Plus de créations emplois… ou pas : une vaste étude sur l’impact des mesures de réduction du temps de travail en Europe clôt nettement le débat<!-- --> | Atlantico.fr
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Au cours du siècle dernier, le nombre annuel d'heures travaillées par personne a considérablement diminué dans la plupart des pays de développés.
Au cours du siècle dernier, le nombre annuel d'heures travaillées par personne a considérablement diminué dans la plupart des pays de développés.
©FRANCOIS NASCIMBENI / AFP

35h, miroir aux alouettes

Dans une étude passionnante, Andrea Garnero, Cyprien Batut et Alessandro Tondini montrent que les réformes du marché du travail en Europe ont réduit le nombre d'heures travaillées par an et par employé, sans pour autant créer de l'emploi.

Andrea  Garnero

Andrea Garnero

Andrea Garnero est économiste à la direction pour l’emploi et les politiques sociale de l’OCDE.

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Cyprien  Batut

Cyprien Batut

Cyprien Batut est chercheur associé à la Chaire Travail de l’Ecole d’Economie de Paris.

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Alessandro Tondini

Alessandro Tondini

Alessandro Tondini est chercheur au centre pour l’évaluation des politiques publiques (IRVAPP) de la Fondation Bruno Kessler à Trente (Italie).

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Atlantico : Vous avez publié une étude intitulée "The Employment Effects of Working Time Reductions: Sector-Level Evidence from European Reforms". Vous vous interrogez, comme le titre l’indique le titre, sur les effets des mesures de réduction de temps de travail sur l’emploi. Qu’observez-vous ?

Andrea Garnero, Cyprien Batut et Alessandro Tondini : Nous avons étudié les réformes qui ont eu lieu en Europe à la fin des années 1990 (Portugal en 1996, Italie en 1997, France en 1998, Belgique en 2001 et Slovénie en 2002) sous l’impulsion de la directive européenne sur le temps de travail de 1993. Nous montrons que ces réformes ont réduit le nombre d’heures travaillées par an et par employé mais aussi la part des travailleurs effectuant des heures supplémentaires. Ce résultat peut sembler évident, mais il ne l'est pas, car les entreprises auraient pu simplement recourir aux heures supplémentaires ou à d'autres moyens, comme accorder moins de congés, pour maintenir le nombre annuel d'heures travaillées par employé. Les réformes ont donc effectivement conduit à une réduction des heures travaillées. En revanche, nous n’observons pas d’augmentation de l'emploi à la suite de ces réformes. Le nombre total d'heures travaillées diminue même de manière significative, ce qui montre que les entreprises n’ont pas compensé la réduction des heures par travailleur par de nouvelles embauches.

Quelles données avez-vous utilisé pour parvenir à ses conclusions ?

Nos données viennent du projet KLEMS (EU KLEMS est un projet de recherche au niveau de l’industrie, de la croissance et de la productivité. EU KLEMS représente l’analyse au niveau de l’UE des intrants du capital (K), de la main-d’œuvre (L), de l’énergie (E), des matériaux (M) et des services (S), ndlr), qui est financé par l'Union européenne. Il s’agit de séries de long terme avec des mesures de la production, des intrants (y compris les salaires) et de la productivité au niveau du secteur économique dans la plupart des pays européens, complétées par des informations plus granulaires au niveau des travailleurs sur les heures travaillées et les caractéristiques sociodémographiques provenant des Enquêtes Emploi européennes.

Pourquoi contrairement à ce qu’on croit habituellement, la réduction du temps de travail ne crée pas plus d’emploi ? Est-ce une erreur de croire qu’il y a une quantité fixe de travail ?

Oui et c’est une erreur très courante. En anglais, on parle de « lump of labour fallacy », c’est-à-dire le fait de croire que le marché du travail est un tout figé que l’on peut diviser infiniment. C’est la même erreur qu’on commet quand on pense que les immigrés « volent » le travail des nationaux, ou que les robots vont remplacer les humains ou encore qu’un départ à la retraite correspond forcément à l’entrée d’un jeune sur le marché du travail. Ce n’est pas du tout comme cela que fonctionne le marché du travail : il n’y a pas de stock de travail prédéfini et immuable qu’il faudrait se partager. Depuis les premiers jours du mouvement syndical, l'idée que le travail pouvait être redistribué (c'est-à-dire qu'une semaine de travail plus courte pouvait conduire à un taux d'emploi global plus élevé dans une société) a toujours eu cours. En France, 20 ans après la mise en place des 35 heures, le débat tourne encore autour du nombre d'emplois créés grâce à la réforme alors que le débat dans les autres pays les considérations sur le bien-être et l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée font de plus en plus partie du débat sur le temps de travail. A noter que bien être et emploi ne sont pas indépendants : un emploi rendu plus agréable par la réduction des heures travaillées peut aussi attirer des personnes qui n’étaient pas auparavant sur le marché. Ce mouvement peut en retour augmenter l’emploi total, en particulier dans des périodes de tension de recrutement comme aujourd’hui.

Si cela n’a pas d’effet sur l’emploi, la réduction du temps de travail a-t-elle des conséquences positives, sur la productivité, le bien être, etc. ?

Dans notre étude, nous avons examiné les effets des réductions du temps de travail sur la valeur ajoutée par heure travaillée qui est une mesure parmi d’autres de la productivité. Comme le soutiennent de nombreux partisans de la réduction du temps de travail, notre analyse semble montrer que ces réductions ont entraîné une augmentation de la productivité. Mais ces estimations sont assez imprécises et donc nous ne pouvons pas en tirer de conclusions fermes. Nous n’avons pas étudié les effets sur le bien être car nos données sectorielles ne le permettent pas. On peut tout de même supposer que si les réformes du temps de travail ne nuisent pas aux travailleurs, que ce soit au niveau de leur salaire ou de l'emploi, tout en leur donnant plus de temps de loisirs, ces réformes entraînent bien une augmentation du bien-être des travailleurs.

Ces effets sont-ils suffisants pour justifier de prendre des mesures de réduction du temps de travail ?

Notre étude se limite à montrer que réduire le temps de travail pour stimuler l'emploi dans l'ensemble de l'économie est une fausse bonne idée. Cependant, le débat sur le temps de travail ne se limite pas à l'impact sur l'emploi. La durée du temps de travail est un choix éminemment sociétal. L'organisation de la semaine de travail et la durée du travail optimale n'est pas un fait social inaltérable. Au cours du siècle dernier, le nombre annuel d'heures travaillées par personne a considérablement diminué dans la plupart des pays de développés. Plus de temps pour soi, c’est une manière de repartir les fruits de la croissance que l’on a connu sur cette même période. On peut donc penser à diverses organisations du travail qui seraient viables, mais nous estimons qu’il vaut mieux de procéder au cas par cas, en passant par la négociation collective plutôt que par la loi, afin de respecter les spécificités des secteurs et des entreprises. En Allemagne, en 2018, le syndicat IGMetall a négocié la flexibilité du temps de travail. Les travailleurs ont le droit de réduire leur semaine de travail de 35 à 28 heures pour une période pouvant aller jusqu'à deux ans, pour des raisons familiales ou de santé, mais aussi de travailler plus de 35h s’ils le souhaitent. Les besoins et les priorités ne sont pas les mêmes pour tous les travailleurs ou a tous les âges. Une flexibilité choisie permet donc de répondre aux préférences d’un plus grand nombre de travailleurs.

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