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Pourquoi l’État moderne est "constamment tenté d’empiéter sur la liberté des individus"
©Reuters

Bonnes feuilles

D'où procède le pouvoir, cette mystérieuse faculté qui engendre la peur ou suscite l’adhésion ? Est-il inné, inscrit dans les gènes ? La dominance s’enracine-t-elle dans des mécanismes neurophysiologiques imprimés au plus profond du cerveau social ? Extrait de "Biologie du pouvoir" de Jean-Didier Vincent, aux éditions Odile Jacob (2/2).

Jean-Didier Vincent

Jean-Didier Vincent

Jean-Didier Vincent est neurobiologiste.

Membre de l'Académie de médecine et grand spécialiste du cerveau, il fut Directeur de l'Institut de neurobiologie Alfred Fessard du CNRS ainsi que professeur de physiologie à la Faculté de médecine de l'Université Paris XI.

Il a écrit notamment Le Sexe expliqué à ma fille (Seuil, 2010) et Bienvenue en Transhumanie (avec Geneviève Ferone, Grasset, 2011).

Biologie du pouvoir -  Jean-Didier Vincent

 

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Benjamin Constant, homme politique et écrivain, est célèbre pour son roman psychologique Adolphe. Son amitié avec Mme de Staël a favorisé sa notoriété. Son œuvre politique n’a été publiée qu’à titre posthume en 1980, mais a été connue de son vivant grâce à de nombreuses brochures et des conférences. Dans ses Principes de politique, Benjamin Constant observe que le meilleur régime ne se satisfait ni de la seule démocratie, ni du seul principe libéral exigeant la protection de l’individu ; il doit réunir les deux conditions  : c’est donc la démocratie libérale. L’équilibre est difficile, et c’est bien pourquoi la pensée de Constant reste toujours d’actualité : l’État moderne lui-même est constamment tenté d’empiéter sur la liberté des individus. Il est conscient de ce que la transformation survenue entraîne des menaces nouvelles (ce sont les maux de l’individualisme  : dissolution du lien social, disparition des valeurs communes, réduction des rapports humains à l’égoïsme). La leçon reste particulièrement valable. La découverte en 1907 d’un petit livre de jeunesse dit « Cahier rouge » fait connaître la description de ses premiers élans et émois sentimentaux avec les premiers éléments de sa future pensée politique :

Ni lui, ni moi [son père] ne savions alors que presque tous les vieux gouvernements sont doux parce qu’ils sont vieux et tous les nouveaux gouvernements durs, parce qu’ils sont nouveaux. J’excepte pourtant le despotisme absolu comme celui de la Turquie ou de la France parce que tout dépend d’un homme seul, qui devient fou de pouvoir, alors les inconvénients de la nouveauté qui ne sont pas dans l’institution sont dans l’homme .

C’est Tocqueville qui a popularisé en français le mot « démocratie » en l’associant au mouvement historique qui a conduit à la Révolution. Alexis de Tocqueville, aristocrate normand profondément catholique, se définit comme libéral par instinct et démocrate par raison. Pour lui, l’égalité des conditions est un horizon que l’humanité n’a cessé de chercher à atteindre. Selon lui, la terreur religieuse inspire les forces sociales dominantes, et notamment l’Église qui se prend à accompagner le mouvement démocratique au lieu de rester parmi les puissances que la démocratie renverse. Les États-Unis sont pour lui un laboratoire dans lequel il entrevoit une conciliation possible entre liberté et égalité grâce à des institutions telles que la décentralisation, la vie associative, la liberté de la presse et l’indépendance de la justice qui n’existait pas encore en France. Tocqueville met en garde, dans De la démocratie en Amérique, contre une démocratie sans contrôle. Les corps sociaux (aristocratie et Parlement) peuvent jouer ce rôle. La démocratie reste donc une matière dangereuse à manipuler.

La démocratie libérale apparaît ainsi comme un système à base libérale ; un libéralisme dans lequel ont progressivement été incorporés des éléments à caractère démocratique. Le suffrage universel se répand de pays en pays avec une résistance pour le vote des femmes dont les Françaises devront attendre la disparition en 1944. La Constitution française de 1848 a introduit en réponse à la révolution populaire qui l’avait fait naître une nouvelle dimension dans la démocratie  : le social. La question est posée dans la conjonction avec la pensée socialiste bientôt dominée par Marx. C’est compter sans l’opposition des mouvements anarchistes lors de la Première Internationale. Il ne faut pas confondre libéral et libertaire. Malgré la résistance marxiste défenseur d’un État fort, les anarchistes regroupés autour de Bakounine, Kropotkine et Reclus s’acharnèrent à redonner un sens à la liberté et à l’entraide. « En effet, ce n’est pas l’homme citoyen, mais l’homme comme bourgeois qui est pris pour l’homme authentique et vrai » (Marx, 1843). La lutte des classes est lancée, la démocratie bourgeoise devra céder la place à la dictature du prolétariat. Pour bien marquer l’opposition  : les démocraties libérales se donnèrent le nom de démocraties populaires.

L’effondrement du bloc soviétique a épuisé la controverse. La démocratie se passe de son qualificatif puisqu’elle est désormais seule de ce nom avec les élections libres et disputées, ce qui implique des partis (pas toujours démocratiques en leur sens). L’existence de « primaires » fournit un semblant de liberté supplémentaire avec les petits monstres soucieux uniquement d’un pouvoir à venir. Pour autant, toutes les démocraties ne se ressemblent pas. Les États-Unis, malgré les précautions constitutionnelles réputées efficaces, montrent un taux de corruption parfois digne des républiques bananières et n’empêchent pas l’élection d’un président qui répond exactement à la définition d’un monstre (voir plus haut, p. 215). Les Américains se réfèrent souvent à la démocratie et visent la liberté individuelle, dussent-elles s’accompagner d’inégalités sociales à un niveau inacceptable. Les Français évoquent plutôt la république. De nombreux Européens perçoivent la démocratie avec son épaisseur sociale qu’est la démocratisation de l’enseignement, de la fonction publique ou de la magistrature, sans viser le mode de fonctionnement ou de l’administration, mais leur ouverture au plus grand nombre. La démocratie moderne, avec ses principes et ses méthodes, est inégalement appréciée par les civilisations qui l’ont ignorée historiquement quand l’Europe occidentale, lentement, et l’Amérique du Nord anglo-saxonne, beaucoup plus rapidement, l’expérimentaient. Si la démocratie se veut une référence universelle, on ne s’y réfère pas universellement de la même manière. Le rêve passe, traînant les utopies dans leur destin fragile. Pourquoi devrait-on combattre la vaine utopie si celle-ci permet à l’homme de rêver qu’il échappe au destin misérable que lui offre le réel ? Ultime ressource offerte à cet animal singulier qui ne devient humain qu’au prix de sa mort, une fuite en avant qui lui permet de se réfugier dans un non-lieu (u-topie) où l’impossible devient possible.

Extrait de "Biologie du pouvoir" de Jean-Didier Vincent, aux éditions Odile Jacob

Biologie du pouvoir - Jean-Didier Vincent

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