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Prêt à tout pour faire de son fils un président : comment Joe Kennedy a su proposer à la mafia une offre qu’elle n’avait pu refuser…
©FRANCE PRESSE VOIR / AFP

Bonnes feuilles

Banquier, trafiquant d’alcool, producteur de cinéma, ambassadeur et homme d’affaires, Joe Kennedy a vécu plusieurs vies. Sensible aux honneurs de la vie publique, il serrait les mains de Roosevelt et de Churchill comme celles des parrains de la mafia. Obsédé par la réussite, il ne s’embarrassait pas de considérations quant aux moyens d’y parvenir. Extrait de "Joe Kennedy, le pouvoir et la malédiction" de Georges Ayache, aux éditions Perrin (2/2).

Georges Ayache

Georges Ayache

Ancien diplomate, aujourd'hui écrivain et avocat, Georges Ayache est docteur en science politique et ancien élève de l'ENA.

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Qui aurait alors misé sur un jeunot, face à ces cadors blanchis sous le harnais ? D’autant que le jeune Kennedy traînait des handicaps de taille, dont le moindre n’était pas son catholicisme. À l’époque, les journalistes lui demandaient invariablement: «Irez-vous prendre vos ordres au Vatican ?»

Il faudrait une tornade ou un rouleau compresseur pour avoir raison de tous ces obstacles. Ou alors une force occulte irrésistible, comme l’était le monde de l’underground ou de la Mafia. Telle était précisément la conclusion à laquelle Joe était parvenu lorsqu’il entreprit de nouer certains contacts en toute discrétion.

N’étant plus sous le feu des projecteurs, lui seul pouvait le faire. Il sillonna le pays en tous sens, à commencer par New York et le New Jersey. Chez les Démocrates new-yorkais, la vie politique tournait toujours autour de Tammany Hall, le siège du parti, où les connivences entre les politiciens locaux et les chefs mafieux étaient de notoriété publique. Quelques années plus tôt, Roosevelt avait laissé le champ libre au Républicain Fiorello La Guardia pour nettoyer les écuries d’Augias. Mais cela n’empêcha nullement de grands responsables de l’organisation démocrate, comme Mike Prendergast ou Carmine De Sapio, de conserver leur pouvoir de nuisance. Joe les approcha et prit langue avec les chefs locaux, un par un : Charles A. Buckley dans le Bronx, Joseph T. Sharkey à Brooklyn, Herbert Koehler dans le Queens, ou encore Joseph McKinney à Staten Island.

À tous ces dignitaires plus ou moins véreux, il savait, en se remémorant l’époque de P. J., quel langage tenir. De même savait-il parler à Gaetano «Tommy » Lucchese, un parrain new-yorkais qui avait une grande influence sur le Teamsters Union, le puissant syndicat des camionneurs.

Joe rencontra très vite Frank Costello, devenu le «Premier ministre» de la Mafia et sans qui rien ne pouvait se faire. Les retrouvailles ne furent guère faciles. Costello n’avait toujours pas digéré d’avoir été floué par Joe, quelques années plus tôt, dans une affaire immobilière juteuse77. Mais Johnny Rosselli, une vieille connaissance de Joe qui remontait aux années hollywoodiennes, avait arrondi les angles. Les choses changeaient très vite dans le monde de la grande criminalité depuis l’assassinat, en octobre 1957, du grand parrain new-yorkais Albert Anastasia. Joe Kennedy n’était pas le moins attentif à ces évolutions.

À New York, il en profita pour renouer avec un vieux brigand d’Irlandais qu’il avait croisé jadis aux temps héroïques de la Prohibition: Daniel P. O’Connell, «Oncle Dan» dans le milieu. Celui-ci crut à une plaisanterie quand Joe lui annonça que son fils visait la Maison Blanche.

— Écoute donc ce conseil, Joe, en souvenir du bon vieux temps: que ton Jack patiente au moins jusqu’en 1964. Il a le temps, il est jeune…

— Jack est peut-être jeune, mais moi, je vais avoir 72 ans. Et je veux être encore là pour fêter son élection.

Joe voyait très au-delà de New York et de la côte Est. Dès 1959, il reprit aussi contact avec Joe Bonanno, l’ancien bras droit du légendaire Lucky Luciano, qui était devenu le « juge de paix » de la Mafia new-yorkaise. Traitant habituellement avec des caïds de l’envergure de Costello ou de Willie Moretti, Bonanno avait promis son assistance à Joe, notamment dans l’Arizona.

Tirant les ficelles une à une, Joe savait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Le moindre faux pas pouvait être fatal à Jack. Même s’il agissait prudemment dans l’ombre, il y avait cependant des limites qu’il ne pouvait se permettre de franchir. Il en fut ainsi lorsque Joe envisagea de se rapprocher de la Mafia de Chicago, la plus puissante d’Amérique. Si la Mafia new-yorkaise était balkanisée en cinq grandes familles rivales, celle de Chicago, l’Outfit, était remarquablement unie et disciplinée. Elle était aussi plus violente et plus politique qu’ailleurs. Sa richesse était alors considérable : outre sa mainmise sur les syndicats, l’Outfit contrôlait l’Ouest américain, son domaine réservé. À Las Vegas, elle possédait quatre des plus grands casinospalaces, ce qui lui garantissait un revenu annuel de l’ordre de plus de 10 millions de dollars.

Joe ne pouvait effectuer personnellement le travail d’approche. Trop dangereux. Sachant que Frank Sinatra entretenait des liens avec la pègre, il l’invita chez lui, à Palm Beach. Dans les relations de l’artiste figuraient Lucky Luciano, Meyer Lansky, Johnny Rosselli ou encore les frères Fischetti. Il y avait aussi Sam Giancana, le patron de la Mafia de Chicago et le successeur du mythique Al Capone.

Joe convainquit Sinatra de plaider la cause des Kennedy auprès de Giancana. Ce ne fut pas simple. Le vieux Kennedy avait grugé tant de gens par le passé qu’ils étaient nombreux à vouloir lui rendre la monnaie de sa pièce. D’autant que Bobby, son fils, faisait ouvertement son cheval de bataille de la guerre contre la Mafia. Depuis 1957, il conseillait la commission sénatoriale bipartite McClellan qui enquêtait sur le racket organisé. Il avait même écrit un livre intitulé The Enemy Within (L’Ennemi de l’intérieur) qui avait fait grand bruit. La bête noire de Bobby était Jimmy Hoffa, le toutpuissant patron du Teamsters Union, dont les liens avec le crime organisé étaient notoires.

Joe désapprouvait l’activisme de son cadet. Il s’en était même ouvert au juge Douglas: «Bobby est impétueux, il ne sait pas où tout cela peut mener79. » Les chefs mafieux, eux, étaient exaspérés par le jeune Kennedy. Et Murray «Curly » Humphreys, un des hommes les plus influents de l’Outfit, avait dit sans ambages à Sam Giancana ce qu’il pensait du vieux Joe : «C’est une branche pourrie, un bluffeur et un tricheur. Il nous fera un enfant dans le dos à la première occasion80. » Pour l’élection présidentielle de 1960, la préférence de la Mafia allait au candidat républicain Richard Nixon.

Par l’entremise de Johnny Rosselli, Handsome Johnny (Johnny l’élégant) – il aimait faire bella figura et avait un faible pour les costumes en alpaga –, Joe avait fait organiser un déjeuner chez Felix Young, un restaurant new-yorkais. Rosselli y avait rameuté les grandes pointures de la pègre, de Giancana à Humphreys en passant par Tony Accardo. Une des hôtesses de l’établissement se souviendrait également de la présence de Carlos Marcello ainsi que de chefs mafieux de haut rang en provenance de Buffalo, de Dallas ou du Colorado81. D’emblée, on avait posé à Joe la question de confiance :

— Nous ne voyons aucun inconvénient à ce que votre fils aîné se présente à la présidence. Notre problème est plutôt votre cadet. Joe avait appelé le bon sens à la rescousse :

— C’est Jack qui concourt pour l’élection présidentielle, pas Bobby. La réponse était un peu courte. On provoqua une autre rencontre, clandestine celle-là, à  Chicago, chez William J. Tuohy, juge de la circonscription de Cook et vieil ami des Kennedy. Elle réunit exclusivement Giancana et Joe. Un avocat marron, Robert J. McDonnell, jouait les entremetteurs* .

Cette fois, le patriarche des Kennedy sut se montrer convaincant et rappela notamment à «Mooney» (un des treize sobriquets de Giancana) qu’ils avaient des intérêts communs. À commencer par le Cal-Neva.

Implanté sur les rives du lac Tahoe, à l’exacte limite du Nevada et de la Californie, le Cal-Neva Lodge était un établissement de luxe, hôtel et casino, réservé à une clientèle fortunée. Après être passé de main en main, il était dirigé par un certain Bert «Wingy » Grober, qui passait pour l’homme de paille de Joe Kennedy**. On pouvait croiser volontiers le vieux Joe dans ce site bucolique. Giancana aussi: Grober n’était-il pas en train de lui vendre la majorité de ses parts pour une somme de 350000 dollars, via des prête-noms tels que Paul «Skinny» D’Amato ou encore Frank Sinatra*** ?

Que cela plût ou non aux chefs de la pègre, Joe Kennedy et Sam Giancana étaient bel et bien associés en affaires. Il y avait pour le moins matière à réflexion. Au fond, qu’avaient-ils à perdre dans l’aventure de la candidature de Jack ? Qui sait si Jack, une fois élu, ne parviendrait pas à tempérer son «roquet de frère»? La Mafia pourrait y gagner l’élargissement de certains caïds comme Frank Costello, désormais en prison, ou Joey Adonis, exilé à Milan. Sans parler de Lucky Luciano, lui aussi exilé en Italie, qui rêvait d’un retour au bercail.

Joe réitéra sa demande d’un soutien massif de la Mafia dans plusieurs États clés, en premier lieu l’Illinois, ainsi qu’un «dépôt de garantie » d’un demi-million de dollars. L’argent n’avait qu’une valeur symbolique d’engagement. Seules comptaient vraiment, aux yeux de Joe, la machine politique de Chicago et la puissance électorale de l’Outfit.

Une semaine plus tard, «Skinny» D’Amato apportait à Joe, dans ses bureaux de Manhattan, une mallette contenant 500 000 dollars en petites coupures. Marché conclu ! À ce moment, le vieux Kennedy ne pouvait se douter que son Jack avait lui-même noué des contacts avec la criminalité organisée. Jusqu’à rencontrer Giancana en personne, par l’intermédiaire de Judith Campbell, cette femme superbe aux faux airs d’Elizabeth Taylor qu’il partageait avec le gangster* .

La puissance de feu des Kennedy devenait évidente. Et, pour une fois, la Mafia avait consenti à inverser les rôles habituels et à se saisir d’une offre qu’elle n’avait pu refuser…

Extrait de "Joe Kennedy, le pouvoir et la malédiction" de Georges Ayache, aux éditions Perrin

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