Mort de Mahsa Amini : le courage des manifestants en Iran face à la République islamique <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Des manifestants brandissent des portraits de Mahsa Amini.
Des manifestants brandissent des portraits de Mahsa Amini.
©SAFIN HAMID / AFP

Bonnes feuilles

Nila publie « Dans les rues de Téhéran » aux éditions Calmann Lévy (traduit du persan par Ambre Morier). Après la mort de la jeune Kurde Mahsa Jina Amini le 16 septembre 2022, les cris de colère des Iraniens réclamant l’égalité et la justice se font entendre dans toutes les grandes villes du pays. Dans ce témoignage exceptionnel, une Iranienne nous entraîne au coeur du soulèvement où, lors de ses sorties quotidiennes dans les rues de la capitale, elle est à la fois témoin et actrice de la révolte de son peuple. Extrait 1/2.

Nila *

Nila *

Nila vit à Téhéran. Pour protéger son identité et contourner la censure, elle publie « Dans les rues de Téhéran » sous un pseudonyme et en dehors des frontières de son pays.

Voir la bio »

Quand nous descendons dans la rue, nous savons que chacun d’entre nous peut devenir l’un de ces manifestants dont nous apprenons l’exécution ou la condamnation. En réalité, nous descendons dans la rue avec une rage formidable, mais romantique. C’est là notre talon d’Achille. Notre rage est tellement plus grande que notre raison que nous en sommes venus à croire que nous pouvons parvenir à un renversement total sans leader ou sans plan d’attaque.

De temps en temps, de nouvelles informations filtrent des hôpitaux. Des prisonnières et des prisonniers ont été admis pour des viols et des déchirures des organes génitaux, puis ramenés en prison après avoir reçu quelques soins et épouvanté le personnel hospitalier. Il serait impossible d’enregistrer page après page le témoignage des dizaines de soignants rapportant les viols répétés des contestataires. Nous sommes autant effrayés par les nouvelles des viols que par le courage de ces femmes qui, à leur sortie de prison, les confirment. Un courage qui a permis à de nombreuses anciennes prisonnières d’écrire précisément comment elles aussi avaient été violées des années auparavant.

Une mesure gouvernementale impose que tout manifestant reste en prison le temps que les traces de viol disparaissent. À mon avis, c’est l’un des coups qui ont porté efficacement contre le mouvement. Au cours des quatre dernières décennies, ce genre de châtiment n’avait-il pas été infligé pour punir la désobéissance ? Si. Était-ce une punition qui sortait des mécanismes habituels du régime ? Pas du tout. Alors comment cette nouvelle a-t-elle pu percer le moral de notre grande union et y disséminer l’ombre de la terreur ? Parce que nous sommes en train de réaliser que la rage et l’aversion pour la République islamique ne suffisent pas à la détruire. Elles la menacent, la provoquent dangereusement, la mettent en colère, la rendent plus avide de sang mais ne la détruisent pas.

Nous continuons quand même. Nous continuons à penser que cette immense rage, comme une organisation omnisciente, empêcherait tout chantage. Nous misons sur notre colère, sans savoir que cette colère ne suffit pas.

Pour des personnes vivant dans un pays où depuis quarante ans, la vie nocturne est considérée comme un crime passible d’un châtiment allant de l’amende au fouet, nous organisons nos nuits avec une responsabilité morale stupéfiante.

Toutes nos règles nocturnes peuvent sembler délirantes, celles d’une société naissante ou éloignée de la civilisation, même absurdes. Le fouet pour les noctambules dans les soirées, la prison pour les participants aux cérémonies où les femmes et les hommes ne sont pas séparés, le fouet pour les consommateurs d’alcool, même s’ils sont arrêtés dans leur propre maison, un verre à la main pendant un repas, en train de pleurer sur leur solitude. Voilà pourquoi la vie nocturne est devenue souterraine en Iran.

En dépit de ces punitions, pendant l’automne et l’hiver du mouvement Femme, vie, liberté, non seulement nous continuons, comme les années précédentes, notre vie nocturne avec toutes sortes de soirées, non seulement, assis à nos tables, nous pleurons sur notre solitude un verre d’alcool à la main, mais chaque soir, à vingt et une heures, dans tous les quartiers de toutes les villes, nos slogans s’élèvent. Seul derrière sa fenêtre, ou en soirée après avoir arrêté la musique, notre rituel commence. Ces mêmes cris que nous n’avons pu pousser dans la rue. « Femme, vie, liberté ! », « République islamique, on n’en veut pas, on n’en veut pas ! », « Ohé les immobiles, la prochaine Mahsa est parmi vous ! » Telle une famille blessée, nous appelons un grand miracle, « Liberté, liberté, liberté ! » et toujours au milieu de tout cela, cet autre slogan : « Mort à Khamenei ! » Celui-ci ne date pas d’un an ni même de deux. Pendant mille quatre cents ans, le soir – parfois dans le secret de nos cœurs, parfois sur des affiches et parfois sur les toits –, nous avons appelé à la mort des gouvernants tout en travaillant pour eux pendant la journée. Où se trouve la frontière entre le désespoir et la peur ? À partir du troisième ou quatrième jour, j’ai arrêté de crier ces slogans. Je restais debout dans le noir à écouter. Je ne voulais pas la mort, je ne la veux pas. Même pas pour l’homme qui, l’année dernière, s’est assis en face de moi pour m’interroger et monter un dossier contre moi. Ses chaussures étaient brillantes et j’avais failli m’effondrer de chagrin en me demandant pour qui, dans l’espoir de convaincre qui il les avait cirées le matin. Il y a en moi une part de Paulina qui considère la mort comme trop romantique. Elle veut seulement que ces gens, du sommet à la base, parlent de leur effrayante loyauté et de la jouissance qu’ils en tirent.

La fréquence des cris est chaque soir différente, en fonction des nouvelles que nous avons entendues ce jour-là : le nombre des tués, les enfants blessés par balle, les attaques armées contre des écoles ou le siège d’hôpitaux où se trouvaient quelques manifestants.

Dans ses aspects les plus brillants, la vie nocturne de la ville est comme une sorte d’ecstasy sociale. Cela fait des années que nous, nous l’avons transformée en vie clandestine. Comme nous l’avons fait pour une partie de la vie quotidienne, mécanisme éternel à l’iranienne, qui a toujours été lié à la peur des autorités religieuses patriarcales.

Mais c’est précisément pour cela que je ne pense pas m’être trompée sur l’ampleur de cette vie nocturne. Le lendemain, des hommes de la République islamique marquaient les portes des maisons où l’on criait des slogans. Cette trace signifiait que les habitants de la maison devaient s’attendre à des représailles.

La nuit, on crie des slogans derrière les fenêtres. Le jour, on descend dans la rue. Mais on a toujours l’impression d’être coincé. Le matin, on se réveille avec une sorte de paralysie. On s’empare de son portable. Si Internet est coupé, on se sent comme au fond d’un puits. Comme enfermé par erreur dans un cercueil et abandonné là. Si on a de la chance et qu’Internet fonctionne, même lentement ; que le VPN installé la veille au soir n’a pas encore été fermé, alors on peut avoir des infos. Arrestations, viols, fusillades mais surtout la résistance des gens et leur détermination légendaires peuvent tirer n’importe qui du lit. Des parents qui s’assoient devant les portes des prisons et marchent autour pendant la nuit. Des femmes qui brodent le slogan Femme, vie, liberté sur des tissus, sont mises en prison et lancent leurs broderies depuis la fenêtre de leur cellule. Un prisonnier politique qui ne desserre pas les lèvres en signe de protestation. Quelqu’un qui au moment de sa remise en liberté, juste devant la porte de la prison, crie des slogans contre Khamenei et qu’on remet en prison.

Extrait du livre de Nila, « Dans les rues de Téhéran », publié aux éditions Calmann Lévy (traduit du persan par Ambre Morier)

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !