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Pourquoi l'électorat de Donald Trump ne ressemble pas à ce que vous croyez et ce que nous devons en apprendre pour la France
©Reuters

Faux ami

Contrairement à ce que l'on entend partout, l'électorat américain de Donald Trump n'est pas composé que de chômeurs impactés par la mondialisation. C'est avant tout une population qui craint pour son avenir. De quoi réfléchir à la situation de l'électorat Front national ici en France.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : Une étude Gallup effectuée aux États-Unis montre que les supporteurs de Trump ne sont pas particulièrement des personnes affectées par la mondialisation, l'immigration, le chômage ou les bas salaires, contrairement à ce qu'on entend dans de nombreuses analyses. En quoi a-t-on eu une mauvaise lecture de l'électorat de Trump ?

Jean-Eric Branaa : C'est ce que j'ai constaté lors de mes récents déplacements aux Etats-Unis. L'électorat de Donald Trumpe comporte beaucoup de jeunes et beaucoup de femmes, alors qu'on nous explique depuis le départ que l'électeur de Donald Trump est un vieux blanc aigri religieux, pour faire le portrait complet du vieux Wasp conservateur américain. Ce n'est pas tout à fait ce que l'on remarque lorsqu'on va aux États-Unis. J'y étais récemment, et je me suis aperçu en parlant avec les gens que nous trouvons des "Trump-compatibles" dans toutes les strates de la société.

J'ai déjà eu l'occasion de dire sur Atlantico que nous avions une Amérique au bord de la dépression et en souffrance, et nous retrouvons ce constat dans les résultats de cette étude Gallup. Il y a une Amérique angoissée, et cette Amérique angoissée vote Donald Trump car il explique qu'il a la solution. Quand un politique flamboyant, grande gueule, qui parle un peu plus fort que les autres, qui a l'air de savoir et qui, en plus, est milliardaire et a accès à des réseaux inaccessibles pour le commun des mortels, on a envie de le suivre…

La différence est ici. Nous sommes allés sans doute un peu vite sur le vote blanc, en expliquant d'ailleurs que ce vote blanc s'étant réduit, Donald Trump avait une fenêtre très étroite pour se faire élire. S'il avait fait cette analyse-là, je pense qu'il n'aurait aucune chance d'être élu Président. Il a fait une autre analyse, en constatant que l'Amérique a souffert de la crise et que la plupart des Américains aujourd'hui (classes moyennes, ouvriers) sont dans une situation d'angoisse et/ou de colère pour eux-mêmes et pour leurs enfants, comme cela est spécifié dans l'étude. Il est tout de même incroyable aujourd'hui d'avoir comme perspective de ne pas pouvoir donner à ses enfants plus que ce que l'on a eu nous-mêmes. C'est très anxiogène pour une société.

Donald Trump dit qu'il faut se refermer sur nous-mêmes, s'occuper d'abord de nous car on ne peut plus s'occuper du monde entier. Ce discours, cette tentation du repli prend évidemment quand on est dans une situation d'angoisse. Et on sent très fortement quand on se rend aux États-Unis que cette angoisse touche, pour le coup, tout le monde.

C'est ce que les autres politiciens n'ont pas réussi à cerner jusqu'à présent. Le discours de Trump, lui, a été radicalement différent, sans le politiquement correct utilisé d'habitude par les politiciens de peur de perdre une partie de leur électorat ou d'aller trop loin. Il a quand même dit "je pourrais tuer l'un de mes électeurs sur la 5ème Avenue, je ne perdrais aucun électeur". Mais à côté de ça, le discours est tellement fort et tellement différent de ce qu'il y avait avant qu'effectivement, un type comme ça, on a envie de le suivre.

Cela me rappelle le phénomène observé en France à l'époque avec Bernard Tapie, qui était exactement sur la même ligne. Il était arrivé dans une France dans l'angoisse en expliquant qu'il avait des solutions en tant qu'entrepreneur. Il était flamboyant, riche, beau gosse, il avait des réseaux, connaissait les stars, etc.

Derrière ça, vous pouvez mettre la politique que vous voulez derrière, les gens continueront de vous écouter ! C'est très puissant, quand même. Aujourd'hui, personne n'est capable de donner son programme économique, mis à part mettre des taxes à 35% sur les produits étrangers, des choses totalement déraisonnables… On se moque de savoir si ça va fonctionner. Cela rejoint ici un autre électorat, celui du Front national, qui est lui aussi en rupture avec la politique : même angoisse très forte.

Les gens en ont marre des politiques qui font toujours les mêmes discours stéréotypés, ils veulent autre chose. Pour parler concrètement, il y a 7 ou 8 ans on pouvait contracter un prêt pour s'acheter une maison ou une voiture, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Sans aucune perspective, qu'est-ce que les politiques peuvent proposer aux gens ? Eh bien Donald Trump leur dit : "moi je propose qu'on s'occupe de vous en priorité". C'est ce que les gens veulent entendre, il leur donne de l'attention.

Quels sont les paramètres plus probants pour déterminer le vote Trump (géographiques, mobilité sociale, perspectives, santé…) ?

Jean-Eric Branaa : Je dis depuis le mois de février que nous avons deux Amériques. Nous avons d'une part les deux côtes, Pacifique et Atlantique, dans lequel nous avons – pour faire simple – les bobos, ceux qui sont dans la nouvelle économie, qui croient en la robotisation, qui utilisent les réseaux sociaux, etc. Une Amérique dite "moderne". De l'autre, dès qu'on s'éloigne des côtes de 30 kilomètres, on tombe dans l'Amérique dite "profonde". Plus vous allez vers le centre (quand vous dépassez la Géorgie ou le Nevada), plus vous tombez sur des gens déconnectés de tout cela et qui sont dans cette angoisse.

On nous annonce que la robotisation allait détruire un tiers des emplois d'ici 10 ans. Quand vous entendez cela et que vous êtes dans l'agriculture, dans l'artisanat, dans votre petit métier dans votre petite ville, vous ne comprenez pas. L'ubérisation de la société, la précarisation très forte… Cela peut aller très loin : les Américains viennent d'annoncer par exemple la consultation juridique robotisée !

Tout cela fait très peur à une Amérique qui ne comprend pas pourquoi cela va si vite. Vous évoquez les variables de santé ou de mobilité sociale, je rajouterais aussi celle de la vitesse de la vie. On ne vit pas tous à la même vitesse. Si vous accélérez le monde et expliquez à ces gens-là qu'ils doivent accélérer aussi, une véritable angoisse se crée chez eux car vous bouleversez leurs habitudes et ils ne comprennent pourquoi ils devraient le faire.

D'un côté, les politiciens n'ont pas été capables de répondre à la crise de 2007, même si Barack Obama n'a pas si mal passé le cap et que les États-Unis se relèvent, et de l'autre, tout s'accélère dans la vie des gens sans qu'ils ne sachent pourquoi.

Pour parler géographie, le centre des États-Unis est une zone "non boboïsée" qui s'oppose aux côtes. Or, les partis politiques se sont intéressés aux côtes car les trois quarts de la population habitent là. Cela fait très longtemps que personne ne parle à ce centre de plus en plus désertique, et Donald Trump est arrivé dans ce contexte. Quand vous vous intéressez à quelqu'un dont personne ne s'intéresse depuis longtemps, vous aurez bien sûr du répondant.

À titre d'illustration, je suis passé récemment à Easton, près de Philadelphie, où l'usine Crayola est en train de virer la moitié des gens. Ils ne savent même pas si cela va continuer, alors que c'est une institution américaine. Un peu plus à l'Est, il y a Kodak qui est mort. On pensait que les grands noms dureraient toujours, mais la pérennité n'existe plus. Cela rajoute de l'angoisse à l'angoisse ambiante, et ces gens-là se disent que cela est dû à la concurrence de la Chine.

De la même façon, en France, comme le démontre Nonna Mayer, le score de Marine Le Pen dépasse les 30% "chez les ouvriers qualifiés, les titulaires d'un diplôme professionnel, ceux qui ont une voiture, sont propriétaires de leur logement, bref, ceux qui ont accumulé un petit capital économique et culturel et qui craignent de le perdre, qui ont peur de descendre une échelle sociale qu'ils ont eue du mal à grimper". L'analyse classique politique d'un électorat français "radical" précaire est-elle erronée, comme elle a pu l'être avec l'électorat de Donald Trump ? Quelles en sont les conséquences ?

Jérôme Fourquet : On ne peut plus parler d'émergence : cela fait 30 ans que le FN existe dans le paysage politique français. On peut parler en revanche de facteurs qui favorisent le survote pour ce parti dans telle ou telle zone du territoire ou catégorie de la population. Aujourd'hui, ce qu'on peut observer, c'est qu'il n'y a pas de catégorie sociale ou de zone du territoire qui soit exempte d'un vote Front national. Il existe donc un stock de base d'électeurs du Front national, incompressible, que l'on peut estimer à 10-15% de la population. Même dans les catégories les plus réfractaires (les cadres supérieurs, les retraités, les catholiques pratiquants), on a ces pourcentages. En France, même si certains quartiers sont encore préservés par rapport à ce phénomène, il n'y a plus beaucoup d'endroits où les scores du FN sont en-dessous de ce niveau.

A partir de ce socle de base, quels sont les ingrédients qui font que le vote FN peut monter ? Il y a beaucoup de choses qui peuvent l'expliquer. Par exemple des éléments de proximité géographique, des éléments de trajectoire sociale. Sur ce dernier point, les travaux de Nonna Mayer sont très intéressants en ce qu'ils montrent que ce ne sont pas les plus démunis mais ceux qui disposent d'un tout petit capital et ont peur d'être déclassés qui survotent pour le FN. Chez les plus démunis, on n'est pas non plus dans des proportions ridicules (autour de 20-25%).

On s'aperçoit aussi que si les chômeurs ne sont pas la catégorie la plus encline à voter pour le Front national, il y a néanmoins une forte corrélation sur tous les derniers scrutins entre taux de chômage et le score obtenu par le FN dans une commune appartenant à un bassin d'emploi. Cela veut dire que les chômeurs sont remontés dans des proportions de 35 à 40%. Le fait d'être dans un bassin d'emploi sinistré, même si on a un travail et un salaire, pousse à voter Front national. Dans un bassin d'emploi où le chômage est plus bas, un profil similaire votera beaucoup moins pour le parti nationaliste.

On constate que les territoires les plus durement frappés par le chômage sont donc ceux qui votent le plus FN, au niveau spatial. Ces territoires-là sont considérés par leurs habitants comme abandonnés ou ne faisant pas forcément l'objet d'attention suffisante de la part des pouvoirs publics. Ce sentiment d'abandon vient se mélanger aux revendications ou angoisses sociales et peut donc favoriser un vote identitaire.

Dans une étude faite pour Atlantico il y a quelques temps, qui étudiait spécifiquement les milieux ruraux, nous avions mis en corrélation le nombre de commerces et services de proximité dans la commune et le vote frontiste. Plus on observe de commerces de proximité (public ou privé, c'est le débat), plus le vote frontiste baisse. Il y a environ 25% de vote FN dans une commune rurale lambda. A ce stock minimal de votes FN va venir s'agréger des votes supplémentaires en cas de suppression de commerces par exemple.

S'ajoutent à cela les territoires qui sont à l'écart des axes routiers principaux, qui votent plus FN que les zones proches des réseaux routiers, et donc a fortiori les villes. Ce sont dans ces villes que l'on trouve aussi moins de commerces et services de proximité. C'est ce qui explique les résultats de Marine Le Pen le 3 septembre à Brachay, petite commune de Haute-Marne que la présidente du FN a encore choisie pour faire sa rentrée politique, sous le signe, comme les années précédentes, de la "France des oubliés", des relégués, des invisibles. Ce qui caractérise ces espaces, c'est qu'il sont soit à l'écart, soit dans des zones un peu plus densément peuplées où l'activité économique et souvent industrielle a périclité et provoqué un chômage significatif, voire supérieur à la moyenne.

Cette idée de relégation ou d'abandon est présente dans l'électorat et reprise ou activée par le Front national qui offre comme cause la construction européenne, l'ouverture des frontières.

Si l'on veut poursuivre cette typologie rapide, on peut considérer un troisième type d'espace où là aussi se développe un sentiment d'abandon : c'est celui de l'abandon sécuritaire. On peut prendre ici l'exemple de Calais, où la présence depuis plus de 15 ans de nombreux campements de migrants de plusieurs milliers de personnes qui aujourd'hui sont hors de contrôle fait ressentir cet effet de plus en plus fortement sur les populations calaisiennes et alentours. Ici, on a une fois de plus le sentiment qu'ils sont livrés à eux-même face à une problématique qui les dépasse complètement et dont il conviendrait que ce soit l'Etat en tant que puissance régalienne qui s'en occupe. La maire de Calais lance régulièrement des appels au secours, demandant de désengorger la "Jungle" de Calais, d'enlever les effectifs policiers, tout cela dans un contexte particulier d'un milieu urbain (Calais est une ville de 75 000 habitants qui s'éloigne donc des exemples ruraux précédents) qui a voté à 50% pour le FN aux régionales, avec une très forte progression de ce score la dernière année, correspondant parfaitement à l'accélération de la situation humanitaire, sécuritaire et sanitaire sur place.

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