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Une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, en février 2020
Une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, en février 2020
©THOMAS SAMSON / AFP

Un petit tour et puis s’en vont ?

Alors que le conflit social autour de la réforme des retraites semble s’installer, laissera-t-il un impact durable sur la vie politique française, comme d'autres l'ont été par le passé ?

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti

Arnaud Benedetti est Professeur associé à Sorbonne-université et à l’HEIP et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire. Son dernier ouvrage, "Comment sont morts les politiques ? Le grand malaise du pouvoir", est publié aux éditions du Cerf (4 Novembre 2021).   

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Atlantico : Alors que le conflit social autour de la réforme des retraites semble s’installer, il peut être utile de regarder dans le rétroviseur. Quelles traces les grands conflits sociaux-politiques  du XXe et XXIe siècle ont-ils laissé sur la vie politique ?

Arnaud Benedetti : La mémoire sociale joue en France un grand rôle dans notre histoire politique. Pour une raison qui est liée à notre singularité : nous sommes à la fois verticalité et horizontalité, ce qui explique sans doute la très grande faiblesse de notre culture de corps intermédiaires contrairement à d’autres démocraties. La verticalité c’est l’Etat, un État Princier, auquel nous pouvons obéir parce qu’il reflète notre puissance collective d’assemblage mais aussi à partir duquel nous attendons des réponses à notre besoin d’organisation et de …socialité. L’Etat n’est pas seulement régalien , il est aussi social, au sens qu’il est le curseur à travers lequel nous investissons notre demande d’égalité. D’où le second axe, celui de l’horizontalité : nous levons certes la tête pour regarder le haut, c’est-à-dire l’Etat mais nous le faisons sous une forme de prière afin de ramener toujours celui-ci à notre niveau pour qu’il obéisse à notre incompressible aspiration à l’égalisation des conditions, à la justice en quelque sorte. Depuis sa nuit historique la société française s’est construite dans cette tension là qui oscille entre ces deux pôles . Les mouvements sociaux ont toujours rythmé cette histoire et ce bien avant la république et la révolution. La France c’est le Roi et le peuple, la transcendance par le haut et le bas, mais le retour à terre dés que le haut ne communique plus avec le bas. Jacqueries, révoltes urbaines comme la révolte des cabochiens en pleine guerre de cent ans , etc égrènent notre vie politique depuis des siècles et sédimentent, ossifient une mémoire collective qui rebondit d’une époque à l’autre. Nous vivons collectivement tout à la fois, et encore plus depuis le XIX ème siècle, dans cette sanctification des mouvements populaires mais aussi dans la crainte de leur surgissement car très généralement ils sont associés à l’idée de violences. 


1968 est un mouvement plus sociétal que social et d’ailleurs le mouvement social éteint la révolte étudiante après les accords de Grenelle négociés avec une immense intelligence par Georges Pompidou. Pour autant il reste dans la mémoire de tout gouvernant car il illustre pour tout pouvoir la martingale de toutes les menaces, à savoir l’alliance « disruptive » des jeunes et des travailleurs, autrement dit une capacité projective fortement incontrôlable. 1995 constitue le dernier fait d’arme des grandes centrales syndicales qui font reculer par un registre classique de l’action collective, la grève, un exécutif qui plus est récemment élu. 2006 constitue tout à la fois un mixte jeunesse/syndicat et où le gouvernement fait voter le CPE mais où Jacques Chirac ne le promulgue pas, sauvant de manière un peu « grossière » la face de son Premier ministre. En France il existe un imaginaire du conflit social qui puise ses racines très loin dans le passé et où l’on est censé arracher des progrès sociaux qu’à partir d’un rapport de forces avec le pouvoir et les élites sociales et économiques. S’impose cette idée d’une dynamique historique nourrie par la lutte et non par la cogestion ; on arrache le progrès contre le parti de l’ordre, on ne le négocie qu’à partir d’un affrontement : d’où 1936, d’où 1968 aussi … Mais force est de constater également que la prédisposition à la cogestion est aussi entravée par cette représentation de la politique qui ne se construit que par le haut ; cela signifie que le frein est double, il relève aussi d’une ingénierie du pouvoir qui a du mal à négocier . Le macronisme en est la dernière illustration, la plus malhabile car sans mémoire, et en conséquence apparaissant comme la plus arrogante. Il faut quand même une certaine dose de maladresse empreinte de forfanterie pour s’être mis à dos la CFDT …

Quels sont les éléments qui font qu’un conflit social va laisser des traces à court, moyen ou long terme ? 

Plusieurs éléments constituent des facteurs-clefs de l’entrée dans la totémique mémoire sociale : le premier d’entre eux est la capacité à imposer un registre d’actions qui impacte  la vie quotidienne du pays avec son cortège de manifestations massives, de grèves et de blocages;  le second est indissociable de l’aptitude à procéder à une « « mobilisation multisectorielle »pour reprendre la formule du politiste Michel Dobry, c’est-à-dire la mise en mouvement synchronisée de plusieurs secteurs sociaux au même moment, ce que l’on appelle dans un langage militant la fameuse « convergence des luttes »; le troisième et non des moindres c’est le soutien dans la durée de l’opinion publique , ce à quoi nous avons assisté en 1995 avec ce que le politologue Stéphane Rozès a appelé la « grève par procuration » ou en 2018/2019 avec, malgré les violences, au demeurant réparties de manière équanime,  l’irruption des gilets jaunes ; le quatrième coté du « carré magique » c’est enfin l’effet sur le jeu politique et très souvent la nécessité pour le pouvoir de répondre positivement pour tout ou partie aux revendications des manifestants et autres grévistes. Évidemment tous ces pré-requis ne sont pas nécessairement mobilisables pour la construction ou l’efficience mémorielle de l’événement, mais il convient néanmoins que plusieurs d’entre-eux soient présents pour l’inscription dans la postérité collective du moment social. Il est à noter que certaines séquences peuvent être oubliées, nonobstant la force politique qui fut la leur lorsqu’elles surgirent.Il en va ainsi des  grèves insurrectionnelles de 1947-1948, d’une toute ampleur de ce que l’on connaîtra par la suite, qui sont « tombées » dans une sorte d’amnésie alors qu’elles constituent l’épicentre d’un moment politique essentiel pour la IV ème République et même en pleine guerre froide pour l’ADN libérale de nos institutions. Cet oubli sans doute est lié au fait que pour la circonstance le mouvement social a été pour une grande part instrumentalisée, détournée même  comme le démontreront les archives, à des fins géopolitiques. Le ministre de l’intérieur , Jules Moch, faut-il le rappeler, a joué un rôle essentiel, insuffisamment évalué, dans la défense  du régime…

Le conflit social actuel a-t-il des chances de laisser une trace ?

C’est un conflit social, comme tous les conflits sociaux de ces dernières années, de défense des acquis et non de conquêtes de nouveaux droits. Il n’échappe à personne que les syndicats sont depuis plusieurs décennies assiégés par la marée montante du techno-globalisme dont la tendance est au grignotage du modèle social. D’où le caractère très polarisateur de ce que nous traversons et pour le moins discutable de ce que nous désignons sous le vocable de réforme. Loin d’être une réforme, le texte proposé par le gouvernement est d’abord une injonction , pour s’adapter à un « input »techno-comptable. Une réforme pour être habilitée à être désignée ainsi doit comporter des éléments d’améliorations sociales  , ce qui n’est pas le cas dans ce cadre, quand bien même il convient sans doute repenser notre système de solidarité. La réalité telle qu’elle est perçue par une opinion très majoritairement hostile au projet gouvernemental est que ce dernier combine inefficacité et injustice. Cette « double peine », c’est quelque part la régression de trop , celle qui vient dans une conjoncture inflationniste élargir le fossé entre la technostructure gouvernante et des gouvernés qui  dans de larges segments rejettent le texte.D’où une intensité probable dans les semaines à venir, car pour les syndicats ils jouent leur crédibilité en tant que contre-pouvoirs défenseurs et protecteurs des salariés, aptes à imposer s’il le fallait un rapport de forces aux pouvoirs publics, et potentiellement de renverser une position gouvernementale. Ils ne peuvent ignorer que l’adoption de ce texte serait aussi leur défaite, parce que leur capacité de projection politico-sociale dans la grande tradition revendicative française serait alors profondément entamée, d’autant plus que cette fois-ci ils sont unis. Leur stratégie depuis le 19 janvier constitue de facto un sans-faute : les mobilisations sont massives, rythmées, disséminées géographiquement, forte du soutien des français, et propices à susciter l’adhésion majoritaire. Ils préparent par une acculturation habile les opinions à un durcissement du mouvement : soit ils parviennent à mobiliser, bloquer et être soutenu sur la durée, soit ils échouent et la technostructure gouvernementale pourra exciper une victoire par KO . De toutes les manières il y a en conséquence tout lieu de penser que ce conflit laissera des traces du fait du caractère de « quitte ou double » qu’il prend pour les uns et pour les autres. Nous sommes sur une ligne de crêtes…

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