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Mouvement des Gilets jaunes : comment en est-on arrivé là ?
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Jacquerie moderne

La crise actuelle illustre de façon presque caricaturale cette fameuse cassure entre les élites et la population dont tout le monde parle depuis plusieurs années mais que personne n’a vraiment analysée.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Comment expliquer qu’un pays riche et démocratique comme la France se trouve face à ce qui pourrait bien devenir l’une des pires crises de l’après-guerre froide, une crise qui n’est pas sans évoquer les anciennes jacqueries, et qui illustre de façon presque caricaturale cette fameuse cassure entre les élites et la population dont tout le monde parle depuis plusieurs années mais que personne n’a vraiment analysée ?

Un paradoxe saute pourtant aux yeux : jamais nous n’avons eu autant de sondages, d’études d’opinion, d’universitaires en tout genre pour scruter la société française dans le moindre détail, mais jamais l’effet de surprise n’a été aussi patent.Un tel décalage interpelle, d’autant que cette situation s’est déjà produite pour un autre événement : les attentats islamistes. Bien sûr, les gilets jaunes et les attentats islamistes sont deux événements d’une nature radicalement différente. Mais la manière dont ils ont (ou pas) été anticipés trouve son origine dans le même aveuglement idéologique.Car comment expliquer autrement, sinon par l’idéologie, cette absence d’anticipation, ce refus d’écouter les lanceurs d’alerte, ceux-là mêmes qui, tels des Cassandre modernes, ont annoncé les crises sans être jamais pris au sérieux, quand ils n’ont pas été purement et simplement méprisés et ostracisés ?

Il va sans dire que le phénomène des gilets jaunes a des causes multiples. Les facteurs conjoncturels sont très importants. On peut notamment citer : un président dont le socle électoral est fragile (24% des voix pour Emmanuel Macron au premier tour) ; un gouvernement composé de novices ou de laissés-pour-compte du PS et de l’UMP ; une Assemblée nationale quasi-transparente ; un style présidentiel qui oscille entre grandiloquence et proximité, entre préciosité et jeunisme ; une communication régulièrement parsemée de saillies désobligeantes à l’égard des gens ordinaires (les « Gaulois réfractaires »).

Il reste que les causes de la crise sont plus profondes. Elles doivent être recherchées dans deux types de facteurs. Le premier concerne les traumatismes liés aux attentats islamistes de 2015-2016. Ces attentats, les pires subis sur le territoire métropolitain depuis bien longtemps, ont tendance à être éclipsés, mais il ne fait aucun doute qu’ils ont eu des effets psychologiques considérables, créant un sentiment d’insécurité auquel les gouvernements n’ont pas vraiment répondu faute d’avoir engagé une réflexion sérieuse sur les causes qui les ont produits. En dehors des dispositifs sécuritaires, quelles mesures ont été adoptées pour traiter le problème à la racine ? Quelles leçons ont été tirées ? La lutte contre la radicalisation est-elle prise au sérieux ? Le malaise est d’autant plus vif que tout ceci intervient dans un contexte d’insécurité culturelle liée à l’immigration et à la crise des banlieues, deux problèmes face auxquels les pouvoirs publics semblent passifs ou accommodants. Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle les appels du gouvernement en faveur du respect de l’ordre et de la loi risquent d’être inaudibles puisqu’une partie des manifestants accusent justement les autorités d’être incapables de remplir leurs missions basiques, que ce soit pour le contrôle des frontières, l’expulsion des clandestins,la lutte contre les incivilités et la criminalité, l’éradication de la menace islamiste.

Le second élément concerne les transformations de la société française sous l’effet de la globalisation et de l’européanisation, deux processus qui ont conduit à concentrer les richesses et les activités dans les grandes métropoles. Une nouvelle alliance de classes en a résulté, qui repose sur un contrat tacite entre les élites cosmopolites et les populations migrantes. Ayant des intérêts et des valeurs en commun, notamment un goût prononcé pour le consumérisme et un rejet des appartenances nationales, ces deux mondes se retrouvent pour faire de la figure du nomade la référence cardinale de la société, ce quine les empêche pas de pratiquer au quotidien un séparatisme strict, tant sur le plan territorial que sur le plan culturel.Pour l’opinion publique, cette alliance se donne à voir à travers plusieurs signes troublants comme l’affaire Benalla, la lamentable photo d’Emmanuel Macron à la Martinique (le fameux doigt d’honneur) ou encore les photos du garde du corps présidentiel en compagnie de Jawad Bendaoud, le logeur de Daech.

Cette transformation socioéconomique s’est accompagnée d’une recomposition de l’espace public de la discussion. Les débats sont aujourd’hui phagocytés par une série d’acteurs (médiatiques, artistiques, associatifs) dont les intérêts et les valeurs coïncident avec la vision des élites. Financé ou soutenu par les pouvoirs publics, ce petit monde délimite le cadre de la discussion, balise le champ de l’acceptable et de l’inacceptable, prononce les anathèmes et les excommunications.Le monde universitaire, loin de résister à cette évolution, y contribue fortement. Les sciences sociales sont entrées dans une crise inédite à force d’avoir effacé la frontière entre la connaissance et l’engagement. Sous couvert de scientificité, les recherches actuelles servent surtout à légitimer les tabous et les dogmes contemporains. Les militants et les chercheurs sont souvent les mêmes personnes. Leurs centres d’intérêt se polarisent sur la théorie du genre et la question postcoloniale. Se disant progressistes, ils restent pourtant indifférents au sort des femmes ou des juifs dans les banlieues. Un nouvel obscurantisme fait son apparition, qui se manifeste par une fascination pour l’islam, un recours obsédant aux catégories raciales,des grilles d’analyse exclusivement victimaires, et un néo-créationnisme à peine masqué concernant la théorie du genre.

De ce fait, les débats qui préoccupent désormais les milieux politico-médiatiques et les campus se concentrent sur des thèmes comme l’écologie, le sexisme ou les discriminations, autant de sujets qui sont remarquablement absents des revendications des gilets jaunes. De leur côté, ces derniers ont bien compris qu’ils étaient les perdants de la mondialisation. Ils éprouvent un sentiment de déclin généralisé ; ils voient que, progressivement, les choses vont de moins en moins bien, que les commerces ferment, que les services publics se délabrent, que les routes sont de moins en moins entretenues, tandis que, dans le même temps, le gouvernement semble passif à l’égard de l’évasion fiscale. La dégradation relative de leur situation est d’autant plus douloureuse qu’elle est ignorée par la statistique publique, laquelle évalue mal l’évolution de l’inflation et du pouvoir d’achat.

Mais leur défaite se situe aussi sur le terrain symbolique. Les gilets jaunes voient bien qu’ils ne sont plus au cœur de la société, de son récit, de son imaginaire. La valorisation des femmes et des minorités visibles s’est accompagnée d’une dévalorisation symétrique des hommes et de « Français de souche », catégorie certes floue mais dont tout le monde comprend ce qu’elle veut dire, surtout lorsque ses détracteurs entendent en dénoncer la surreprésentation dans les médias et la classe politique.Les nouveaux clercs brandissent volontiers le besoin de reconnaissance pour les minorités, mais ils refusent d’admettre que ce besoin est aussi réclamé par les « mâles blancs », selon la formule d’Emmanuel Macron.Le sort des gilets jaunes n’intéressent plus personne, si bien que plus personne ne les connaît. Bourdieu disait naguère que les sondages posent des questions qui n’intéressent que les élites. Sur ce point, il n’avait pas tort : avant la crise des gilets jaunes, combien de sondages ont été réalisés sur le prix du diesel ?

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