René Girard, philosophe apôtre d’une science nourrie des Evangiles <!-- --> | Atlantico.fr
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René Girard, anthropologue et théoricien.
René Girard, anthropologue et théoricien.
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Disparition

René Girard, anthropologue et théoricien de la "violence mimétique", qui avait bâti une œuvre originale, qui conjugue réflexion savante et prédication chrétienne, est décédé le mercredi 4 novembre.

Laurent Verpoorten

Laurent Verpoorten

Laurent Verpoorten est philosophe de formation et journaliste pour la Radio Chrétienne Francophone belge.

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Quelle est la nature du désir humain ? Quelle est l’origine de la violence ? Comment naissent les religions ? Qu’est-ce qu’une culture ? Ce ne sont là que quelque unes des questions fondamentales auxquelles les travaux de l’anthropologue français René Girard, décédé le 04 novembre à l’âge de 91 ans, permettent de répondre.

Considéré à juste titre comme l’un des penseurs majeurs de la seconde partie du XXième siècle, il était parfois surnommé depuis le début du troisième millénaire « le Darwin des sciences humaines ». Une reconnaissance tardive pour celui qui publia son premier ouvrage en 1961 - Mensonge romantique et vérité romanesque, devenu un classique - mais qui donne une idée de l’ampleur de l’apport girardien au savoir universel.

Comme le naturaliste anglais, René Girard est un penseur des origines. Sa découverte de la nature mimétique du désir et des mécanismes de désignation et de meurtres de boucs émissaires qui en découlent, partage avec la notion darwinienne d’évolution une simplicité explicative à l’efficacité redoutable, pour ne pas dire incontestable.

Mais il y a une différence entre les deux penseurs. Alors que les découvertes de Charles Darwin l’amenèrent à perdre la foi, c’est en comparant des mythes du monde entier avec la Bible que René Girard renoua avec une foi qu’il avait passablement oubliée.

La place centrale occupée par le christianisme dans le système girardien explique pourquoi l’intelligentsia européenne, rompue depuis près de 3 derniers siècles à la critique des religions, mettra du temps à lui créditer une pertinence. Si les notions de désir mimétique et de boucs émissaires font aujourd’hui quasiment partie des axiomes des sciences humaines voire du langage commun, cela reste presque impossible pour certains de suivre René Girard jusqu’au bout de sa réflexion et de reconnaitre avec lui dans les Evangiles la réflexion la plus poussée dont nous disposons sur le mode de fonctionnement humain.

Pour René Girard en effet, les récits évangéliques ressemblent à première vue aux mythes que l’on trouve dans les autres cultures : ils racontent eux-aussi la mise à mort d’un bouc émissaire. Mais ils s’en différencient en fait d’une manière à la fois simple et fondamentale. Dans les mythes, le bouc émissaire est toujours présenté comme un véritable coupable alors que la foule est soit innocente soit en état de soi-disant légitime défense (l’histoire d’Œdipe, pour ne donner qu’un exemple connu). Dans les Evangiles, c’est exactement le contraire qui se passe. L’innocence de Jésus ne fait aucun doute, pas plus que la culpabilité de la foule, qui se laisse aller à une pulsion collective de mort. Le mécanisme victimaire est donc pour la première et unique fois révélé dans toute sa vérité, c’est-à-dire dans toute sa cruauté, dans toute son injustice. 

L’originalité, et l’intérêt, du christianisme s’origine dans cette description à vif du désir humain, réalisée au travers de la mise en lumière sans concession des dangers du mimétisme collectif (souvenons-nous de l’apôtre Pierre qui finit lui-même par y succomber en reniant Jésus sous la pression de la foule !) La vérité faite sur la Passion de Jésus est la dénonciation universelle de toutes les victimes émissaires passées, présentes et futures. La crudité affreuse du récit, qui tranche avec le ton fantastique voire poétique des mythologies, annule la possibilité de pouvoir avoir recours à des boucs émissaires en bonne conscience. Désormais, on ne pourra plus ne pas entendre le cri de l’innocent, du faible, de celui qui est différent et que jusque-là on persécutait pour cela. Bien des siècles plus tard, les Droits de l’Homme ne pouvaient sortir d’un autre creuset.

Mais cette exposition de la singularité du récit chrétien entraîne des conséquences encore moins admissibles pour ceux qui considèrent qu’il n’y a rien d’avéré à apprendre des Evangiles.

En affirmant que le christianisme, qui décrit les comportements humains pour ce qu’ils sont et les dénonce, témoigne d’une lucidité descriptive supérieure à celle des autres religions, René Girard entre en collision frontale avec le dogme de l’égalité des cultures, la grande conclusion accouchée par un siècle et demi d’anthropologie scientifique. Mais il y a pire encore : la pensée girardienne remet en question les critères habituels de la scientificité. 

Tout d’abord en soutenant que les Evangiles constituent une source de savoir positif, c’est-à-dire dont la validité présente les qualités de répétabilité et de non-contradiction des vérités scientifiques. Tout au long de sa vie, René Girard s’efforcera ainsi de démontrer que des domaines aussi variés que la sociologie, la psychologie ou l’histoire sont eux-aussi très largement gouvernés par des logiques mimétiques. Par ses travaux d’exégèse biblique, il mettra également à jour la cohérence testamentaire, qui loin de dispenser des messages contradictoires et donc incohérents, prodigue, de la Genèse jusqu’à l’Apocalypse, un savoir identique mettant en garde contre la tendance du désir mimétique à se transformer en violence et donnant la priorité à l’individu au détriment du groupe.

La pensée girardienne ne se contente pas de démontrer que l’on peut atteindre des vérités dans les  sciences humaines. Elle procède à une critique de celles-ci à partir de la théorie mimétique. Le rôle central de la mimesis dans les comportements humains a en effet à ses yeux été systématiquement manqué par les différentes sciences humaines. Et, par exemple, pour ce qui est de la philosophie, cette myopie est générale de Platon à Heidegger, en passant par Hobbes ou par Nietzsche.

Enfin, et ce n’est pas la moindre des choses, René Girard redéfinit les rapports entre religion chrétienne et science moderne. Au lieu de les opposer, il les réunit au contraire au pied de la Croix. En effet, la Passion du Christ, par ce qu’elle fait voir le réel pour la première fois, n’inaugure pas seulement une nouvelle religion. Dans un même mouvement, elle donne le goût du vrai. Une saveur dont la pensée occidentale ne pourra désormais plus se passer et qui s’exprimera tout autant au travers de la science et de ses développements qui visent à comprendre le monde pour ce qu’il est, en dehors, précisément des à priori mythiques. Mais aussi à travers l’art occidental, qui évoluera obstinément vers des modes de représentations incluant la perspective, donc plus réalistes, afin d’imiter le monde tel qu’il est.

« Nous ne ferons jamais de sciences humaines sérieuses si nous ne nous intéressons pas au christianisme, disait René Girard, non pas comme croyance, mais comme révélation sur la nature humaine. Je ne parle pas au nom d’une révélation religieuse : je dis que si nous percevions la différence qui sépare le christianisme des religions antérieures, nous devrions prendre beaucoup plus au sérieux le contenu de son message. »

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