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Quand Vladimir Poutine n'hésite pas à réécrire l’histoire russe comme aux plus grandes heures de la propagande soviétique
©Reuters

Orwell

L'Histoire peut s'avérer être une arme puissante pour tout dirigeant souhaitant renforcer et pérenniser son pouvoir. C'est ce qu'a très bien compris Vladimir Poutine qui a développé ces dernières années des outils juridiques lui permettant de contrôler l'histoire russe, et tout particulièrement les événements survenus au cours de la période soviétique.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : Dans son livre 1984, George Orwell a écrit : "Qui contrôle le passé contrôle le futur ; qui contrôle le présent contrôle le passé". Dans quelle mesure cette citation s'applique-t-elle à la relation qu'entretient Poutine avec l'histoire russe ? 

Jean-Sylvestre MongrenierSi 1984 de George Orwell est considéré comme une dystopie, c’est-à-dire une contre-utopie, il a pour arrière-plan historique le phénomène totalitaire, bien plus concret qu’une anticipation de l’avenir. Lorsque l’ouvrage paraît, en 1949, le totalitarisme brun a été vaincu, mais le totalitarisme rouge recouvre la moitié de l’Europe et menace l’Occident. Depuis l’arrivée au pouvoir des Bolcheviks et la victoire de Staline sur Trotsky, l’histoire est remaniée en fonction de l’idéologie marxiste-léniniste et des luttes politiques dans la direction du Parti. Le pouvoir soviétique et ses incarnations successives s’emploient à réécrire le passé et à falsifier l’Histoire afin de contrôler le présent et déterminer le futur. Sous Mikhaïl Gorbatchev, la désorganisation du pouvoir et l’implosion idéologique ont permis une approche plus objective de l’Histoire. La dynamique libérale à l’époque de Boris Eltsine a entraîné la reconnaissance des crimes du communisme, bien au-delà du "rapport Khrouchtchev" (février 1956), centré sur les purges internes au Parti. L’association "Mémorial" d’Andreï Sakharov a pu conduire un travail de mémoire sur le Goulag. La vérité historique semblait alors triompher de l’idéologie et du mensonge (l’association "Mémorial" est désormais considérée comme "agent de l’étranger").

Indubitablement, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a inversé le cours des choses. Rapidement, l’histoire immédiate est manipulée afin de bâtir la légitimité du nouveau président. Il importe ici de rappeler les circonstances de son ascension politique, jusqu’au Kremlin. Intégré à l’administration présidentielle, Poutine a été promu à la tête du FSB (les services secrets), puis du gouvernement russe, afin de protéger les intérêts politiques et matériels de la "famille Eltsine" et des oligarques qui entouraient le président russe. Il est ensuite mis sur orbite et propulsé à la tête du pays, au début de l’année 2000, afin de couvrir les arrières de Boris Eltsine et de lui assurer que ni ses proches, ni lui, ne seront poursuivis pour corruption. Sitôt élu, en mars 2000, Poutine s’exécute et amnistie son "parrain" et prédécesseur. Envers et contre les faits, la propagande du régime pose Boris Eltsine comme un repoussoir, destiné à valoriser la figure de Poutine, présenté comme l’ennemi des "oligarques", des puissances d’argent et du crime organisé. Simultanément, les années 1990, période au cours de laquelle Poutine était chargé des affaires économiques à la mairie de Saint-Pétersbourg, avec ses compromissions et ses zones d’ombre, ne peuvent plus être traitées en toute objectivité. Historiens, journalistes et biographes sont dissuadés. Cela n’aura été qu’un début. 

Récemment, un blogueur russe a été accusé d'avoir nié des faits historiques établis par le tribunal de Nuremberg en affirmant que "les communistes et l'Allemagne ont envahi conjointement la Pologne, événement déclencheur de la Deuxième Guerre mondiale." L'article 354.1 du Code criminel russe de mai 2014 a permis sa mise en accusation. Quels sont les outils juridiques et législatifs dont dispose Vladimir Poutine pour exercer un contrôle sur l'histoire russe à son profit ? Que retire-t-il personnellement de ce contrôle ? 

L’article du Code criminel dont il est ici question interdit de remettre en cause la vision néo-soviétique de la "Grande Guerre patriotique" (1941-1945). Il doit être replacé dans un contexte politico-institutionnel élargi. L’entreprise de manipulation historique évoquée plus haut ne se limite pas à l’histoire immédiate et à la falsification de la biographie politique de Poutine. La machine de propagande du Kremlin attache une grande importance à ce que Vladimir Medinski, ministre de la Culture de Russie, qualifie de "mythologie historique". Selon ces idéologues et propagandistes du poutinisme, l’histoire de la Russie est le lieu et l’objet d’un complot de l’étranger qui viserait à culpabiliser et frapper d’impuissance la défunte superpuissance. Nonobstant Lénine, Trotsky, Staline et consorts, les crimes du communisme et les millions de victimes du Goulag, il faut la réécrire de manière positive. En juin 2007, Poutine convoque un groupe d’historiens au Kremlin et il leur communique des instructions sur la manière dont le passé russo-soviétique doit être présenté et enseigné aux jeunes générations. Il menace de censurer les éditions qui publieraient des manuels "non patriotiques". En mars 2013, il ordonne la rédaction d’un nouveau manuel historique écrit sous la direction de Vladimir Medinski, nommé plus haut : "Chaque page de notre passé doit être traitée avec respect". Parallèlement, deux organisations sont chargées de faire la police dans le monde des historiens : la Société d’Histoire russe, dirigée par Sergueï Narychkine, un guébiste, président de la Douma (2011-2016), nommé le 22 septembre dernier à la tête de l’espionnage russe (le SVR) ; la Société d’Histoire militaire présidée par Vladimir Medinski.

Ce système global de contrôle de l’Histoire ne sert pas les seuls intérêts politiques personnels de Poutine. A cet égard, on peut penser que l’une des erreurs commises par les Occidentaux, lors de la politique de "reset" pratiquée par l’Administration Obama, a été de voir en lui une sorte de chef mafieux, principalement motivé par le lucre et la recherche d’avantages matériels. Poutine est habité par un projet de puissance, porte une vision du monde, frustre mais robuste, et conduit une stratégie. Selon ce schéma, la "mythologie historique" a pour fonction de produire une forme d’unanimisme dans la population russe, de mobiliser les énergies et de servir le culte de la puissance, ce que les Russes nomment la "derjavnost". A l’évidence, cela n’a aucun rapport avec le souci de l’objectivité et de la vérité historique. Aussi le recours à l’Histoire est-il purement instrumental : les faits sont manipulés, sortis de leur contexte historique, recomposés selon l’effet recherché. Pour exemple, lorsque le Kremlin a rattaché manu militari la Crimée à la Russie, il n’a pas hésité à dresser un parallèle entre ce territoire, passé sous différentes souverainetés au fil des siècles et arraché à l’Ukraine, et la Jérusalem du peuple juif. Au total, Poutine fait un usage post-moderne de l’Histoire, considérée comme un simple récit, sans fondement scientifique et manipulable à volonté. Cynisme et relativisme débouchent sur le mensonge éhonté et le nihilisme. Les propagandistes du Kremlin expliquent ainsi que le Royaume-Uni serait le vrai responsable de la Deuxième Guerre mondiale.

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Les principales manipulations de l'histoire russe par Vladimir Poutine concernent en particulier la période soviétique. Pour quelles raisons ? Quels éléments relatifs à cette période (et au stalinisme en particulier) retrouve-t-on dans le mode de gouvernance et la pratique du pouvoir par Poutine ?

La propagande du Kremlin met en scène l’identité slave, le tsarisme et l’orthodoxie, afin d’abuser ceux qui, en Occident, sont sensibles aux racines longues et aux grands rythmes de l’Histoire, mais tout cela ressemble à un mauvais péplum. En dernière analyse, Poutine est un produit de l’ère Brejnev et un nostalgique de l’Urss. Convaincu du fait que la Guerre froide n’est pas terminée (les années 1990 ne seraient qu’un long armistice), il est animé par l’esprit de revanche et son projet géopolitique est explicitement révisionniste. Dans cette représentation géopolitique globale, la superpuissance soviétique fait figure de principale référence historique et le dessein général est de rassembler la plus grande part de territoires autrefois soviétiques, dans le cadre d’une "Urss new-look". Bien que contrarié par le retournement géopolitique de l’Ukraine, ce projet donne sens et substance à l’Union eurasienne, officiellement fondée le 1er janvier 2015. Soulignons à ce propos que le manuel d’histoire écrit sous la direction de Vladimir Medinski est censé unifier le "monde russe" et s’imposer dans tous les Etats membres de l’Union eurasienne.

Ainsi, l’histoire officielle et le discours propagandiste mettent-ils en avant le personnage de Staline, présenté en "manager efficace" et bâtisseur de la Russie-Soviétie. Considérée comme un modèle du genre, une biographie de Staline lui sait gré d’avoir débarrassé le parti des "sionistes", empêché ces derniers de détruire l’appareil d’Etat et partant l’Urss (cf. Vladimir Karpov, Generalissimus, Kaliningrad, 2002). Le manuel d’histoire pour les enseignants, rédigé par Alexandre Filippov, explique que Staline était "l’un des dirigeants les plus efficaces de l’Urss" et que l’objectif de son entreprise consistait en "la restauration politique et territoriale de l’Empire russe". Dans la même veine, Alexandre Filippov poursuit : "Le résultat des purges de Staline a été la formation d’une nouvelle classe dirigeante, capable de mener à bien la modernisation malgré la pénurie des ressources". Bref, "les lendemains qui chantent" justifient le "génocide de classe" (Stéphane Courtois). Parallèlement, la diplomatie russe s’est employée à interdire au Conseil de l’Europe de condamner le communisme en tant qu’idéologie liberticide et meurtrière. Enfin, si l’on revient au Pacte germano-soviétique du 23 août 1939, il constitue un pacte de guerre, d’anéantissement de la Pologne, et de partage de l’Europe. Après sa mise en œuvre, ledit pacte a été renforcé par un traité d’amitié et de coopération entre l’Urss et l’Allemagne national-socialiste (28 septembre 1939). La volonté de justifier cet infâme traité exprime la vision poutinienne de l’Europe. La propagande contre l’Ukraine est d’ailleurs similaire à celle maniée contre la Pologne de 1939 : une même logomachie au service d’un dangereux projet géopolitique.

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