Qui étaient vraiment les femmes du Moyen-Age qui ont conçu la tapisserie de Bayeux ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Une vue partielle d'une reproduction de la tapisserie de Bayeux réalisée sur une toile de canevas, dans la cathédrale de Bayeux.
Une vue partielle d'une reproduction de la tapisserie de Bayeux réalisée sur une toile de canevas, dans la cathédrale de Bayeux.
© MYCHELE DANIAU / AFP

Bonnes feuilles

Janina Ramirez publie « Femmes remarquables du Moyen Âge » aux éditions Autrement. Le Moyen Âge est souvent considéré comme une période sombre, une société patriarcale qui opprimait et excluait les femmes. Janina Ramirez éclaire d'un jour nouveau cette époque en réhabilitant de nombreuses femmes influentes rayées des documents historiques. Extrait.

Janina Ramirez

Janina Ramirez

Janina Ramirez est une historienne de l'art, historienne de la culture et présentatrice de télévision britannique. Elle se spécialise dans l'interprétation des symboles et l'examen des œuvres d'art dans leur contexte historique.

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Si peu d’objets médiévaux furent étudiés de manière aussi attentive que la tapisserie de Bayeux, beaucoup de questions demeurent sans réponse. On ignore même pourquoi elle en vint à être nommée « tapisserie » alors qu’il s’agit clairement d’une broderie. Malgré des centaines de livres, des milliers d’articles et de multiples études de l’œuvre originale, les débats concernant certaines questions cruciales se poursuivent. Qui a commandé cet ouvrage ? Qui l’a conçu ? Où a-t-il été fabriqué ? Où devait-il être exposé ? Certes, un consensus semble exister concernant son commanditaire : ce fut probablement le frère de Guillaume, Odon de Bayeux – même si Édith, l’épouse d’Édouard le Confesseur, joua sans doute un rôle dans l’histoire et qu’il existe beaucoup d’autres hypothèses. Odon fut fait comte de Kent par Guillaume après la bataille d’Hastings, et des indices tirés de l’histoire de l’art montrent que ce fut sans doute dans le principal monastère de son domaine, à Canterbury, que l’on travailla sur le thème et les images de cette tapisserie. Certains soutiennent avec force que cette œuvre fut dès le début conçue pour la nef de l’autre grand évêché d’Odon, Bayeux, et la consécration de sa nouvelle cathédrale – les pans de lin étant soigneusement mesurés et balisés pour que l’action se déroule à des endroits précis de la nef. Règne un relatif accord sur ces questions. Mais qu’en est-il du créateur de cette broderie ?

En vérité, la tapisserie de Bayeux devrait être qualifiée de « cheffe-d’œuvre » plutôt que de « chef-d’œuvre », car elle fut créée par une équipe de brodeuses. Mais s’il ne viendrait à l’idée de personne de parler de La Nuit étoilée sans mentionner Van Gogh, ni de La Joconde sans s’interroger longuement sur la vie et l’époque de Léonard de Vinci, rares sont ceux qui parlent de la tapisserie de Bayeux en pensant aux femmes qui l’ont fabriquée. Il s’agit d’une œuvre étonnante, emplie de drame, de symbolisme, de représentations de la guerre, d’éléments de la vie quotidienne, de manœuvres politiques à la cour et d’une panoplie émouvante de personnages du XIe  siècle.

Sa taille en tant que telle mérite qu’on s’y intéresse, car elle est généralement reproduite sous forme de scènes carrées, plus faciles à représenter sur des T-shirts, des cartes de vœux ou des torchons. À la manière d’une bobine de film, elle est longue et fine : presque 70 mètres sur environ 50 centimètres de large seulement. Cette frise forme un récit continu, comme une bande dessinée, avec des arbres ou des bâtiments venant interrompre les diverses sections mais ne perturbant en rien le déroulement de l’action. Les spectateurs contemporains ne peuvent qu’être sensibles au caractère cinématographique de ces drakkars massés les uns contre les autres, naviguant sur des flots tumultueux, ou de ces chevaux tombant sur le flanc, projetant en l’air leurs cavaliers. Survivance extraordinaire d’un gigantesque ensemble d’œuvres textiles désormais disparu, la tapisserie de Bayeux témoigne d’un domaine de l’art médiéval dans lequel les femmes excellaient.

(…)

Un projet aussi exigeant nécessitait une équipe unisexe capable d’œuvrer en étroite collaboration pendant de longues périodes. Pour créer cette tapisserie, les brodeuses médiévales travaillèrent très probablement en commun à l’abbaye de Barking. Cet édifice était devenu la deuxième abbaye la plus riche du pays après avoir obtenu le patronage royal du roi Edgar dans les années 970 ; et le roi ayant le droit de choisir lui-même l’abbesse de Barking, plusieurs reines et parentes de la famille royale occupèrent cette fonction, notamment les épouses d’Henri Ier et du roi Étienne. Les découvertes faites sur le site, notamment des peignes en os et des pièces de monnaie – ainsi que du verre coloré, alors rare – laissent penser que ses liens avec la royauté enrichirent considérablement l’abbaye. Les nonnes de Barking reçurent la meilleure éducation possible pour des femmes du XIe  siècle, étudiant les textes bibliques, le droit antique, l’histoire, la grammaire et l’orthographe, et elles accueillirent Guillaume le Conquérant quand sa Tour blanche était encore en cours de construction à Londres. L’abbesse recevant ses fonctions et ses charges directement du roi, la fabrication de la tapisserie de Bayeux fut peut-être un cadeau de remerciement, servant à garantir la continuité des relations entre Barking et la nouvelle famille royale normande.

L’équipe de brodeuses expertes eut besoin de beaucoup d’espace et d’ingéniosité pour la confectionner. Les deux premières sections de la tapisserie mesurent près de 14 mètres – et manipuler de manière simultanée une telle quantité de lin est une tâche complexe. L’analyse des divers styles à l’œuvre sur la tapisserie de Bayeux montre que ces femmes travaillaient côte à côte, très proches l’une de l’autre, certaines maintenant en place les différentes sections tandis que d’autres brodaient, le reste du lin étant rassemblé ou maintenu sur un rouleau.

Si nous ne savons pas exactement comment cette tapisserie fut créée, un groupe de femmes de Leek en créa une réplique dans les années 1880, nous donnant un aperçu de sa fabrication. Sous la direction d’Elizabeth Wardle, une amie de William Morris, une équipe de plus de trente-sept « actionnaires » (des femmes associées à son école de broderie d’art et consacrant leur temps à ce projet) fut mise sur pied de manière méthodique. Elizabeth avait son propre objectif : elle voulait que les artistes féminines soient nommées et reconnues. Elle envoya des bandeaux de tissu à chacune d’elles avec pour instruction de broder leur nom sous les scènes sur lesquelles elles avaient travaillé. Ce n’était pas ainsi que l’original avait été créé, mais, tout comme les brodeuses médiévales, Elizabeth travailla aux côtés de ses parentes, serrées les uns contre les autres. Les femmes de l’époque victorienne s’aperçurent que la manière la plus efficace d’achever ce projet était de créer de petites sections qui pouvaient ensuite être cousues ensemble. Les brodeuses médiévales, semble-t-il, en avaient elles aussi pris conscience en travaillant sur la tapisserie de Bayeux.

L’unité de mesure standard du tissu dans l’Angleterre du haut Moyen Âge était l’aune, qui correspondait à 45 pouces, soit environ 1,15 mètre34. La tapisserie fait approximativement une demi-aune de haut, et les sections principales furent découpées dans des rouleaux de lin de 24 aunes de long, puis coupées en deux dans le sens de la longueur. Quand les brodeuses commencèrent à travailler sur les deux premières parties, elles divisèrent ce morceau de 24 × 0,5 aune de tissu en deux, les femmes travaillant ainsi sur des longueurs de 12 aunes (soit 13,80 mètres). C’était là une énorme quantité de tissu à manipuler ; apparemment, une fois que les femmes eurent achevé les sections 1 et 2, elles passèrent à des sections plus petites, d’environ la moitié de la taille précédente. À mesure que la tapisserie prenait forme et que la date butoir approchait, le lin fut coupé en morceaux de plus en plus étroits, ce qui permettait à chaque brodeuse de mieux gérer son morceau de tissu.

Peut-être ce projet était-il tout à fait insolite, et que ni les commanditaires ni les brodeuses n’avaient travaillé jusqu’alors sur une œuvre d’une telle envergure. L’évolution de la taille des sections montre qu’elles trouvèrent la manière la plus efficace de broder en équipe et modifièrent leurs pratiques au fur et à mesure. De même, la capacité d’adaptation de ces femmes est évidente quand on scrute les raccords entre les différentes sections : les coutures qui relient les deux premières parties du récit sont maladroites, avec des erreurs dans l’alignement des marges. Mais à mesure que la broderie avance, elles se font plus sophistiquées, certaines devenant presque invisibles grâce à la poursuite des points de broderie sur la césure. La planification et la coordination entre les membres de l’équipe était de plus en plus fluide, et à mesure que les brodeuses prenaient confiance dans ce projet, la qualité de leur travail s’améliorait.

Ce qui fait aussi de cette tapisserie une œuvre exceptionnelle, c’est que, contrairement à d’autres exemples d’opus anglicanum, elle traite presque exclusivement de sujets profanes. Qui donc détourna les compétences d’un groupe de femmes exceptionnellement douées des chasubles et chapes liturgiques pour les pousser à témoigner de la destruction d’une armée anglaise et de la disparition du royaume d’Angleterre ?

Extrait du livre de Janina Ramirez, « Femmes remarquables du Moyen Âge », publié aux éditions Autrement

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