like / J’aime » sur Facebook dit de nous ? Dans quelle mesure ces données peuvent-elles être utilisées à des fins pernicieuses ?

Selon Kosinski, les personnes qui « like / aime » par exemple les épisodes de la série « Battlestar Galactica » sur les réseaux sociaux, sont probablement des individus introvertis dans la vie, tandis que les personnes qui aiment la chanteuse Lady Gaga sont susceptibles d'être plus « extravertis ». Doctorant et directeur adjoint au Centre de psychométrie de l'Université de Cambridge de 2008 à 2014, Michal Kosinski a collaboré avec ses collègues pour déterminer s'il était véritablement possible d'identifier les traits psychologiques des individus. Et ceci, à partir de simples « J'aime / like » sur Facebook.
Ainsi, Michal Kosinski et son collègue de Cambridge, David Stillwell, ont été capables de corréler les goûts avec d'autres traits de personnalité de base : « ouverture », « conscience », « gentillesse », etc. Armés de seulement dix critères de « goûts » détectés, ils ont été en capacité d’évaluer les traits d'une personne, avec plus de précision que ses propres collègues de bureau. Avec seulement 70 « like / j’aime », ils ont pu faire encore mieux que les amis proches d’un individu considéré… Dans l’une de leurs dernières études, Michal Kosinski et ses collègues – parmi lesquels Sandra Matz et Stillwell de la Columbia Business School et Gideon Nave de la Wharton School of Business – ont confirmé la prochaine étape dans leurs recherches : démontrer que les annonces sont bien plus convaincantes lorsqu'elles sont adaptées à ces critères psychologiques. Avec ses collègues, Michal Kosinski a créé une application Facebook qui permet en outre aux utilisateurs de remplir un questionnaire de personnalité, qui mesure cinq traits de caractère de base. Ils ont ensuite demandé aux utilisateurs d’avoir accès à leurs « like » et ont finalement constitué une base de données contenant 3 millions de profils. En mettant en corrélation les « goûts » des personnes considérées avec leurs scores sur le questionnaire de personnalité, Michal Kosinski et Stillwell ont développé des algorithmes permettant de discerner et de déduire avec une très grande précision, une foultitude de traits de personnalités issues en droite ligne de l'activité de ces mêmes personnes sur Facebook… Vertigineuses perspectives. À ce titre, L’extension « Data Selfie » révèle tout ce que Facebook sait de vous. Le réseau social aspire un nombre incalculable de données laissées – consciemment ou non – par sa communauté de membres. Ainsi, « Data Selfie » propose de nous montrer lesquelles, et ce qu’elles disent de nous à Facebook… Créée par Hang Do Thi Duc au sein du studio new yorkais « Data X », co-fondé avec Regina Flores Mir, « Data Services » est une extension chrome, gratuite et open source qui vous montre tout ce que Facebook a récolté sur nous. Plus Facebook cumule des données sur un membre, plus la firme est susceptible de lui proposer du contenu « pertinent », c’est-à-dire intéressant pour lui, mais surtout d’affiner son profil psychologique afin de le revendre clé en main aux annonceurs. Celui-ci paiera ensuite une certaine somme pour que ses publicités soient soumises à des profils susceptibles de correspondre à ses cibles prioritaires. À l’instar de Facebook, « Data Selfie » analyse nos comportements et nos habitudes une fois installées. Nous permettant ainsi d’obtenir un aperçu de notre « profil utilisateur » tel que Facebook le perçoit lui-même. Plus déstabilisant encore : à partir de nos comportements sur la plateforme en ligne, « Data Selfie » produit des analyses prédictives concernant nos habitudes d’achats, nos préférences alimentaires, nos principaux traits de personnalité (si nous sommes optimistes, organisés, émotifs, stressés, travailleurs, etc.). Ou encore, nos orientations religieuses et politiques… Une prouesse technologique rendue possible par l’usage d’une synergie entre deux APIs de machine learning : « Watson » (l’intelligence artificielle d’IBM), et « Apply Magic Sauce » de l’Université de Cambridge. Cette dernière permettait déjà de générer des tests de personnalité sur Facebook. Mais contrairement à Facebook, les données collectées par l’application « Data Selfie » ne sont pas stockées sur les serveurs de « Data Services », mais uniquement sur notre ordinateur. Un appareil à la fois… Ce qui limite quelque peu l’analyse globale ainsi effectuée. Data Services nous permet également d’exporter ou d’importer l’ensemble de ces données captées, voire même tout simplement de les supprimer. Gardons en mémoire que Facebook possède de son côté, plus de 100 000 critères spécifiques d’analyse. Lui permettant ainsi de circonscrire entièrement nos personnalités et nos comportements. Imaginons un instant la cartographie qui peut en être corrélativement retirée… Vertigineuse occurrence…

Dans quelle mesure est-il possible de prédire un vote, à partir de la collecte des données d'utilisateurs sur Internet ?

Les fondateurs de Cambridge Analytica ont adopté des techniques similaires à celles de Michal Kosinski et son collègue de Cambridge, David Stillwell. Mais ils les ont juste appliqués à la politique… Ils ont également fait un grand pas en avant, en utilisant leurs propres applications afin de collecter secrètement l'activité de dizaines de millions d'utilisateurs sur Facebook. Utilisateurs qui étaient simplement « amis », avec ceux qui avaient répondu au quiz de l'application « appât » initiale… 
Dans leur nouvelle étude, Kosinski et ses collègues ont voulu savoir si le ciblage psychologique produisait réellement de meilleurs résultats en matière de promotion publicitaire. Les chercheurs ont ainsi mené trois campagnes publicitaires sur des bases expérimentales, via Facebook. Dans le cadre de la promotion d’une gamme de produits cosmétiques, par exemple, ils ont diffusé des publicités destinées aux introvertis et aux extravertis. Au total, ces annonces publicitaires ont atteint 3 millions de personnes. La publicité pour les extravertis comportait une femme dansant et le slogan : « Dansez comme personne / dance like no one’s watching ». En revanche, la publicité pour les introvertis mettait en scène une femme qui se contemplait dans un miroir et un slogan beaucoup plus discret : « Beauty doesn’t have to shout / la beauté n’a pas besoin d’être criée. »
Les résultats ont été similaires lorsque les chercheurs ont mis en avant une application de mots croisés pour smartphones, avec des publicités ciblant les utilisateurs en fonction de leur ouverture aux nouvelles expériences. Ceux qui ont vu la publicité ciblée en fonction de leur « degré d'ouverture » particulier étaient 30% plus susceptibles de télécharger le jeu, que ceux qui ne l'avaient pas fait… A l’occasion d'une troisième évaluation, Michal Kosinski et son équipe ont testé des publicités concurrentes, pour un jeu vidéo dont ils savaient qu’il plaisait beaucoup aux introvertis. La première annonce présentait un pitch standard bourré d’action : « Prêt ? Feu !... » La deuxième publicité en revanche s'adressait aux introvertis : « Ouf ! Dure journée ? Que diriez-vous d’un bon jeu pour la finir ? » Dans ce cas précis, les publicités pour les introvertis ont généré 30% de clics, et 20% de téléchargements supplémentaires… Michal Kosinski estime qu'il est probablement impossible d'interdire le ciblage psychologique en tant qu'outil de propagande politique. Cependant, il estime toutefois que les individus peuvent se défendre en prenant conscience du fonctionnement de ces technologies, et sont en mesure de faire adopter des politiques publiques en capacité d’empêcher ce type d’usage abusif sur la toile mondiale… 
Dans « Head Strong : la psychologie et la domination militaire au 21e siècle », Michael D. Matthews explorait les nombreuses façons dont les usages de la psychologie feront la différence à l’avenir, pour gagner les guerres du futur en ciblant toujours plus au cœur les esprits adverses. Ces progrès fulgurants de la recherche en neurosciences impactent d’ores et déjà nos existences communes, et pas seulement celles de nos futurs soldats en opération. La sphère civile est aujourd’hui conquise et ravie de toutes parts par ces nouveaux champs applicatifs des sciences comportementales, et de la « neuro-persuasion ». Et beaucoup s’en inquiètent désormais à haute voix, à commencer par l’ancien locataire de la Maison-Blanche en personne, Barak Obama… Pourtant lui-même afficionado des plateformes et nouveaux outils numériques de « gestion des sympathisants », à l’image de « Blue State Digital », plus connu pour être l’architecte digital des campagnes de l’ancien président. Aujourd’hui, la situation semble très claire : plus aucun prétendant à une élection ne pourra désormais faire l’économie d’une stratégie électorale digitale pointue, usant d’outils numériques dédiés comme par exemple ceux de la société « NationBuilder » fondée par Jim Gilliam. Et les noces du numérique et de la neuro-politique sont d’ores et déjà actées pour longtemps… 
« Nous ne saurions longtemps échapper aux conditionnements opérés sur nous, entre nous, à travers nous et en nous par nos Médiarchies », prophétisait en substance Yves Citton, en marge de son ouvrage sur « l’économie de l’attention ». « Ingénierie de la perception », « Neurodroit », « Neuromarketing », « Nudge, Neuropolitique », « Economie de l’attention », « guerre pour l’opinion publique », « info dominance », « action psychologique », ou encore « économie comportementale » (BE)… Autant de nouveaux terreaux de recherches parfaitement méconnus du grand public, mais de sujets d’études prometteuses aux yeux des spécialistes, dont les développements actuels impactent d’ores et déjà en profondeur nos décisions quotidiennes, comme jamais auparavant dans l’histoire humaine. Nous n’en somme pourtant qu’au commencement… 

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