Non, le replay et les DVD n'auront pas la peau de la télé... mais ils la poussent à augmenter l'offre de grand-messes cathodiques<!-- --> | Atlantico.fr
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Le replay et les DVD n'auront pas la peau de la télévision.
Le replay et les DVD n'auront pas la peau de la télévision.
©Forrst.com

Etrange lucarne

Avec l'arrivée de la télévision, on prédisait la fin du cinéma. Avec celle du différé, on entrevoyait la fin du direct. Pourtant rien de tout cela ne s'est produit, et voici pourquoi.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico : Alors qu'aujourd'hui beaucoup de ménages sont équipés d'un magnétoscope numérique, que toutes les chaînes de télévision se sont mises au replay et que des chaînes numériques comme Netflix permettent d'accéder à tout moment à un grand choix de contenus, on aurait pu penser que le début du 21e siècle sonnerait le glas de "l'étrange lucarne". Dans les faits, les Français sont-ils encore nombreux à privilégier le direct ? Que disent les chiffres ?

Nathalie Nadaud-Albertini : Avec l’avènement de certaines technologies, nombreux sont ceux qui jouent les Cassandre en prédisant la fin de la télévision. De la même façon, on avait dit que la télévision sonnerait le glas du cinéma. Autrement dit, il est fréquent d’annoncer la fin d’un média lorsque d’autres voient le jour. On oublie souvent qu’ils ne sont pas nécessairement ennemis et qu’ils peuvent même être complémentaires. Bien loin d’enterrer le cinéma, la télévision a programmé des émissions permettant de connaître les films et d’en parler avant leur sortie, c’est-à-dire de servir de caisse de résonnance au cinéma. Aujourd’hui, on est face à la même situation : le différé n’est pas plus incompatible avec le direct qu’il n’en est l’ennemi. Les chiffres d’audience en sont la preuve puisqu’ils attestent de la présence de plusieurs millions de téléspectateurs devant leur téléviseur lors de la diffusion des programmes en direct. Par exemple, le mercredi 15 octobre 2014, 5,6 millions étaient au rendez-vous de Blacklist sur TF1, alors que 3,3 millions regardaient Les hommes de l’ombre sur France 2, 2,6 millions suivaient le Grand Tour de Patrick de Carolis sur France 3 et 2,5 millions Le Meilleur Pâtissier sur M6.

Quelles sont les émissions que la plupart des téléspectateurs ne regarderaient pas autrement qu'en direct ? Pour quelles raisons ?

Les programmes pour lesquels les téléspectateurs privilégient le direct sont ceux dont l’issue se joue au moment où l’on regarde. Il est par exemple fondamental de vivre un match de foot pendant qu’il est en train de se jouer sur le terrain. Cela permet de conserver le suspense, de se réjouir de telle action, de pester contre telle autre, d’espérer le cœur battant que le ballon entre dans la cage de l’équipe adverse pendant le laps de temps d’incertitude entre le moment où le joueur tire et celui où l’action aboutit ou est contrée. Si on regarde en différé, on connaît forcément le score, et le plaisir de l’engagement émotionnel n’est pas le même.

C’est également valable pour des émissions qui demandent à être regardées en direct parce qu’elles font appel aux votes (par téléphone ou par sms) pour éliminer certains candidats. En effet, les téléspectateurs ne peuvent voter que pendant la diffusion en direct de l’émission. On peut par exemple penser à Danse avec les Stars ou à The Voice.

Ou à un dispositif de votes plus novateur, comme celui de Rising Star. Il a la particularité de demander aux téléspectateurs de voter gratuitement en se connectant sur le site de M6, et ce uniquement pendant que le candidat chante. Cela incite donc les téléspectateurs à être présents devant leur téléviseur exactement au moment de la prestation, alors que dans d’autres émissions recourant aux votes, on peut voter n’importe quand pendant la diffusion. Dans Rising Star, le moment où l’on vote pour faire monter ou descendre la jauge qui fera se lever ou non le mur numérique est fort émotionnellement et ne peut se vivre autrement qu’en direct.

Dans un tout autre registre, les téléspectateurs regardent prioritairement en direct les programmes qui retransmettent des événements politiques ou historiques importants. Comme l’investiture d’un Président de la République ou un mariage princier. Le direct permet une sorte de communion collective autour d’un événement marquant pour le pays ou l’Histoire.  Le regarder en direct, c’est, d’une certaine façon, avoir le sentiment de participer au cours de l’Histoire.

Pourtant il est aujourd'hui tout à fait possible de différer le moment où l'on regardera le programme voulu, en fonction de son organisation personnelle. Qu'est-ce qui nous pousse à nous conformer, par exemple, à l'heure du prime time ?

Une sorte de rituel personnel. Les grilles de programmes sont faites pour suivre autant que possible le rythme de vie des téléspectateurs. Pour beaucoup, l’heure du prime time correspond à l’heure où l’on a fini de dîner, où les enfants sont couchés, et donc où on peut s’accorder un peu de loisirs avant d’aller dormir et de repartir le lendemain pour une journée de travail.

De la même façon, les programmes d’access prime time correspondent au moment où la plupart des gens rentrent du travail. Lorsque l’on rentre chez soi, regarder telle émission est une façon de se dire que la journée de travail est terminée et que l’on peut s’accorder un peu de repos et de divertissement.  

Au-delà du simple plaisir personnel de suivre un rituel, le fait de se savoir nombreux à regarder le même programme, au même moment, est-il essentiel ? Malgré la technologie, diriez-vous que la grand-messe cathodique a encore de beaux jours devant elle ?

Oui, pour le lien que cela crée. Il faut distinguer différents types de liens. Il y a le lien qui se tisse lorsque l’on regarde en famille un programme. Il est rare que les téléspectateurs demeurent silencieux, surtout s’il s’agit d’émissions de divertissement. L’un va émettre un commentaire, l’autre un autre, et c’est l’occasion d’échanger et de passer un bon moment ensemble.

Cette notion de passer un moment agréable ensemble en échangeant sur un programme au moment de sa diffusion se retrouve de façon élargie grâce aux réseaux sociaux. En effet, les téléspectateurs aiment commenter en direct le programme soit avec leur réseau personnel, soit en participant au live tweet. Ils apprécient de confronter leurs points de vue ou de rire ensemble.

Or, ce n’est possible que si l’on regarde au moment de la diffusion. En effet, prévoir de regarder un programme en différé en même temps que l’ensemble de son réseau personnel demanderait une organisation lourde, car cela signifierait de caser le visionnage dans tous les emplois du temps des membres. De plus, le live tweet n’est accessible que le temps de la diffusion en direct. Les téléspectateurs apprécient le live tweet parce que c’est le lieu où l’on peut trouver les commentaires les plus éloignés de son point de vue, et surtout parce qu’il recèle des remarques très drôles que l’on n’a pas envie de manquer.   

Ces commentaires en direct et à distance sont une forme de lien entre les téléspectateurs parce qu’au fil du temps on connaît virtuellement les twittos et on connaît leurs spécialités. On saura qu’untel est coutumier des commentaires acerbes, que les tweets de tel autre sont toujours drôles etc. Autrement dit, c’est une communauté qui se crée et se réactive à chaque diffusion. 

Par ailleurs, la télévision sert de support de socialisation selon une autre modalité qui suppose également d’avoir regardé en direct. En effet, le lendemain, les gens se retrouvent soit au travail soit à l’école, et ils vont avoir tendance à parler de ce qu’ils ont vu la veille. Cela permet de communiquer sur quelque chose que l’on a vécu en commun sans pour autant raconter des choses qui engagent trop son intimité. Parfois les échanges portent aussi sur les scores d’audiences : on se réjouira ensemble d’une bonne audience si c’est un programme que l’on aime, comme on prendra plaisir à dire que l’audience a été mauvaise si c’est un programme que l’on n’apprécie pas, avec l’espoir qu’il ne sera pas reconduit pour une autre saison. On a affaire ici à une socialisation qui fonctionne sur le même principe que la conversation météo, sauf qu’elle est davantage source d’échanges et d’amusement ensemble.

Autrement dit, oui, la grand-messe cathodique a encore de beaux jours parce que, de différentes façons, la télévision est un facteur de cohésion sociale et de socialisation.

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