Pourquoi les États-Unis, l’UE et l’OTAN prendront grand soin de ne surtout pas parler d'invasion russe en Ukraine <!-- --> | Atlantico.fr
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Un soldat de l'armée ukrainienne.
Un soldat de l'armée ukrainienne.
©Reuters

Attention au vocabulaire...

1 000 troupes russes, plusieurs tanks et armes en provenance de Russie, etc. Dans les faits, la présence russe dans l'Est de l'Ukraine est incontestable, ce qui pousse les autorités ukrainiennes à parler explicitement "d'invasion". Or, les Occidentaux évitent par tous les moyens l'emploi du terme, en vue de parvenir à un règlement pacifique de la situation.

Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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"Agression", "escalade", "incursion", etc. Tels sont les termes généralement employés par les dirigeants occidentaux pour qualifier l'invasion russe dans l'Est de l'Ukraine, le terme même d' "invasion" étant donc évité. Plusieurs arguments ont été invoqués pour expliquer ce choix délibéré des Occidentaux. Chacun d'entre eux est ici commenté par Florent Parmentier et Cyrille Bret, tous deux maîtres de conférence à Sciences Po Paris, spécialistes des questions relatives aux pays d'Europe de l'est et à la Russ

1er argument : au regard du nombre de troupes russes stationnées dans l'est de l'Ukraine par rapport aux capacités maximales de l'armée russe, et du pourcentage du territoire ukrainien concerné, la situation actuelle en Ukraine ne peut pas être qualifiée d' "invasion" 

Le concept d’invasion n’est pas exclusivement juridique. C’est aussi une notion politique, diplomatique et militaire qui a sa légitimité dans ces sphères respectives. Par ce terme, un Etat souverain désigne les diverses menaces qui pèsent sur sa souveraineté, sur son intégrité territoriale ou encore sur son indépendance. Ces critères peuvent se cumuler.

En droit international, les traités qui régissent la sécurité collective privilégient des notions plus dépassionnées et plus objectivables. Ainsi, l’article 39 du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies de 1945 use de la notion d’  "agression" (ou d’actes d’agression, en russe "aktyi agressii" et de "rupture de la paix" pour caractériser les raisons pour lesquelles le Conseil de sécurité des Nations-Unies est saisi et peut agir). Le Traité de l’Atlantique Nord de 1949, qui crée l’OTAN, use, lui, du terme d’ "attaque armée". Et quand l’Accord d’Helsinki (1975), qui crée l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, l’utilise, il le précise en "attaque sur son territoire".

Plus qu’une querelle terminologique, il convient d’identifier les conditions d’une remise en cause de la souveraineté d’un Etat par la force armée.Les critères historiques de l’invasion sont ici réducteurs : la déclaration de guerre, la volonté de conquête ou l’occupation officielle d’un pays ne sont pas les seuls cas d’agression au regard du droit international. Le franchissement non consenti de la frontière par des forces armées étrangères, les actions visant à entretenir la guerre civile, les atteintes à la paix civile, ou encore les attaques cybernétiques et l’étouffement économique constituent tout autant des actes d’agression.

La bataille de mots a une grande et légitime importance en matière internationale mais ne doit pas masquer les divergences sur la réalité.

Du point de vue des mots, privilégier la terminologie de "l’incursion" à celle de l’invasion minore la portée de l’action de la Fédération russe : une incursion est partielle, provisoire et limitée, alors qu’une invasion est totale, pérenne et massive. Choisir ce terme permet également de ne pas se prononcer sur les intentions de la Fédération de Russie. Ceci explique que le terme de « gossudorstvennost’ », utilisé par le président Poutine lors de son interview du dimanche 31 août, conserve l’ambiguïté entre "entité étatique", "Etat fédéré" ou encore "République autonome"  ; de même, une "incursion" n’attribue pas à la Russie la volonté d’annexer le Sud-est ukrainien.

Sur la réalité du conflit, la situation n’est plus celle d’une incursion mais n’est pas encore celle d’une invasion : la présence de troupes et d’équipement russes dans le territoire ukrainien est avéré au moins à Donetsk et dans les environs de Mariupol’. Mais les quelques milliers de soldats russes engagés en Ukraine ne sont pas encore clairement engagés dans une dynamique de conquête. En effet, l’insurrection et son appui russe se concentre dans certaines zones géographiques stratégiques, mais ne se sont pas étendues à toutes les régions russophones. De plus, les intentions de Moscou ne sont pas nécessairement identiques à celles concernant la Crimée : le Sud-est ukrainien n’aurait le même intérêt stratégique que les bases de la flotte de la mer Noire que si l’OTAN menaçait de s’élargir à l’Ukraine unie, c’est-à-dire se portait aux portes de la Russie du Sud. 

En matière militaire, la Fédération de Russie dispose de structures de commandement, d’équipements, de traditions, d’aguerrissement et de technologies qui la rangent parmi les puissances militaires de premier plan, au moins dans la zone eurasiatique. Par définition même, tout outil militaire de premier ordre a pour vocation de préparer un large choix de scenarios à la disposition des autorités politiques. En un mot, d’un point de vue militaire, la Russie est assurément en capacité d’envahir tout ou partie de l’Ukraine. D’autant plus que l’armée ukrainienne ne lui est pas comparable et que les Occidentaux ne se résoudront pas à envoyer des contingents nationaux combattre des unités russes sur un champ de bataille européen comme durant la Seconde Guerre mondiale.

D’un point de vue politique, l’opportunité n’est pas évidente. Il faut rappeler que l’intérêt stratégique du Sud-est ukrainien n’est pas aussi poussé que celui de la Crimée. De plus, le coût économique serait considérable : intégrer une nouvelle entité dans la Fédération serait difficile pour des finances publiques grevées par les sanctions. Enfin, des solutions intermédiaires pourraient largement satisfaire Moscou, comme le montrent plusieurs des " conflits gelés " qui sont des " conflits non-résolus ". Un scenario ossète ou transnistrien pourrait retenir les faveurs des autorités russes : sans supporter les coûts diplomatiques et financiers d’une annexion, créer une entité étatique reconnue uniquement des pays alignés sur Moscou permettrait d’atteindre un avantage indubitable : affaiblir durablement l’Ukraine et empêcher l’extension de l’OTAN à cette zone.

2ème argument : les Occidentaux évitent l'emploi du terme "invasion" afin d'éviter de mettre en évidence leur refus d'intervenir 

Bien qu'évitant le terme d' "invasion", les déclarations de l’OTAN, et notamment de son Secrétaire général, le danois Rasmussen, ramènent l’Alliance atlantique à sa vocation initiale : s’opposer au bloc soviétique et à la sphère d’influence russe en Europe et au Moyen-Orient. Ces déclarations sont maladroites et inutiles au sens où elles justifient la vision russe du conflit en Ukraine en accréditant l’idée que ce qui est en jeu c’est le recul ou le maintien de la zone d’influence russe.

Les Occidentaux n’interviennent pas militairement d’abord parce que les autorités ukrainiennes ne les ont pas invités à le faire, ce qui est la condition même d’une intervention légale au regard du droit international. Le président Porochenko s’est en effet borné, intentionnellement, à en appeler à l’ "aide matérielle" de l’OTAN, ce qui ouvre le spectre des soutiens possibles, y compris sous la forme des tranches d’aide débloquées par le FMI jeudi 28 août dernier. Des discordes entre Occidentaux jouent évidemment aussi. Des motifs diplomatiques s’ajoutent à la mesure occidentale : affronter sur le champ de bataille une puissance militaire nucléaire et s’engager dans une escalade qu’ils redoutent. Qui est prêt à mourir aujourd’hui pour Donetsk ? Certains Russes. Mais certainement pas des Occidentaux.

Enfin, l’Occident a adopté, depuis le début de la crise en novembre 2013 et depuis le début des opérations militaires, une stratégie de sanctions économiques et juridiques. La "douce force" des sanctions vantée par le Premier ministre finlandais Stubb prévoit une escalade dans la dissuasion envers la Russie. Si personne, en Europe de l’Ouest, n’est prêt à mourir pour Donetsk, les opinions et les gouvernements sont, eux, préparés à des revers économiques pour endiguer la politique russe à l’Ouest, y compris en Allemagne.

Une qualification de la situation d' "invasion" par les Occidentaux marquerait un nouveau cran dans l’échelle des sanctions : saisies des avoirs, condamnation à l’ONU, sanctions financières accrues. Le changement serait quantitatif mais non pas qualitatif.

3ème argument : ne pas employer le terme d' "invasion" offrirait à Poutine la possibilité de retirer les troupes russes sans jamais prétendre avoir envahi l'Ukraine

L’attitude, en apparence temporisatrice, de l’Ouest laisse ouverte aux autorités russes la possibilité de reculer. Loin d’être irrationnelle, la présidence russe joue depuis des mois un jeu de dosage de la force et de l’apaisement. Laisser les actions russes sous l’étiquette d’incursion permet aussi de faire sentir à la Russie qu’une autre étape dans les sanctions est possible et que le durcissement est imminent.

L’intérêt stratégique des autorités russes est évident : affaiblir durablement l’Ukraine. Mais l’intérêt tactique de saisir l’occasion ouverte par la mesure de l’Occident est incertain et dépend largement du rapport de force sur le terrain. Depuis une dizaine de jours, l’insurrection est lancée dans une contre-offensive marquée par des succès contre les troupes régulières ukrainiennes. Moscou peut tout aussi bien se contenter d’avoir démontré sa capacité à renverser la donne en Ukraine de l’Est que pousser son avantage afin de ruiner durablement l’unité ukrainienne.

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