Michel Mafesoli : « Nous sommes à la fin de l’époque ouverte par Descartes et par les Lumières et la société officieuse tente d’échapper à l’emprise d’un pouvoir officiel hors sol »<!-- --> | Atlantico.fr
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Michel Maffesoli en 2008 pose lors de "La Cité de la Réussite".
Michel Maffesoli en 2008 pose lors de "La Cité de la Réussite".
©FRANCOIS GUILLOT / AFP

Entretien Bonnes Feuilles

Michel Maffesolie publie « L’ère des soulèvements » aux éditions du Cerf, il revient avec nous sur le changement de paradigme que nous traversons du mouvement des gilets jaunes en passant par la contestation à la gestion de la pandémie.

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli

Michel Maffesoli est membre de l’Institut universitaire de France, Professeur Émérite à la Sorbonne. Il a  publié en janvier 2023 deux livres intitulés "Le temps des peurs" et "Logique de l'assentiment" (Editions du Cerf). Il est également l'auteur de livres encore "Écosophie" (Ed du Cerf, 2017), "Êtres postmoderne" ( Ed du Cerf 2018), "La nostalgie du sacré" ( Ed du Cerf, 2020).

 

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Atlantico : Vous publiez « L’ère des soulèvements » aux éditions du Cerf. Du mouvement des Gilets jaunes en passant par la contestation globale de la gestion de la pandémie vous dévoilez le changement de paradigme que nous traversons. Comment expliquer cette ère des soulèvements ? Quels sont les racines de ce phénomène au sein de la société française ? La défiance envers la classe politique et la perte d’un imaginaire collectif sont-elles les principales responsables ? Vous évoquez notamment le « totalitarisme doux » dans votre ouvrage. 

Michel Maffesoli : Depuis mes premiers livres, je m’attache à saisir les grandes structures de l’imaginaire de notre époque, c’est à dire les diverses formes de représentation du monde, les rêves, les croyances, les mythes qui permettent à une société de se raconter, de mettre en scène sa conception du temps, son rapport à la nature, les relations des hommes entre eux etc. Cet imaginaire n’est pas immuable, il change au cours de l’histoire, faisant se succéder ce qu’on appelle des époques (3 siècles environ). Nous vivons la fin de l’époque moderne (celle qui a débuté avec le cartésianisme, la philosophie des Lumières, l’industrialisation et le productivisme) et nous entrons dans ce que j’appelle la postmodernité

Or un changement d’époque (pensez à la fin de l’Empire romain, à la fin du Moyen-Âge) se fait rarement dans la sérénité et l’harmonie. Les élites au pouvoir, celles qui ont le « pouvoir de dire ou de faire » sont de plus en plus déconnectées de la base populaire. Cet éloignement prend diverses formes, entre le retrait et l’affrontement. L’abstention, lors des élections, en est une expression, les soulèvements de divers ordres une autre. 

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Le retrait, c’est la forme de la secessio plebis, épisode bien connu de la République romaine, quand le peuple mécontent de ses dirigeants se retirait sur l’Aventin, jusqu’à ce que ceux-ci cèdent à ses demandes. Épisode répété plusieurs fois dans l’histoire de Rome. L’affrontement ce serait plutôt un des multiples épisodes révolutionnaires, les Jacqueries, les soulèvements parisiens divers etc. 

Ce qui m’a frappé dans le mouvement des Gilets jaunes, c’était justement ce côté soulèvement populaire (les bien-pensants disent « populiste » !), témoignant d’une totale incompréhension entre les masses populaires et nos élites, tant politiques que médiatiques et intellectuelles. Le soulèvement n’est pas un mouvement de contestation révolutionnaire, il ne vise pas un objectif politique précis, il est plutôt de l’ordre de la présence, de la manifestation d’une puissance populaire face à un pouvoir surplombant et abstrait

Or la gestion de la crise sanitaire a justement visé à fragmenter cette puissance populaire, à renvoyer les individus à leur isolement et à la peur des autres, de tout autre. 

Mais rien ne sert de dénier un changement à l’œuvre. Les élites finissantes ont beau s'arc-bouter sur leurs privilèges, elles ne sont plus entendues. C’est pour cela que je montre que cette crise sanitaire est en fait une crise de civilisation. Crise (« krisis ») au sens étymologique du terme, crible : on rejette les valeurs saturées de la modernité, rationalisme, individualisme, matérialisme, tandis qu’émergent de nouvelles valeurs, un idéal communautaire, une prise en compte de l’émotionnel, une attention à la qualité de vie plutôt qu’à l’accroissement infini des biens matériels. Si ces changements ne sont pas pris en compte, pire s’ils sont déniés, empêchés, on assistera de plus en plus à des soulèvements : émeutes, manifestations, actes de violence collective etc. 

La France vient de vivre une tempête politique suite à la polémique déclenchée par la tribune des généraux alertant sur l’état de délitement. Philippe de Villiers vient également de lancer un appel à l’insurrection. Quel regard portez-vous sur cette polémique et sur ce constat du « délitement » du pays ? S’inscrit-il dans le prolongement du mouvement des Gilets jaunes et dans cette « ère des soulèvements » ?  

L’état de délitement a sans doute diverses acceptions selon les personnes qui utilisent ce terme. Il vise la difficulté à faire appliquer les lois communes dans certaines banlieues, il vise le danger d’attaques terroristes venant de l’intérieur du pays ; il vise le fait que les chrétiens soient devenus très minoritaires. Mais le délitement c’est également la fin de la confiance dans les élites, la crise de la démocratie représentative qui ne représente plus qu’un personnel politique discrédité.

Tous ces signes sont pour moi à interpréter comme ceux d’un changement du paradigme commun, d’une perte d’une façon commune de dire et de faire société. 

Ce qui caractérise l’espèce humaine c’est sa capacité à dire ce qu’elle vit, à mettre en mots son histoire. Or nombre des mots qui sont utilisés pour dire notre destin commun, ce qui fait notre être ensemble ne sont plus pertinents. Ils n’ont plus d’écho, ils ne font plus sens. 

On voit bien que les grandes valeurs qui ont fondé notre société du 19e et 20e siècles sont peu à peu remises en question : l’idéologie du progrès a abouti aux dévastations du monde que l’on connaît ; le matérialisme et le productivisme sont mis en cause par ce que j’ai appelé une « nostalgie du sacré ». Et surtout, l’idéal démocratique (Hannah Arendt) cède le pas à que j’ai appelé « l’idéal communautaire », c’est-à-dire le besoin qu’a chacun d’appartenir à une ou plusieurs communautés, (cf mon livre : « Le temps des tribus » 1988), regroupements géographiques, d’origine commune, mais aussi de passions communes, de partages de goûts et d’idéaux. 

Ces regroupements affinitaires s’exercent sous diverses formes ; la forme politique a été privilégiée durant la modernité. On voit à présent surgir de nouvelles formes qu’il ne faut pas forcément interpréter dans les termes anciens du politique, renvoyant ainsi à l’extrême droite ou gauche tout mouvement de regroupement ou de contestation. 

La société moderne était construite sur l’individualisme, chaque individu se liant aux autres par le biais du « contrat social », un lien rationnel et juridique. Notre société contemporaine, la société postmoderne voit plutôt chacun jouer plusieurs rôles selon les tribus auxquelles il s’agrège, et se lier à d’autres par des « pactes », plus émotionnels, plus éphémères. Les gilets jaunes représentaient pour moi ces regroupements éphémères ; en ce moment les diverses formes d’occupation de l’espace public, telles celles des occupations de théâtre, ou bien les sortes de flash-mob de « nous voulons danser encore ») ou autres mini-manifestations anti-masques etc. sont du même ordre. 

Et il n’est pas paradoxal de dire que le « manifeste » des généraux s’inscrit dans la liste des soulèvements vis-à-vis du pouvoir abstrait de la caste techno-bureaucratique. Et l’on peut penser que cela sera suivi de « manifestes » du même ordre ou alors d’explosions réactives bien plus fortes. 

La traduction politique de tout soulèvement, quel qu’il soit, ne peut produire des résultats -que la cause soit bonne ou mauvaise- que s’il y a en face des relais politiques, intellectuels, sociaux médiatiques qui contribuent à les transformer en essais réussis. L’uniformité des élites françaises rend-elle vain tout soulèvement ?

Je pense que les divers soulèvements sont la manifestation d’une sécession populaire, mais ne s’inscrivent pas dans un mouvement révolutionnaire de prise du pouvoir. Je crois qu’ils se situent à côté. Ce ne sont pas des soulèvements pour s’intégrer, pour gérer la cité, plutôt des formes de résistance, plus ou moins éphémères à l’imposition rationaliste et technocratique. 

Alors que la modernité a visé un futur à construire, sur une « table rase » du passé, il me semble que la tendance sociétale actuelle serait plutôt d’expérimenter de multiples utopies, minuscules, interstitielles. Non plus la Société parfaite à venir, mais ici et maintenant des expériences de vie. D’autres manières d’habiter ensemble, d’habiter la ville, d’autres rapports à la nature, d’autres rapports aux enfants et à la formation etc.   

Ce qui, d’une manière inéluctable, va conduire à ce que Vilfredo Pareto nommait, judicieusement, la « circulation des élites ». 

Le président de la République vient de dévoiler un calendrier précis sur la réouverture de nombreux lieux de vie (bars, restaurants, commerces, lieux culturels) et sur les futures étapes dans la campagne de vaccination apportant un peu d’espoir et des perspectives de sortie de crise. Les utopies et les espoirs sur le monde d’après sont-ils vains au regard du calendrier, essentiellement électoral, qui attend la France dans les mois à venir ? L’imaginaire et l’espoir ont-ils toute leur place chez les Français au regard du discours sur le « monde d’après » et après un an de pandémie et d’angoisse ?  

Je ne crois vraiment pas que le calendrier des Français soit essentiellement électoral. Je pense même que l’abstention risque d’être le grand vainqueur de toutes ces élections. Très clairement les gens ne se retrouvent plus dans des meetings politiques et se définissent de moins en moins par leur appartenance à un parti ou un syndicat. En revanche, la réouverture des divers lieux de rassemblement permettra que s’exprime avec plus de force ce vouloir vivre ensemble qui a été largement réprimé depuis le début de la dite pandémie (dont je montre qu’elle est plus une psycho-pandémie qu’une vraie pandémie). 

Il faut cependant remarquer que toutes les mesures de distanciation sociale n’ont pas vraiment réussi à empêcher ce vivre-ensemble. Diverses formes de ruse et de désobéissance civile ont répondu à la stratégie de la peur sciemment entretenue par les politiques, mais aussi les médias. Témoignant ainsi d’un vitalisme social qui permet d’envisager la suite avec une vraie espérance. Au-delà ou en-deçà des préoccupations électoralistes de la société officielle, les « utopies interstielles » de la société officieuse sont appelées à trouver une force et vigueur renouvelée. 

Je crois qu’il y a un réservoir de sagesse populaire qui permet, au-delà des injonctions des experts et des politiques, des hystéries de certains médias, de considérer calmement ce qui est essentiel : l’entraide et la solidarité, l’altruisme et la convivialité. Ce qui est au fondement même de cet être-ensembleanthropologique sur lequel repose toute société digne de ce nom. C’est bien cela que l’on est en train de retrouver. Il est fréquent de souligner l’aspect apocalyptique de la crise en cours. Certes. Mais, ne l’oublions pas, « apocalypse » signifie, en son sens étymologique, « révélation ». Révélation de la renaissance en cours. 

Michel Maffesoli publie « L’ère des soulèvements » aux éditions du Cerf.

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